DEVOIR DE MÉMOIRE
Les "Mémoires" de Abdou Diouf ont suscité un véritable tollé, faisant réagir les personnes citées et encore en vie. Elles contestent pour la plupart sa version sur certains faits rapportés et qui les concernent. Face à cette atmosphère délétère, il est quelques voix pour se désoler du fait que le président Diouf ait écorné son image d’homme "poli et courtois" en suscitant par ses révélations de telles polémiques.
Il est vrai que la société sénégalaise s’affiche comme une société pétrie de “kersa” et de “masla” où il est d’usage de ne pas proférer en public des propos malveillants voire des choses qui fâchent sur quelqu’un. Le summum de cette manière de faire est d’ailleurs observable dans tout ce qui à trait à la mort. Jamais on n’osera témoigner en mal devant la dépouille des gens. Passer de vie à trépas ayant la capacité de vous transformer en ange.
A n’en pas douter une telle posture est susceptible de cadenasser toute dimension anxiogène de notre vécu en rendant possible le vivre-ensemble, en intégrant les différences. Toutefois, faut-il le rappeler, un pays ne peut se développer et construire son identité en faisant fi de son héritage mémoriel ou en le maquillant de façon à ne pas le rendre polémique. Il s’agit au contraire d’édifier une mémoire exigeante, basée sur le vrai et qui déroule un véritable matériau à partir duquel il sera possible de comprendre, de critiquer et d’ouvrir des perspectives d’avenir.
Aussi, parce que tant de nos aînés se sont refusé au soir de leur vie d’écrire leurs “Mémoires”, de peur d’offusquer et de froisser, quitte à ce que leur vécu et leur connaissance des choses ne soient pas partagés et discutés, il nous semble important de magnifier le fait que Diouf ait publié ses “Mémoires”. Il faudrait par conséquent encourager les hommes et les femmes qui ont eu à jouer un rôle important dans la vie politique du Sénégal à témoigner, ne serait-ce que parce qu’ils (elles) sont à ce titre, dépositaires de certains pans de notre histoire.
Il est évident qu’il s’agit de dire l’histoire et non de faire l’histoire. Et en la disant, il se pose forcément le problème de la subjectivité de l’auteur. Mais c’est le lot de l’histoire. Ne l’oublions pas, ce qui fait la différence entre la science exacte et l’histoire, c’est que toute histoire se dit à partir d’un lieu qui hiérarchise, sélectionne. Il revient en effet à l’historien de raconter une absence, de présenter une absence en en faisant un objet-témoin. Et c’est justement dans la confrontation sans concession des objets-témoins c’est-à-dire de points de vue différents que les chercheurs ont des matériaux qui leur permettent de rechercher la vérité.
Il ne s’agit donc pas de régler des comptes mais de solder des comptes en rendant à son pays ce qu’il vous a donné. Et la moindre des choses, pour quelqu’un qui a été au centre de l’histoire du pays pendant 40 ans est de dire sa part de vérité. Quitte maintenant à ce que la critique puisse s’opérer avec toute la rigueur qui s’impose. Faut-il à ce titre souligner, à la suite de Souleymane Bachir Diagne que : “Aujourd’hui la forme principale de l’eurocentrisme n’est pas l’affirmation d’une culture que ses valeurs mettraient en position de dicter sa norme à toutes les autres. C’est celle qui donnerait à l’Occident le privilège exorbitant d’être la seule culture capable de faire un retour critique sur soi”. C’est donc à développer une telle pensée critique qu’il faut s’atteler, ne serait-ce que pour pouvoir ouvrir le champ du possible.
PS : Le succès commercial des “Mémoires” de Diouf est peut-être symptomatique du désir des Sénégalais de pouvoir bénéficier d’éléments contradictoires susceptibles de leur permettre de décrypter leur propre histoire et de se réconcilier avec leur mémoire. En vente depuis hier dans une librairie de la place, l’ouvrage était déjà épuisé en fin de matinée.