DÉNI DE VALEURS
Au moment où je m’embarrassais de trouver le titre qui survivra à la pléthore de réflexions ridicules que l’actualité m’a suggérées ces dernières heures, un confrère outré m’a passé un coup de fil sans tenue. Il avait la gorge nouée, si bien que lorsque j’ai ouvert la liaison, il a lancé sans préalable : "Macky Sall se fout de nous". En réalité, ce n’était pas la première fois que j’entendais cette phrase.
C’est que le commun des Sénégalais n’a pas oublié les discours sur les valeurs que le candidat Macky Sall et ses comparses ont servi à profusion pour dompter son désespoir. Mon confrère m’a asséné à l’oreille avant de couper sec que si Awa Ndiaye ne peut pas être poursuivie, eh bien personne ne doit l’être. Une attitude qui m’a laissé un bout pendu au téléphone, à la fois pensif et malheureux.
Des dizaines d’opportunistes lâches ont précédé leur camarade Awa Ndiaye sur l’astuce de la transhumance avec de milliers d’arguments les uns plus saugrenus que d’autres. Ils quittent la plaine sèche de leurs partis en difficulté, pour transhumer vers la prairie marronne des montagnes du pouvoir, non sans affirmer à chaque fois que c’est au nom de l’intérêt du peuple.
Lorsque le Parti socialiste défit le groupe parlementaire libéral par le phénomène de transhumance des années 80, nombre d’observateurs s’accordaient à conclure que la classe politique manifestait encore des failles d’immaturité. Aussi eut-il bien fallu que le PDS recrutât d’anciens socialistes après l’alternance de 2000, dans le double intérêt partagé de les mettre à l’abri des menaces d’audits et de grossir les rangs du parti au pouvoir.
Pour densifier les rangs de leur jeune formation précocement arrivée aux affaires, les chantres de la rupture républicaine de 2012 mettent de l’eau dans leur vin et inventent la malicieuse dialectique de la bonne et de la mauvaise transhumance. Ils nient leur position de demandeur et s’empressent de souligner que leurs nouvelles recrues appartiennent à la race des mains propres sans calculs. Trop facile.
La critique a changé de camp et le cycle recommence. En réalité, quelques fourbes esprits que le peuple désapprouve par la voie des urnes reviennent en pièces détachées par la petite porte et réintègrent le pouvoir en changeant simplement de manteau politique. Résultat des courses, la consultation électorale sera inconséquente, voire infidèle à la volonté populaire, plombant narquoisement la démocratie à la racine.
Modibo Diakité, un ancien ministre malien de la Fonction publique, fait remarquer à juste titre que "la transhumance politique brouille la lisibilité des militants. Elle altère la confiance entre l’élu et sa base, qui a le sentiment d’être trahie, même si l’élu peut considérer que ses considérations sont nobles. Quelles que soient les contradictions, vous devez vous battre dans votre parti. Un parti politique est fondé sur la crédibilité. Or, la transhumance politique, détruit l’adhésion aux jeux politiques".
Dans une logique de guerre, ses auteurs seraient de ceux qu’on appelle les déserteurs, généralement admis à la sanction fatale à l’unanimité. Les adeptes de la transhumance qui légitiment cette vile théorie de l’opportunisme font une mésinterprétation chronique du "prince" de Nicolas Machiavel, à savoir, détruire l’essence profonde des partis politiques à la base, chacun voulant d’ailleurs diriger et être maître du destin.
Les clients réguliers de cet anti-modèle offert aux générations à venir finissent par se vanter d’avoir réussi leur business en concluant que morale, éthique et politique ne font pas bon ménage. Tous savent pourtant comme Michel Onfray que "la politique c’est de l’éthique et l’éthique c’est la politique," tout au moins parce qu’il s’agit d’entreprendre l’avenir.
C’est à croire que l’immense déférence vouée par l’humanité aux modèles comme Mahatma Ghandi, Nelson Mandela, Martin Luther King et tous les autres icônes de la justice sociale relèvent de simples légendes mythologiques. Chez-nous, la décrépitude morale a fait du chemin dans une société qui se ment sournoisement sur les valeurs qu’elle proclame, tant et si bien que la mémoire collective vomit la chose politique : "Ils sont tous les mêmes ces politiciens", s’entend-on maugréer de dégoût dans la rue.
Pourtant, les démagogues de la rupture sont allés jusqu’à inventer des catalyseurs de bonne morale, comme la charte nationale du civisme, pour faire face à ce qu’ils appellent eux-mêmes la crise de valeurs. A quoi joue-t-on à la fin lorsque les mêmes porteurs de valeurs acceptent que quelques esprits inconstants se servent de leur magistère pour échapper à la vérité judiciaire ? Plus ridicules encore, ces marionnettes grotesquement baptisées enseignants de l’APR qui semblent s’intéresser à la procédure judiciaire contre Awa Ndiaye juste pour faire les intéressants.
Youssou Touré, prêt à se renier pour profiter du pouvoir, s’est permis de promettre que la procédure pénale ira jusqu’au bout, alors que tout le monde voit bien la contrepartie de l’électorat de Saint-Louis qu’elle s’apprête à restituer.
L’ancien ministre d’Etat de Me Wade et désormais ex-camarade de Karim Wade à la Génération du concret, célèbre pour ses cuillères acquises à plus de 35 000 FCFA l’unité, est le seul nom sur la liste noire des suspects d’enrichissement illicite qui n’ait fait l’objet ni de convocation ni d’interdiction.
Pourtant, quelque deux milliards de FCFA nécessitent à l’ARMP des explications de la part de ce gros poisson que Macky Sall a pêché dans le marigot de ses adversaires. Laissons-lui sa présomption d’innocence, mais la volte-face de son ancien homme de confiance et administrateur de crédit, Alassane Bâ, recruté plus tôt, est révélatrice. Celui qui organisait de gros meetings de campagne pour le candidat Abdoulaye Wade s’est si tôt réfugié chez les gagnants, qu’il passe aujourd’hui inaperçu au ministère de l’Education. Sans la moindre attention sur son enrichissement comme chez beaucoup d’adeptes de la prostitution politique que Macky Sall entretient.
Répondant au porte-parole des Tidianes, Abdoul Aziz Sy Al Amine, qui lui demandait de pardonner à tous les détenus de biens mal acquis, le président de la République soutenait que "nous sommes dans un processus de reconstruction pour développer le Sénégal. Pour cela, il faut revoir les valeurs et les comportements. Surtout, cultiver la droiture chez les Sénégalais".