FRÉDÉRIC VERGER, UN AGRÉGÉ DE LETTRES POUR LE SACRE FINAL
PRIX DES CINQ CONTINENTS
La 13ème édition du Prix des cinq continents de la Francophonie mettra en compétition dix ouvrages finalistes représentant quatre pays : Canada-Québec, France, Algérie, Suisse. Ce concours récompense chaque année un texte de fiction narratif d'expression française, après une sélection faite par les représentants des quatre comités de lecture.
Le jury, présidé par Jean-Marie Gustave Le Clézio (Maurice) et composé d'un jury international, désignera le lauréat le 26 septembre à Paris et remettra officiellement le prix au Sénégal, au mois de novembre, en marge du XVe Sommet de la Francophonie (Dakar). Dans cette perspective, le journal « Le Soleil » présentera chaque semaine un finaliste.
Parmi les dix candidats, figure Frédéric Verger. Natif de Montreuil-sous-Bois (France), cet agrégé de Lettres enseigne dans un lycée à Saint-Maur des Fossés en banlieue pari- sienne. Nous vous proposons un extrait de son roman « Arden » publié chez Gallimard.
La trame du roman de Frédéric Verger se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale en Marsovie, riche principauté d'Europe centrale. Alexandre de Rocoule, gérant du luxueux hôtel d'Arden, homme à femmes dont la gaieté a quelque chose de féroce, et Salomon Lengyel, veuf sérieux et solitaire, sont liés par une passion commune : l'opérette. Depuis 1917, ils ont écrit ensemble une quantité impressionnante de pièces en trois actes, inachevées car ils ne sont jamais d'accord sur la scène finale. Pendant qu'ils travaillent sans relâche, la bête nazie rôde autour de la Marsovie sur laquelle elle ne va pas tarder à poser la patte.
Extrait :
« Dans sa jeunesse l’oncle Alex avait peu à peu acquis cette allure de flâneur de la vie, pieds en dehors et légère claudication, surtout dans les bals, où il semblait promener, comme l’œillet encore fermé à sa boutonnière, le secret d’un bonheur destiné à éclore on ne sait trop quand. Son regard errait çà et là, sans se poser nulle part, tel celui d’un homme qui fait son choix au marché des bonheurs de la vie.
Par la suite il avait continué à se promener dans l’existence comme dans un bal, un bal sans miroirs où l’on ne se voit pas vieillir, et il ne se rendait pas compte que sa démarche, un peu alourdie, ressemblait maintenant pour les autres convives à celle d’un homme qui cherche la trace d’un bonheur passé.
C’est sans doute pourquoi jeune homme il avait plu aux femmes mûres et pourquoi désormais il plaisait aux jeunes femmes. Mais ce changement même, n’était-ce pas une autre renaissance ?
Les opérettes de l’oncle Alex et de son ami Salomon trahissaient d’ailleurs cette inconsciente métamorphose : désormais ils se disaient souvent que leurs histoires seraient meilleures si à la place du jeune lieutenant de la garde de plus en plus diaphane et démodé qu’ils utilisaient depuis près de vingt ans ils imaginaient un héros un peu plus âgé, un comte aux tempes grisonnantes.
Comme cela enrichissait tout à coup les situations ! Ils se reprochaient mutuellement de n’y avoir pas pensé plus tôt. La jeunesse désormais leur paraissait un cliché, et la maturité de leur personnage refléter celle de leur art.
Cette nouvelle période de leur œuvre donna naissance à plusieurs ouvrages remarquables qu’ils étaient certains de voir accepter, une fois achevés, à Vienne, Berlin ou Budapest. Car ils ne pouvaient sans rire envisager de les proposer au théâtre de S., la capitale de la Marsovie, avec, disait mon oncle, ses « ténors beuglants qui semblent asphyxier de
leur haleine rance de rachitiques sopranos qui se tortillent et couinent dans leurs bras comme des souris coincées dans une tapette ». Salo- mon ajoutait : « l’antre reculée où s’incarnent les cauchemars nocturnes de tous les chanteurs d’Europe ». Au point qu’ils ne pouvaient passer ensemble devant sa façade sans se regarder en souriant.
Dans leurs moments de découragement absolu, ils se voyaient réduits à un triomphe sur la scène de l’Opéra-comique de Bratislava.
Parfois, en relisant et corrigeant l’une de ses partitions assis à son petit bureau, mon oncle riait tout seul en s’imaginant telle ou telle scène (par exemple celle de la partie d’échecs sous le pommier en fleur dans « L’héritage de Maritzka », ou bien celle de la baignoire bouchée dans « Un jupon, cent fantômes » interprétée par des membres de la troupe du théâtre de S., disons Richard Krozalek ou Mimi Pfazengheim. (Vingt ans auparavant, il avait pourtant entretenu une brève liaison avec Mimi P., mais elle lui semblait tellement changée qu’il la trouvait aussi méconnaissable que l’un de ces personnages qu’un auteur, en récrivant un scénario, a fait passer d’un registre dramatique à un emploi comique.) Il riait, riait, au point d’être obligé de reculer la chaise du bureau.
Bientôt la parodie qu’il imaginait lui semblait charmante, il cessait de s’esclaffer. Les yeux encore mouillés de larmes, il rêvait à sa scène travestie. Les deux paumes posées sur ses genoux écartés, la bouche entrouverte, il avait l’air d’un père qui contemple avec tendresse les pirouettes de son enfant déguisé (...) ».