IL Y A 54 ANS, UN AUTRE SÉNÉGAL ÉMERGEAIT
Le Sénégal indépendant n’avait que quatre mois, quand Abdou Sèye rapportait à la France sa première médaille olympique dans une épreuve individuelle d’athlétisme, avec le bronze du 200 mètres des JO de Rome en 1960
La typologie de l’émergence n’existait pas encore, à l’époque. On était du Tiers-monde, avant d’entendre dire qu’on était des «sous-développés». Puis est tombé le catalogue des pays pauvres très endettés, sans compter les multiples sous-types collés à des pays exploités et pillés depuis quatre siècles d’esclavage, de colonisation et de sujétion. La typologie qui fait fureur aujourd’hui n’existait pas encore, mais le Sénégal était bien un pays émergent en 1960, au moment d’aller à l’indépendance. Emergence sportive s’entend. Cinquante-quatre ans après, on se retrouve à vivre en apnée, immergé plus qu’émergent, plongé dans les abysses de la crise. En sport comme dans d’autres domaines.
Les économistes rappellent qu’on avait un Pib similaire à celui de la Corée du Sud – on vous épargne la comparaison aujourd’hui. Au plan culturel, on était materné par Senghor, Abdoulaye Sadji, Birago Diop, etc. ; la sève nourricière n’est plus aussi pure et ne coule qu’à compte-gouttes. Côté identitaire, Cheikh Anta Diop avait tué les complexes d’infériorité liés à la race. Aujourd’hui, non seulement on ne sait pas ce qu’on nait, on perd le sens de ce qu’on est.
En sport (on en vient), le Sénégal avait l’Afrique occidentale à ses pieds et sa tête habitait l’élite de la France coloniale. On était bien un pays émergent.
Le Sénégal indépendant n’avait que quatre mois, quand Abdou Sèye rapportait à la France sa première médaille olympique dans une épreuve individuelle d’athlétisme, avec le bronze du 200 m des Jo de Rome-1960.
Papa Gallo Thiam aurait pu le précéder sur un podium olympique dès 1948. Détenteur du record de France du saut en hauteur (1,93 m), il avait été écarté de l’équipe de France pour les Jo de Londres-1948. Officiellement pour son jeune âge (18 ans). La raison fondamentale était d’ordre raciste : la France de ces lendemains de guerre mondiale ne pouvait se faire représenter par un Nègre.
Le Sénégal des années coloniales, c’était aussi Lamine Diack, champion de France universitaire en longueur, Habib Thiam, champion de France du 200 m en 1959 et Battling Siki, champion du monde en 1922. Ou encore Raoul Diagne qui disputa la Coupe du monde de football en 1938 comme latéral droit de l’équipe de France.
Le Sénégal est allé à l’indépendance avec autant de sportifs de haut niveau que le patriotisme guidera à devenir les premiers cadres sous l’indépendance. Ils étaient rentrés habités par la conscience que le sport participe aux symboles qui font l’identité d’un pays et contribue à la construction d’une nation. Raoul Diagne devint le premier sélectionneur des «Lions». Abou Sèye laissa tous les honneurs en France pour rentrer en 1961, tout comme Malick Mbaye, et d’autres, pour s’engager dans des tournées de détection à l’intérieur du Sénégal.
Le bassin était fertile. En 1963, quand les «Lions» dominaient la France en demi-finales des Jeux de l’Amitié (2-0), les «Bleus» n’étaient pas une équipe de troisième catégorie. Dans cette France «Amateurs», figuraient des professionnels de Division 1. Dont Georges Polny qui deviendra champion de France avec Saint-Etienne en 1964, 1967, 1968, 1969 et 1970.
L’avantage de ce Sénégal émergent, ce n’était pas seulement d’avoir des pratiquants de talent et des cadres. Il y avait aussi toute cette infrastructure sportive héritée de l’époque coloniale et certains vieux lycées comme Delafosse et Van Vollenhoven offraient des plateaux sportifs d’excellence. C’est dans ce dernier établissement, devenu Lamine Guèye, que Papa Gallo établit son premier record de France en 1948. C’est à Dakar aussi, où il enseignait l’éducation physique, que Malick Mbaye battit le record de France du triple saut en 1952, pour se retrouver ensuite aux Jeux olympiques d’Helsinki sous les couleurs de la France.
La domination du sport sénégalais sur l’Afrique occidentale française avait des bases évidentes. On était sur la rampe de l’émergence, l’élan en sera brisé. Quelque part, ce fut l’effet d’une rupture dans la politique progressiste. Car le contraire a donné ailleurs des résultats édifiants.
Nkrumah, qui fit du «Black Star» l’étendard de son panafricanisme, donnera naissance au meilleur football d’Afrique dans les années 1960. Sous le Mali socialiste de Modibo Keïta, le Real de Bamako fut finaliste de la Coupe d’Afrique des clubs champions en 1966, avant que les «Aigles» ne disputent la finale de la Can en 1972. Avec Sékou Touré qui avait fait du «Sily» et du Hafia un des fers de lance de sa révolution, les années 1970 ont consacré une belle domination guinéenne sur l’Afrique.
Au Sénégal, la crise de 1962 emporta Mamadou Dia. Elle fut également fatale à son ami Alioune Tall, premier ministre des Sports du Sénégal indépendant. Tout comme à Alassane Ndiaye «Allou», mis au frigo pour «diaïsme». Ou encore Abdou Sèye et son esprit «rebelle» qui se retrouva hors-piste. Les politiques ont disserté sur cet épisode à l’envi, avec la trahison d’une trajectoire qui aurait pu mener le Sénégal vers d’autres lendemains. En sport aussi, on se retrouva avec une conception dont l’expression militante s’éteindra progressivement pour verser dans un ludisme généreux.
En 1962, René Dumont sortait son précieux livre L’Afrique noire est mal partie. C’était le Sénégal sous maints aspects. Il y a longtemps qu’on ratait l’émergeance.