KANTOUSSAN, "LA VÉRITÉ SI JE MENS"
Le comédien a le talent de se mettre dans la peau d’un personnage, d’adopter une posture quelconque, sans sourciller. Devant la barre de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), le gendarme Victor Kantoussan, qui était resté pendant de longues années au service de Karim Wade comme son garde du corps attitré, a apporté un témoignage dont on se souvient encore. Impassible, parfois un brin moqueur ou même provocateur, il a déclaré notamment que : «Victor n’a jamais touché un chèque d’un autre compte que celui de Victor.»
Le personnage est-il versé dans les arts dramatiques ? La figure de style qu’il emploie dans son témoignage est très recherchée. En littérature, cela s’appelle l’énallage. Dans le théâtre classique, «on peut employer par exemple une périphrase ou la 3ème personne pour parler de soi, qui permet une mise à distance».
Chez Corneille, ce procédé a valeur d’ostentation. En revanche, chez Racine, «ce procédé correspond à la mise à distance du sentiment pour une maîtrise de la passion. Parfois associé dans la tirade à une maxime. Parfois démonstratif de distance».
Mais à l’ère de la psychanalyse, d’aucuns ont considéré que la récurrence de cette façon de parler peut constituer une négation de sa propre personnalité ou même constitue une forme de schizophrénie.
Qu’importe ! Victor Kantoussan parle comme bon lui semble. Quitte même à oublier qu’il est un gendarme au service de l’Etat et non au service de Abdoulaye Wade et de Karim Wade. Le personnage s’est montré grotesque et n’a pas fait honneur à la Gendarmerie nationale en s’aliénant comme il l’a fait devant la barre du Tribunal.
Il y a aussi d’autres bonnes raisons de relativiser ou de mettre en doute la véracité de son témoignage devant la Crei. Dans l’affaire dite des «Chantiers de Thiès», une autre affaire judiciaire aussi sulfureuse que le dossier Karim Wade et compagnie en jugement devant la Crei, l’ancien Premier ministre Idrissa Seck révélait déjà devant la Commission d’instruction de la Haute cour de justice que Victor Kantoussan était le convoyeur attitré des fonds pour le compte de la famille Wade au pouvoir.
Ainsi, révélait-il que Victor Kantoussan touchait régulièrement des chèques de plusieurs milliards de francs Cfa, qu’il reversait au clan Wade. Le président de la Crei, Henri Grégoire Diop, alors membre de la Commission d’instruction de la Haute cour de justice, avait assisté à cette déposition de Idrissa Seck.
Dans son édition du vendredi dernier, 24 octobre 2014, le journal Le Quotidien a publié les fac-similés de nombreux chèques de plusieurs centaines de millions de francs Cfa, signés le même 26 avril 2002, touchés en espèces par Victor Kantoussan au même guichet de banque. Le doute n’est plus permis, Victor Kantoussan était un porteur de valises plutôt qu’un garde du corps.
En avril 2010, à l’heure du petit-déjeuner au restaurant d’un grand hôtel de Pékin, Victor Kantoussan était venu presser les membres de la délégation sénégalaise qui participaient à la commission mixte sénégalo-chinoise avec à la main une mallette. Un journaliste lui fit remarquer : «Mais c’est drôle pour un garde du corps d’avoir toujours à la main une mallette. Est-ce que cela ne va pas vous entraver un jour ?»
Un autre journaliste de rajouter : «Un jour, cela pourra bien l’entraver ou à tout le moins l’encombrer, au propre comme au figuré.» La discussion avait fini par une franche rigolade. On se rend compte aujourd’hui que les propos étaient prémonitoires.
Victor Kantoussan reconnaît aujourd’hui devant la justice qu’il passait le plus clair de son temps à convoyer de l’argent plutôt qu’à assurer la sécurité physique de son patron. Il avoue avoir régulièrement déposé de fortes sommes en numéraires dans les comptes personnels de Karim Wade ou versait de fortes sommes en cash entre les mains de notaires pour la création de sociétés.
D’ailleurs, c’est quoi ces grands hommes d’affaires qui font toutes leurs transactions de création de sociétés en versant des centaines de millions en cash entre les mains des notaires ?
Et en dépit de toute la législation sur le blanchiment d’argent, aucun notaire ou banquier n’a fait de signalement à la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif). Pourtant, les bénéficiaires de telles opérations faisaient partie des personnes dites «politiquement exposées», ce qui constitue une circonstance aggravante.
A ses heures perdues, Victor Kantoussan convoyait aussi les salaires des personnels de certaines sociétés dont Karim Wade refuse aujourd’hui d’être le propriétaire. On peut dès lors comprendre pourquoi le bureau du garde de corps, Victor Kantoussan, contigu à celui de Karim Wade à l’immeuble Tamaro, avait été retapé pour plus de 21 millions de francs Cfa comme il ressort des notes officielles de l’Inspection générale d’Etat et de la Cour des comptes. Victor Kantoussan a-t-il dit devant la Crei toute la vérité, rien que la vérité ?
Dans un de ses aphorismes, le poète Antono Porcha se demandait : «Combien, fatigués de mentir, se suicident dans la première vérité venue.»
*La vérité si je mens est le titre d’un film français.