L'ANCIEN MINISTRE DU BUDGET DEMONTE L’ACTE 3 DE LA DÉCENTRALISATION
L’acte III de la décentralisation a suscité beaucoup de débats au niveau de la scène politique et auprès de l’opinion publique. À l’examen, cette réforme soulève de multiples questions qui démontrent le besoin de réétudier minutieusement la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des collectivités locales (CGCL), avant son réexamen éventuel par l’Assemblée nationale.
Dans le présent article, il sera mis l’accent sur des questions touchant à la légalité de trois décrets que le pouvoir exécutif a pris tour à tour :
- le 30 juin 2014, le décret n° 2014-830 portant création des villes de Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque et Thiès,
- le 23 juillet 2014, le décret n° 2014-926 fixant les conditions de dévolution du patrimoine et de redéploiement du personnel des régions et des anciennes villes,
- et le 15 septembre 2014, le décret n° 2014-1140 portant dévolution du patrimoine des communes d’arrondissement et des communautés rurales.
De l’analyse conjointe de ces trois décrets, il nous est apparu que, loin de répondre aux questions posées par la mise en oeuvre de l’Acte III de la décentralisation, ces trois actes règlementaires présentent de sérieux problèmes d’ordres divers : juridique, budgétaire, politique, etc.
Analyse du décret n° 2014-830 du 30 juin 2014 portant création des villes de Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque et Thiès
CONSIDERATIONS GENERALES
Premièrement, il y a lieu de relever, d’une part, que le décret est pris avant l’installation des conseils municipaux des communes qui composent les villes, et, d’autre part, que son applicabilité est liée à la date d’installation des conseils municipaux. D’ailleurs, il y a là un problème : quelle date doiton prendre en considération comme date de création effective de ces villes, quand on sait que les conseils municipaux concernés ont été installés à des périodes différentes ? En passant, il faut relever que la référence à l’installation des conseils départementaux pour l’applicabilité du décret (article 6) constitue une mention incongrue. Deuxièmement, ce sont les décrets instituant les communes qui composent les villes de Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque et Thiès qui auraient dû figurer dans les visas du décret. Or, il est mentionné deux décrets pris sous l’empire du Code de 1996 et concernant des communes d’arrondissement qui, juridiquement parlant, n’existaient plus au moment de la signature du décret. Finalement, la question principale est de savoir comment il est possible d’instituer une ville avant la création des communes qui la composent ?
En vérité, le pouvoir exécutif aurait dû, préalablement au décret du 30 juin 2014, prendre un décret portant création des communes dans les villes de Dakar, Pikine, Guédiawaye, Rufisque et Thiès pour se conformer à l’article 72 du CGCL. Il s’en suit que les communes constitutives des villes créées par ce décret n’existaient pas, et qu’à ce titre le décret du 30 juin 2014 n’est pas conforme à l’article 167 du CGCL sur la base duquel il a été pris.
Troisièmement, les critères de création de la ville sont obscurs. En se fondant sur l’homogénéité territoriale, (article 167), on n’exclut donc pas que demain, selon la volonté de leur population, une ville peut être créée pour d’anciennes communautés rurales composées de villages, pendant que des villes authentiques seraient exclues de fait de cette définition du CGCL, sans que l’on sache les critères à respecter pour devenir une ville. Si la volonté du législateur est d’avoir une définition restreinte de la notion de ville limitée seulement aux communes urbaines, quelles sont, en dehors d’une décision autoritaire du pouvoir exécutif, les critères à respecter pour devenir une ville ?
Le rapport de présentation du présent décret, très laconique du reste, ne fournit pas les critères qui justifient la création des cinq villes. On se demande pourquoi la ville de Dakar doit comprendre dix-neuf communes, tandis que celles de Guédiawaye et de Thiès ou de Rufisque sont respectivement à cinq et trois communes ?
On s’est contenté de reconduire les mêmes villes qui existaient auparavant sans se soucier des erreurs du passé. Pour Thiès et Rufisque, y avait-il nécessité d’en faire des villes quand on sait que les communes qui les forment résultent plus d’un découpage politique en référence à des « points cardinaux » plutôt qu’à
des critères objectifs et impersonnels ?
N’y avait-il pas nécessité, pour plus de viabilité des collectivités locales issues des communes d’arrondissement, notamment de la région de Dakar, de procéder à un redimensionnement par redécoupage et/ou fusion de celles-ci, pour arriver à des communes capables d’assurer leur autonomie financière et d’assurer un développement local durable ?
Bien plus que des considérations générales, les remarques ci-dessus constituent déjà des arguments de nature à démontrer l’illégalité du décret du 30 juin 2014.
UN DECRET A LA LEGALITE DOUTEUSE A L’EPREUVE DU PRINCIPE DE LIBRE ADMINISTRATION
Avant de prendre connaissance du décret du 30 juin 2014 créant les cinq villes, nous pensions, à propos de la mise en application de l’article 167, que le législateur aurait dû ajouter dans le CGCL des dispositions relatives aux conditions et modalités de création d’une ville en répondant aux questions suivantes :
- les conseils municipaux intéressés doivent-ils faire connaître par délibérations concordantes leur volonté d’instituer une ville regroupant l’ensemble des communes intéressées comme c’est le cas en matière d’intercommunalité ?
- quel est le quorum nécessaire (la majorité simple devant être écartée) pour une telle délibération des conseils municipaux ?
- dans quelles conditions les communes non membres au début de la création de la ville peuvent-elles être admises à faire partie de la ville ultérieurement ?
- quel est le nombre minimum requis de communes sur la totalité des communes intéressées pour créer une ville ?
- quelles sont, éventuellement, les conditions de retrait d’une commune de la ville ?
- quelles sont les conditions requises pour la dissolution éventuelle de la ville et quelles seraient les modalités de dévolutions de son patrimoine ?
Pour conforter ces questionnements et renforcer cette analyse, il suffit de revisiter les articles 179 à 191 du Code des Collectivités locales de 1996. Mais voilà que le pouvoir règlementaire a tranché, en procédant d’office à la création des cinq villes avant même l’installation des conseils municipaux concernés, ignorant ainsi le principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales.
La question qui se pose est de savoir si la décision unilatérale du Gouvernement de créer les cinq villes est compatible avec le principe de libre administration. La libre administration des collectivités locales est expressément garantie par l’article 102 alinéa 1 de la Constitution sénégalaise. D’après cette disposition, les collectivités locales « s’administrent librement par des assemblées élues ». Reprenant presque à l’identique la Constitution, le CGCL (article 1er alinéa 2) affirme que « (les collectivités locales) s’administrent librement par des conseils élus au suffrage universel ».
D’un autre côté, l’article 81 du même CGCL pose le principe selon lequel le Conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune. De plus, doit-on noter que l’article 278 du CGCL dispose que « les collectivités locales règlent, par délibérations, les affaires de leurs compétences » ?
Mutualiser des compétences au sein d’une ville ne fait-elle pas partie des questions intéressant la vie des collectivités locales ?
Selon Alain Bockel, « (la) notion d’affaires locales semble relativement claire ; elle englobe toutes les questions intéressant la vie de la collectivité, et justifiant de ce fait une intervention des organes communaux qui a vocation à les traiter ».
L’article 167 (alinéa 1) du CGCL a la teneur suivante : « Une ville peut être créée par décret pour mutualiser les compétences des communes présentant une homogénéité territoriale ». On se demande si cette disposition donne au pouvoir exécutif la liberté de créer la ville, sans l’accord favorable des conseils municipaux concernés. La réponse à cette question demande la compréhension de ce qu’entend le législateur sénégalais par l’expression « Une ville peut être créée par décret pour mutualiser des compétences des communes».
QU’ENTEND-ON PAR «MUTUALISER DES COMPETENCES » DANS LE DOMAINE DES COLLECTIVITES LOCALES ?
Il conviendrait de souligner que le législateur sénégalais s’est abstenu de préciser les principes de la mutualisation ainsi que le champ couvert par celle-ci. Ainsi, le CGCL ne définit pas juridiquement la mutualisation. Il est inutile d’insister longuement sur les définitions du mot « mutualiser ».
Rappelons simplement que, d’après le dictionnaire Larousse, étymologiquement, le terme « mutualiser » renvoie à l’idée de risques ou de dépenses à partager ainsi qu’à des principes qui s’inspirent de la mutualité. Quant au mot mutualisation, il n’existe pas dans les dictionnaires, du moins ceux que nous avons consultés..*
Dans le domaine des collectivités locales, la mutualisation s’assimile à une démarche consistant à définir de nouvelles modalités d’organisation des entités communales, afin d’optimiser la dépense publique locale, c’est-àdire, en d’autres termes, de supprimer les dédoublements en vue de réaliser des économies
d’échelle dans un objectif d’amélioration du service public local. Il importe de signaler que le droit des collectivités locales, en France, admet le recours à la mutualisation « lorsqu’un service ou une partie de service d’un établissement public de coopération intercommunale est économiquement et fonctionnellement nécessaire à la mise en œuvre conjointe des compétences ».
MAMADOU ABDOULAYE SOW, Inspecteur principal du Trésor, ancien ministre (A suivre)
1. Nous n’avons pas la connaissance de la publication de ces trois décrets dans le Journal officiel de la République du Sénégal.
2.« D’un point de vue tant juridique que lexicologique, l’expression désigne la liberté de s’administrer » selon Manon Ghevontian in « A la recherche de l’autonomie locale française: la libre administration des collectivités locales, un miroir aux alouettes? », Communication au 9e Congrès français de Droit Constitutionnel 25 au 27 juin 2014, p.1 3. Alain Bockel, «Droit administratif », N.E.A, 1978, p.298
4. Le mot «mutualisation» est un néologisme : «mettre en commun à des fins de partage» selon Dujardin Brigitte, «Mutualiser pour répondre à de nouveaux besoins». Bulletin des bibliothèques de France (en ligne), n° 5,2006 (consulté le 22 septembre 2014)
5.Cf. article 46 de la loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. Nous n’avons pas la connaissance de la publication de ces trois décrets dans le Journal officiel de la République du Sénégal.