VIDEOMULTIPLE PHOTOS"LE DRAME, DANS NOS SOCIÉTÉS, C’EST QUE TOUS CEUX QUI S’ÉLOIGNENT DE LA NORME DÉRANGENT !"
NAFISSATOU DIA DIOUF, ÉCRIVAIN
Avec son premier roman, « La maison des épices », Nafissatou Dia Diouf s’impose comme l’une des valeurs les plus sûres de la littérature nationale. En plus d’être bien écrit, son roman garde ce rythme qui font les bons ouvrages. Le Témoin s’est entretenu avec l’auteure…
Le Témoin : Votre livre est dédié à votre regretté grand-père chirurgien alors que l'un de vos personnages est un praticien. Y a t-il une part de réalité dans votre ouvrage ?
Nafissatou Dia Diouf : Pas vraiment. Je n’ai pas connu mon grand-père qui est décédé accidentellement à un âge relativement jeune. Il avait cependant une telle personnalité que de nombreuses personnes encore aujourd’hui se souviennent du Dr Séga Diallo et m’en parlent. Il vit dans nos cœurs grâce à ces souvenirs. C’est un peu un hommage que j’ai voulu lui rendre mais, à part ceci, rien dans ce roman n’est inspiré de choses vécues.
Avez- vous le sentiment d'avoir écrit une belle histoire sur la vie avec votre premier roman ?
Je pense que oui. Les lecteurs nous le diront. J’ai voulu aborder sans pour autant me lancer dans de grandes théories, des questions existentielles, telles que la mort, le sens de la vie, la liberté et notamment l’autodétermination, questionner notre rapport au temps, à la religion, à l’Histoire, à notre culture et à notre patrimoine immatériel.
Au départ, l'idée n'était- elle pas d'écrire un livre sur l'esclavage?
Pas du tout. Ce thème n’est qu’effleuré dans « La maison des épices ». Ce n’est pas un roman historique mais contemporain. Pour moi, faire évoluer mes personnages dans ce cadre chargé d’histoire est une manière de garder en mémoire cette page sombre de notre passé non plus comme une douleur mais comme un nouveau départ, comme celui que viennent chercher les pensionnaires de cette grande bâtisse.
Comment le titre "La maison des épices" s'est-il imposé à vous?
C’est justement dans le roman, le nom historique de ce comptoir du XVIIème siècle, ancienne esclaverie et entrepôt à épices, une escale importante dans le commerce triangulaire. Le nom est plus positivement connoté, à l’image de l’esprit dans lequel les nouveaux occupants, médecins modernes et tradipraticiens, ont réhabilité la vielle bâtisse en ruine.
Vous sondez avec une grande précision le monde de l'hôpital sur un ton très professionnel ...
C’est à la limite de l’imposture (rires). En réalité, j’ai beaucoup lu, me suis documentée, j’ai interrogé des médecins, le tout pour rendre mon histoire crédible. Ce n’est pas un domaine qui est le mien mais nous, écrivains, avons une certaine capacité à nous mettre dans la peau de personnages et de jouer leurs rôles. Si on veut le faire de manière crédible, il faut un minimum de travail de terrain en amont. Le danger ensuite est de ne pas trop en faire. Il faut que le tout soit fluide et que le lecteur ne sente à aucun moment le travail de documentation. C’est un exercice très délicat voire périlleux.
On remarque que Louis a plus souffert du racisme des autres y compris du regard de ceux qui auraient dû l'accepter. Et finalement, où il se trouve, il est rejeté. C'est une expérience vécue…
Aucunement. Ce roman ne comporte aucun élément de mon vécu. C’est l’histoire d’une difficile recherche identitaire, souvent propre aux personnes de sang mêlé. Ce n’est pas mon cas, même si c’est un domaine que je connais de près.
Colonel est certes un personnage insolite et charmant, mais fallait-il gommer d'un trait de plume ses faits d'armes antérieurs avec la guerre au Libéria?
J’ai une affection particulière pour ce personnage, mi- sage, mi-fou, plus sage que fou d’ailleurs. Malgré tous ses défauts, mythomane, chapardeur, fantasque, il a une conception de la vie au-delà des idées reçues et prétendument bien pensantes et devient le mentor de Louis, le personnage principal qui a perdu la mémoire. Nous ne savons pas très bien ce qui s’est passé au Libéria. Tout ce que nous savons, c’est que la Cour Pénale Internationale le recherche dans le cadre d’une enquête sur des crimes de guerre. On ne saura jamais dans le roman si le Colonel a été victime ou coupable, lui, justement, qui se réfugie (à dessein ?) dans la folie.
En procédant de la sorte, n'ouvrez-vous pas la boite de Pandore avec tous ces tortionnaires qui pourraient se réfugier dans la folie ?
Le roman n’a pas vocation à donner des leçons. Il s’agit d’une œuvre de fiction avec classiquement des héros et des anti héros, beaucoup de personnages mystérieux et énigmatiques et le propos justement dans cette grande maison, est de ne juger personne.
Que vous inspirent justement cette guerre et toutes les autres qui se déroulent sur le continent ?
J’ai la violence en horreur. Les guerres sur le continent ou ailleurs n’impliquent pas que les initiateurs et ceux dont c’est le métier : elles embarquent dans leur tragédie des civils, des innocents, dressent les communautés les unes contre les autres, entravent la bonne marche de la société : activités économiques, scolarité normale des enfants… Sans compter le cortège de souffrances et de pertes en vies humaines. Pour moi, la guerre est barbare. Rien ne peut la justifier.
L'expérience que vous décrirez à travers "La maison des épices" pourrait être comparée au centre de Malango de Fatick, y avez vous séjourné?
Oui, dans le cadre de mes recherches de terrain, le centre de médecine traditionnelle de Malango m’a ouvert ses portes et je remercie encore une fois les responsables de l’ONG Prometra qui ont permis ce travail d’enquête. J’avais une vague idée de mon sujet quand j’ai souhaité l’aborder mais, grâce à la rencontre et aux discussions avec ces tradipraticiens, j’ai pu aborder le sujet de manière plus juste et rendre crédibles mes personnages.
Il y a tant d'humanisme à la Maison des épices, vouliez- vous dire que c'est ce qui manque à nos hôpitaux modernes ?
Oui, pour des raisons de rentabilité, de chiffres, de volume de patients à traiter, les hôpitaux deviennent des industries et perdent progressivement leur valeurs de compassion et d’empathie. Par-delà, c’est une critique d’une certaine modernité où on a troqué notre humanisme pour l’idée qu’on a de la réussite : les performances, l’argent, l’apparence.
Et il faudrait passer par la médecine traditionnelle pour la doter d'humanisme…
Pas forcément. C’est le prétexte dans le roman mais dans la vie, il faudrait juste redéfinir ce qui est essentiel à notre équilibre et à notre vie en communauté. Savoir se contenter d’un minimum, au-delà bien sûr du vital et développer autre chose que du matériel en faisant le pari sur des valeurs ancestrales revisitées et adaptées à notre 21ème siècle.
Vous effleurez autant de thèmes : le racisme, la guerre, la vie, le bonheur. En avez-vous la même perception que vos personnages ?
Les personnages sont autonomes et n’engagent pas l’auteur. Ce n’est pas un essai que j’ai écrit. Ceci dit, on peut deviner la pensée de l’auteur de fiction derrière ses personnages principaux. J’ai effectivement abordé des thèmes qui me tiennent à cœur et des théories parfois à contre-courant mais que j’assume.
Vous semblez déplorer cette course vers le matériel, je suppose que vous êtes très déçue de la marche de la société sénégalaise?
La société sénégalaise est celle dans laquelle j’évolue. J’aime mon pays et c’est pour cela que je suis critique envers lui. Ce n’est pas vraiment le propos du roman mais, dans mes ouvrages précédents, « SocioBiz 1 » et « SocioBiz 2 », je n’ai pas été tendre avec mes concitoyens justement parce que je déplore le laxisme ambiant, la médiocrité qui s’ignore ainsi que le manque de courage ou, pire, l’égoïsme de certaines de nos élites. La course vers le matériel n’est pas propre à la société sénégalaise même si elle la concerne. C’est un mal qui caractérise notre époque et la mauvaise nouvelle est que ce n’est pas prêt à changer…
De la pensée d'un supposé fou, vous dites toutes les belles vérités du monde. C'est pour faire diversion...
Diversion à quoi ? Une personne qui n’est pas saine d’esprit n’a pas un discours cohérent, ou tout au moins que les personnes dites « normales » peuvent comprendre. Le drame dans nos sociétés est que tous ceux qui s’éloignent de la « norme » dérangent et il est plus facile de les catégoriser fous pour ne pas ébranler les certitudes des personnes « bien pensantes ». Beaucoup de personnes dites normales ne le sont pas tant que ça et beaucoup de fous en réalité sont des personnes extrêmement lucides.
A la fermeture de votre livre, l'impression qui se dégage est qu'il pourrait avoir une suite avec la nouvelle vie de Louis ou Séga. C'est dans vos projets ?
Non. Chaque projet littéraire est unique. Je suis déjà sur l’écriture de mon roman suivant qui se passe dans un tout autre univers. La fin laisse à dessein le lecteur sur sa faim car je n’aime pas les épilogues, ça tue l’imagination. Il appartient au lecteur de prolonger l’histoire dans le sens qui l’inspirera. Je trouve cette démarche plus impliquant pour le lecteur de sorte qu’il ne sortira pas de la lecture de ce roman indifférent. Du moins, je l'espère !
NOTES DE LECTURE : "LA MAISON DES ÉPICES" DE NAFISSATOU DIA DIOUF
Elle savait déjà raconter des histoires, de belles pour les enfants et pour les amoureux de belles lettres. Elle s'est aussi essayée aux chroniques avec un regard d’une brûlante actualité sur le quotidien de nos compatriotes. Des écrits pour lesquelles la critique l’avait placée parmi les valeurs les plus sûres de la littérature sénégalaise.
Avec son premier roman, cette plume généreuse vient confirmer tout le bien que l’on pensait d’elle. Elle raconte des histoires, mais pas n’importe lesquelles. Assurément, Nafissatou Dia Diouf sait tenir son auditoire en haleine et créer un suspens auquel l'on ne s’attendait guère. Elle nous invite aussi à de belles réflexions sur la vie pour rompre avec la monotonie de certaines créations littéraires.
« La maison des épices », son premier roman, est de ces œuvres que l’on peut considérer comme abouties. C’est-à- dire, dans le cas d’espèce, un roman bien écrit avec une trame également bien tenue qui tient le lecteur en haleine sans compter que les belles pensées de l’auteur viennent donner au roman sa valeur philosophique. Les personnages de son roman sont tout simplement attachants. Une galerie qui constitue une famille.
L'auteur plante son décor dans un hôpital, mais pas n`importe quel hôpital. Celui-ci est chargé d'histoire. Celle tragique du commerce d’ébène, un ancien comptoir colonial datant du XVIIe siècle d’où le nom de « maison des épices ». Cet hôpital tranche aussi avec ceux existants. Les médecins ne portent pas de blouses blanches et ont comme mission « d'être aux côtés de leurs patients, de les accueillir d’où qu'ils viennent et d’aider à leur adaptation…sur le difficile chemin vers soi ». Une structure qui collabore, la main dans la main, avec des guérisseurs traditionnels des villages environnants de cet hôpital loin de la ville et « perché sur une falaise le long de la côte atlantique » et dirigé de façon martiale par un bout de femme énergique, le Dr Aissa Ndaw.
Le Dr Yèrim Tall, chirurgien réputé au CHU de Nantes, se retrouve ainsi dans cet austère établissement où on ne pratique guère la chirurgie mais où l’on s’efforce plutôt de remettre sur le chemin de la vie des malades qui ont perdu quelques repères. Il a comme patient un jeune homme rescapé d’un tragique accident de la circulation et qui a tout perdu.
Sur la table d’opération où tous les pronostics lui donnent la mort, il revient miraculeusement à la vie. Autant dire que sa vie ne tient qu’à un fil qu’il suffit juste de débrancher pour la lui ôter. Le combat que le Dr Tall va mener contre ses confrères lui permettra de prendre en charge ce malade qui ne ferait qu’encombrer cet hôpital de la ville alors que d’autres malades attendent.
Plutôt alors débrancher les fils qui le retiennent en vie que de le laisser encombrer cet hôpital. Il a fallu tout l’art de la persuasion du Dr Tall pour que le patient soit transféré à la « maison des épices ». Sans aucune attache, il reviendra à la vie, mais sera amnésique ne se souvenant de rien de son existence antérieure et même pas de son nom. Il sera celui que l’on nomme « Lui » qui deviendra par déformation « Louis ».
Dans cet hôpital au charme rustique, le lecteur découvre une galerie de personnes attachantes. Il y a bien sûr le Dr Tall qui a rejoint l'équipe. La charmante Ndèye Fily qui remplit de sa gaieté la « maison des épices » et sert presque d'ange gardien à Louis. Sans compter le Dr Pouye, très adossé à une certaine déontologie dans une équipe qui a ses propres règles.
Le personnage sans lequel ce roman perdrait tout son sens,c'est sans doute ce singulier colonel dont on ne sait d'où il vient. C'est le compagnon de Louis, le seul à avoir réussi à apprivoiser le jeune amnésique. Ses idées sur la vie donnent des couleurs philosophiques au roman. En fait de colonel, c’est un ancien sous-officier en mission au Libéria et qui, pour fuir son passé, s'est "réfugié" à la « maison des épices » en simulant une folie. Un fou, loin de l'être et qui sera rattrapé par son passé de tortionnaire.
Il n’y a pas que ces visages qui peuplent "La maison des épices", d'autres s'y meuvent à l'instar du voyant Demba Sarr ou de la prêtresse du Ndeup "Maam Ndeela’’ qui ramènera à la raison Louis. Et c'est pour savoir que cet enfant, qui se nomme Séga et est l'unique rescapé d'une famille, est le fils du Dr Tall qui a dû tordre le cou à une certaine déontologie pour prendre en charge son propre enfant à l'insu de ses collègues. Une personnalité forte qui a perdu sa femme et a lutté contre elle-même pour ramener à la vie sa seule attache au monde.
"La maison des épices" est, en fin de compte, un roman sur la folie avec une autre vision, celle d'une romancière qui tient en haleine le lecteur en racontant différentes vies par lesquelles on fait face à la folie, l'amour, au bonheur, à la mort, au racisme, à la guerre etc. Autant dire que Nafissatou Dia Diouf a réussi une oeuvre où se mêlent de belles ou malheureuses histoires et des réflexions philosophiques.
Un monde tout simplement lumineux pour reprendre les mots du préfacier. Toutefois, en fermant le livre, on pense à un second roman car le lecteur aimerait bien savoir la vie future de Séga avec celle qui se nomme Eve, Eva ou Ava. C'est ce qui fait aussi l'aboutissement d'un bon roman. Le roman "La Maison des épices" sera présenté aux lecteurs ce samedi 14 juin à la librairie Athéna. Nul doute qu’un accueil chaleureux lui sera réservé.