LE POUVOIR N'EST PAS UN GATEAU
ENTRETIEN AVEC LE PR ABDOULAYE BARA DIOP (Deuxième partie)
Dans cette seconde et dernière partie, Abdoulaye Bara Diop, Professeur Honoraire de la Faculté des Lettres de l'Université de Dakar. Il fustige la ligne de fracture existant entre le monde rural et le monde urbain, insiste sur le fait que le "pouvoir n'est pas un gâteau"
Que pensez-vous de l'observation selon laquelle les acteurs politiques sont aujourd'hui beaucoup plus intéressés par la défense de leurs intérêts personnels que de résoudre les difficultés des populations ?
Quelqu'un disait que "ce n'est plus la lutte des classes, c'est la lutte des places". Autant il ya des gens qui effectivement font de la politique pour être élus, occuper des places, autant il y en a qui sont désintéressés. J'ai entendu dans les médias des gens dire que le pouvoir c'est un gâteau. Mais non, le pouvoir n'est pas un gâteau. Ou alors, si c'est un gâteau , c'est un gâteau pour le peuple mais pas un gâteau pour celui qui est au pouvoir. Celui qui est au pouvoir doit rendre service à son pays, même si évidemment pour son travail, il doit être dans des conditions favorables.
Comment faire alors pour que ceux qui sont au pouvoir ou aspirent à l'exercer sachent que si gâteau il ya, il doit être pour le peuple et non pour eux ?
Il faut de la vigilance. Il faut que nous soyons mobilisés et que nous surveillions ces gens qui sont au pouvoir, parce que c’est nous qui les avons mis là bas. S’ils ne font pas le travail pour lequel ils sont élus, il faut qu’ils soient sanctionnés. C’est comme ça partout dans le monde. Dans les pays développés, il y a des détournements mais les gens sont sanctionnés. C'est ça la différence.
Est-ce à dire que la sanction est au cœur de la réalité démocratique ?
Bien sûr. L’impunité doit cesser, s’il y a impunité c’est la dérive. Il faudra donc opérer une rupture mais la rupture, ce n’est pas pour demain. Elle sera très difficile, parce que le Sénégal fait partie des pays les plus conservateurs d’Afrique. Il est confronté à des lobbies très forts à tous les niveaux qui veulent maintenir leurs privilèges à tout prix. Il s'y ajoute des blocages très sérieux qui proviennent de l'époque coloniale et dont nous avons hérités, notamment le clientélisme
Néanmoins ne peut-on pas considérer que des ruptures se sont opérées dans le champ politique?
Là où je considère qu'il y a eu une rupture c'est avec le M 23. C'est quand le peuple s'est levé pour refuser la modification de la constitution. Cette séquence a clos une période. C'est la première fois que la rue s'est levée pour demander au président de la République de retirer son projet de modification constitutionnelle. Une autre rupture avant ça, c'est l'alternance en 2000. Je dis souvent que le grand mérite de Wade qui restera dans l'histoire, c'est d'avoir mis fin à 40 ans de régime socialiste. C'est ce qu'il a fait de mieux et il restera dans l'histoire pour cela.
C'était important?
C'était important mais ensuite Wade a écarté tous ceux qui l'ont aidé à accéder au pouvoir pour gouverner tout seul. Wade aurait pu mettre fin au présidentialisme qui existait déjà au Sénégal, mais il a préféré le perpétuer et chausser les bottes de Senghor. J'espère qu'avec cette nouvelle alternance, il n'en sera plus ainsi.
Pourquoi?
Parce que les Sénégalais sont des citoyens majeurs qui n'accepteront plus qu'on gère le pouvoir comme les prédécesseurs l'ont géré. Je crois que le président actuel sera obligé de tenir compte de cela sinon il sera sanctionné.
Pour la première fois de son histoire, le Sénégal est gouverné par une génération née après l'indépendance. Cela a -t-il une charge symbolique pour vous?
Pour moi ce n'est pas une question de date de naissance. C'est une question d'éthique et l'éthique , ce n'est pas une date de naissance. Avec la colonisation nous avions perdu la maîtrise de notre destin. Cela a été pour nous un facteur de constitution de la personnalité parce qu'il fallait se dresser contre et se battre pour l'indépendance. C'est donc positif d'être né pendant la colonisation et de s'être battu. Un homme politique disait ne pas croire à la question de la nouvelle génération qui va prendre la relève. Il faut plutôt une coopération intergénérationnelle. Il ne peut pas y avoir de rupture en disant que c'est la nouvelle génération qui doit prendre la relève. Qu'on le veuille ou non, il y a une génération qui va disparaitre, conformément à la loi biologique, mais il ne faut pas dire que les personnes âgées n'ont pas la voix au chapitre. Il faut évidemment qu'elles cèdent la place, qu'elles ne soient plus aux affaires, mais là où elles sont, elles peuvent rendre service.
Ne pensez-vous pas qu'il est aussi venu le temps d'opérer une autre rupture en atténuant les grandes différences entre villes et campagnes?
Au Sénégal, la coupure la plus nette, la plus flagrante et injuste, c’est la coupure entre le monde rural et le monde urbain. Vous avez des jeunes brillants, intelligents qui ne peuvent pas accéder à l’enseignement secondaire parce qu’ils sont issus du monde rural. Ils ont des parents pauvres. C’est une injustice. C’est la ligne de fracture , c'est cette coupure entre le monde rural et celui urbain. On ne peut régler le problème de Dakar si on ne développe pas le monde rural. On ne peut pas régler le problème des marchands ambulants ni le problème de la mendicité si on ne règle pas ce problème de développement du monde rural dans le sens le plus large du terme. Il y a une deuxième coupure entre Dakar et les autres régions. Dakar est une macro pôle par rapport aux autres villes. Nous avons 42% de la population qui est maintenant une population urbaine. Cette population n’est pas nourrie par le monde rural. Les deux gros problèmes du Sénégal sont l’énergie et l’alimentation. Comment voulez vous qu’un pays se développe si sa nourriture de base et son énergie dépendent de l’extérieur ?
Toutes ces problèmes que vous avez soulevés ont été identifiés depuis bien longtemps. Qu'est ce qui explique que jusqu'à présent aucune solution ne soit apportée à cela ?
On nous dit que le Sénégal est habitué aux grands messes. On fait des réunions, des conférences mais en réalité il n’y a pas de changements. C’est notre problème. Les Etats généraux de l’Education ont été faits à la fin des années 70, au début des années 80, mais les conclusions n’ont pas été appliquées. Nous avons un échec au niveau de l’éducation. Cette dernière est le moteur du développement. Nous avons eu pour le CFEE près de 70% d’échec. Le Baccalauréat 2013 a enregistré un taux d’échec de près de 60%. Comment voulez-vous qu'un pays se développe avec ce taux d’échec au niveau primaire et supérieur ? Ce n’est pas possible! Il faut que nous revoyions notre système éducatif. Il y a des grèves récurrentes. Les enseignants font grève tout le temps, ce qui fait que les parents qui ont les moyens enlèvent leurs enfants du secteur public pour payer leurs études dans le privé. Le pays ne peut pas se développer si le système éducatif n’est pas performant. Il y a tellement de problèmes au Sénégal que je crains pour les hommes qui sont au pouvoir.
Justement en parlant de l'école, on se rappelle que tout récemment les étudiants de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, temple du savoir et de la rationalité, ont eu à déserter les amphithéâtres parce qu'une voyante avait prédit ce jour là le crash d'un avion sur le campus. Comment le professeur d'université a-t-il réagi?
Je ne fréquente plus l’université depuis des lustres. Je suis à la retraite depuis 15 ans. Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé mais quand même je ne crois pas aux voyants, je ne crois pas à cela. Il n'y a que Dieu qui peut prévoir l’avenir. C’est peut être une déformation mais il n'y a que Dieu qui peut prévoir l’avenir. Ce qui va se passer demain, on ne peut pas le savoir.
Mais justement à l’époque où vous exerciez à l’université c’était une autre rationalité qui se mettait en œuvre. Qu’est ce qui s’est passé pour produire tels comportements?
Je vais vous raconter une anecdote, cette irrationalité existait partout, même dans les pays développés. Au moyen âge européen, on croyait aux sorciers, mais l’esprit humain évolue avec le développement de la technique et des sciences, même s'il restera toujours des gens pour croire à cela. Il existe des gens qui par exemple, lorsqu' ils ont des maladies que la médecine moderne ne peut pas guérir, vont aller voir des guérisseurs. Lorsqu'il y a toujours un espoir d'être sauvé, on utilise toutes les possibilités. Je connais des Français, des gens en tout cas qui habitent dans les pays développés qui font appel aux guérisseurs quand ils se trouvent dans des difficultés. Un ami m’a raconté que dans son pays, un prêtre a eu un adepte qui avait été atteint par la lèpre il y a longtemps, dans les années 50. Le prêtre lui avait dit de ne pas aller voir le guérisseur parce que c’est contraire à la religion mais, lorsque ce prêtre a eu la lèpre, il est allé voir le guérisseur. C’est une anecdote que m’a raconté une collègue dans les années 60. C’est pour dire comment l’homme, quand il est en difficulté, essaye de trouver une solution. C’est ce qu’on appelle l’instinct de survie.
Maintenant, je ne crois pas du tout aux gens qui veulent prévoir l’avenir. On dit par exemple quand il y a des accidents dans un endroit, qu’il faut tuer un bœuf parce qu’il y a un mauvais génie. Je suis peut être déformé par ma formation mais je ne crois pas à ça.
(Suite et fin)