L'ŒUVRE ET LE PARCOURS DE LAMINE GUÈYE SOUS LE REGARD OBLIQUE D'AMADY ALY DIENG
Dans cet ouvrage, Lamine Guèye, Une des grandes figures politiques africaines (1891-1968), publié à Dakar par Harmattan- Sénégal, dans la Collection Mémoires/Bibliographie, 180 pages, Amady Aly Dieng s’exerce à une lecture captivante du parcours et de l’œuvre de « l’élégant lauréat de la Faculté de Paris ». Une heureuse initiative au moment où le Sénégal célèbre le 54ième anniversaire de son indépendance.
La question essentielle à laquelle le méticuleux essayiste propose des éléments de réponse est celle de savoir pourquoi Lamine Guèye n’est pas suffisamment connu de ses compatriotes. À cette interrogation est sous-jacente celle-ci : eu égard à son double statut d’universitaire et de doyen des hommes politiques africains, comment comprendre que le natif de Médina n’ait pas joué un rôle à la dimension de ses talents avérés ?
Sans être aussi exhaustif que l’auteur, il nous est loisible de retenir que la destinée singulière du brillant avocat a été façonnée à partir d’un certain nombre de facteurs. Le sort de Lamine Guèye dans la colonie a été scellé pour de bon le jour où il osa porter la main sur l’Administrateur français de Bakel.
La métropole a vite fait de « considérer cette gifle » comme ni plus ni moins qu’une injure. Et pour ne rien simplifier, le célèbre avocat, qui pourtant militait pour des réformes au sein même de la colonie, était suffisamment engagé dans le combat pour l’égalité pour se voir taxer de bolchevik par une bonne frange de la société coloniale.
Pour être édifié sur les actes qu’il a posés dans la perspective de l’élargissement des libertés démocratiques, il n’est pas superflu de rappeler, à la suite d’Amady Aly Dieng, deux de ces prises de position. La première est consécutive à son initiative de rompre d’avec Blaise Diagne dont il s’était réjoui à plus d’un titre de l’élection en 1914.
À l’évidence, cette élection du natif de Gorée a été un message fort en tant qu’elle déclinait un possible politique, à savoir la possibilité d’accéder à une haute fonction par la vertu d’un effort individuel. Et cet effort passait par une éducation de qualité et par l’acquisition de diplômes.
La rupture de Lamine Guèye avec Diagne est survenue en 1923 quand le député goréen « signa le Pacte de Bordeaux avec les milieux d’affaires coloniaux ». Le ressentiment du Sénégalais est tel qu’il n’hésitera pas à soutenir, en 1924, la candidature de Paul Defferre, Blanc bon teint. Ce retour à l’acquis de 1924 cesse d’être moins insolite dès qu’on réalise que, contrairement à Diagne, le candidat européen « exprimait dans son programme électoral exactement les besoins et les aspirations de l’élite indigène ». Or, vraisemblablement, cette considération l’emportait sur toute autre.
La deuxième prise de position, Lamine Guèye l’a adoptée, lors de l’insurrection de Madagascar en 1947. Par la défense intrépide des insurgés malgaches, l’avocat mènera un combat aux accents révolutionnaires.
La conviction qui imprègne son engagement dans ce procès est ainsi formulée : « Nous ne vous avons pas aidé à reconquérir la liberté pour être exclu de son bénéfice». La radicalité du ton et le talent exprimé seront tels que, par-delà les hommes d’affaires coloniaux, il s’attirera l’ire de ses camarades de la Sfio, parti dont la ligne politique restait coloniale.
Même « ses compatriotes » s’en prendront à « l’élégant lauréat de la Faculté de Paris qui n’a dû son succès qu’à son charlatanisme politique». Il est clair que, avec des relations si heurtées, Lamine Guèye avait peu de chance de rayonner sur la scène politique africaine.
Il s’y ajoute que son influence a été circonscrite au sein de la petite bourgeoisie. Son espace d’évolution a été pratiquement Saint-Louis et Dakar. Il en résulte ce manque de liaison avec les forces vives du pays.
Cette faiblesse est lisible dans le fait que ce n’est pas lui, mais plutôt Senghor qui « a soutenu la grève de 160 jours des 13.800 cheminots de l’Afrique Occidentale Française ». À ces facteurs, il convient d’intégrer le fait que les chercheurs africains ont eu à s’investir davantage à la connaissance de ses adversaires politiques, notamment Blaise Diagne, Galandou Diouf et Léopold Sédar Senghor que Lamine Guèye lui-même.
Enfin le dernier, mais pas forcément le moindre, Amady Aly Dieng pense que, dans l’analyse des raisons de la méconnaissance de l’œuvre et du parcours poli- tique de l’éminent avocat, il im- porte d’intégrer la faiblesse de son héritage littéraire, « réductible à sa Thèse (1921), à deux ouvrages écrits en 1955 et 1966 et à quelques articles parus dans l’Aof. »
Le livre d’Amady Aly Dieng laisse apparaitre une figure politique soucieuse de la défense des fonctionnaires et de l’élite indigène. Leader charismatique du Bloc, son succés au sein des populations urbaines est tel que ces dernières « en viennent à symboliser par boloc le progrès, le changement et l’opposition au système français ».
Ayant perçu très tôt la dimension émancipatrice d’un séjour à la Métropole, il n’avait pas lésiné sur les moyens pour octroyer la bourse à un maximum de personnes avec cet argumentaire : « Envoyez mille étudiants en France. Dix au moins réussiront. Les autres auront la possibilité de connaître les Français qui sont des hommes comme nous ».
Cet ouvrage minutieusement documenté trouve sa portée dans son effort généreux pour camper l’œuvre et le parcours de Lamine Guèye dans le contexte historique qui l’a vu naître et se mouvoir. Les analyses de l’auteur, qui affectionne la démarche pluridisciplinaire, édifient sur les contradictions majeures auxquelles étaient confrontées les grandes figures politiques africaines.
Les décideurs politiques, politistes et autres postulants à un quelconque leadership gagneraient à exploiter systématiquement cet essai pour s’exercer à une véritable lecture du réel politique, condition pour élaborer des projets porteurs au bénéfice des citoyens.