''L’ARGENT N’EST PAS QUELQUE CHOSE DE MAUVAIS EN SOI ; IL PEUT ÊTRE SOURCE DE BIEN COMME DE MAL''
PR ABDOULAyE NIANG, SOCIOLOGUE
Aujourd’hui, la façon dont on gagne de l’argent ne semble plus importante. C’est la conviction d’Abdoulaye Niang, professeur titulaire de Sociologie à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Dans cet entretien, M. Niang, qui est le coordonnateur du laboratoire «Observatoire pour l’étude des urgences, des innovations et des mécanismes du changement social » (Uric), est revenu sur le rapport des Sénégalais avec l’argent, sur l’ascension sociale, la vertu, la dignité. Selon lui, l’argent peut être source de bien comme de mal.
Professeur qu’est-ce qui détermine l’ascension sociale?
A l’échelle individuelle, la volonté et la détermination de réussir, les qualités, aptitudes, capacités et compétences personnelles peuvent être de formidables atouts pour l’insertion sociale ou pour lever les contraintes et obstacles qui pourraient gêner l’accès à la réussite sociale espérée.
A l’échelle d’une société ouverte qui à ses règles, normes, valeurs et modèles professionnels favorisant la compétition des qualités et des aptitudes individuelles ainsi que leur performance et leur utilité pour la société, la réussite sociale chez l’individu peut survenir dans deux situations opposées.
Dans le premier cas, l’individu a des qualités et aptitudes valorisées par la société, parce que celle-ci les trouve utiles pour son bon fonctionnement, voire son développement, ce qui peut beaucoup favoriser son ascension sociale.
Dans le deuxième cas, ces mêmes qualités et aptitudes individuelles peu- vent s’opposer aux exigences normatives de la société, soulever même des résistances sociales à leurs expressions, mais finir par la suite d’être acceptées en raison de leur caractère innovant qui engendre de nouvelles pratiques sociales hautement valorisées, parce que s’avérant plus performantes que celles qui sont plus anciennes.
Le Sénégal fait partie de telles sociétés où quelles que soient son origine sociale, son ethnie et sa caste d’appartenance, sa religion et secte, on peut réussir si l’on possède des dispositions, des qualités ou des aptitudes utiles qui le favorisent.
Mais quel que soit le cas de figure considéré, il est important d’interroger la nature de la motivation de l’individu qui cherche à réussir en société. D’aucuns pensent à l’argent comme source immédiate et première de la motivation de réussir.
Mais souvent, c’est loin d’être le cas, car la motivation peut avoir une source sentimentale, sociale, politique, économique complètement détachée, au départ, de considérations pécuniaires : on peut vouloir réussir en société, rien que pour honorer et soutenir ses parents que l’on aime tant ; on peut aussi vouloir entreprendre et réussir en société uniquement parce qu’on désire changer son environnement physique et social et renforcer son ego, grâce notamment à la reconnaissance des autres et au nouvel intérêt social que son action peut susciter dans la communauté , etc.
La nature de cette motivation peut plonger ses racines dans le vécu de la petite enfance ou de l’adolescence, etc., et des réactions réfléchies ou affectives ainsi engendrées ; comme elle peut pro- venir des expériences plus ou moins heureuses ou malheureuses de l’individu au cours du reste de sa vie.
L’argent, quoique pouvant intéresser tout le monde dans une société marchande et monétarisée, n’est pas toujours la première source de motivation de l’action humaine. D’autres sources très puissantes peuvent également exister.
L’argent peut-il acheter la dignité?
Nous sommes dans une société marchande hautement monétarisée. Aujourd’hui, beaucoup de bastions de la tradition se sont soumis aux exigences et logiques de l’argent dans tous les rapports sociaux les concernant : si des parents vous rendent visite, vous vous sentez obligé de leur donner de l’argent au moment de leur départ.
Ce qui peut être considéré comme un investissement pour une conservation ou un renforcement de l’affection qu’ils semblent nourrir à votre endroit, sinon cette affection pourrait baisser en intensité et devenir éventuellement une source d’hostilité ou de nuisance.
L’argent est également attendu au titre de « ndioukeul » par la mariée de ses invités dans les cérémonies traditionnelles de mariage où, pourtant, une simple félicitation formulée par ces derniers aurait pu suffire pour témoigner de leurs bons sentiments à la mariée.
De même, les « tours » de famille, conçus au départ pour renforcer les relations de parenté, sont aujourd’hui très fortement monétarisés, et ils cesseraient d’exister certainement sans cet argent injecté et distribué à tour de rôle aux membres. Les relations amoureuses sont également visitées par l’argent et dénaturées par celui-ci.
L’argent ne dicte pas seulement ses lois dans les rapports d’intérêt matériel, il peut le faire aussi dans les domaines de relations sociales dont on pouvait penser qu’ils seraient à l’abri de son emprise.
Si la dignité personnelle peut se laisser définir par la peur d’une perte insupportable de l’estime des autres, par la commission réelle ou supposée d’actes hautement répréhensibles dans la société, alors on peut dire qu’elle ne doit concerner que les gens qui sont tout à fait en phase avec les valeurs fortes de leur société, car ce n’est que dans ce cas que leur propre déviance constatée et rendue publique peut être une source de trouble intérieur et donner lieu à une autre perte, celle de l’estime de soi qui engendre un sentiment de culpabilité et de déclassement de soi dans l’échelle sociale .
Si l’adhésion aux valeurs sur lesquelles s’appuie la dignité personnelle n’est pas forte ou est très fragilisée, donc manifestée sans conviction, et destinée simplement à camoufler sa vraie personnalité, alors, dans ce cas, la dignité peut très bien s’acheter et à n’importe quel prix.
Des personnes de ce genre fonctionnent en général suivant d’autres valeurs fortes différentes de celles que la société valorise, ce qui les rend indifférentes et insensibles à toute perspective de sanctions sociales dans leur propre société, mais elles le cachent tant que c’est nécessaire.
Elle est forte en sentiment et vécue en général de la même façon dans les sociétés traditionnelles compactes en valeurs et où l’interconnaissance est une réalité sociale prégnante; par contre, elle est variable en sentiment dans les sociétés ouvertes, individualistes et libéralisées en valeurs. Au Sénégal, la philosophie rampante du « boulfalé » relativise grandement le sentiment de dignité.
Est-ce que l’argent peut faire de l’homme un modèle?
L’argent n’est pas quelque chose de mauvais en soi ; il peut être source de bien comme de mal. Cela dépend de comment on l’a acquis, de ce que l’on veut en faire et du type de société où l’on se trouve.
Le « modou modou » en activité au Sénégal va capitaliser patiemment ses maigres épargnes journalières jusqu’à avoir le niveau de capital qui lui permettra de s’acquitter de ses frais de voyage pour l’Europe où il espère, encore par l’argent qu’il va y gagner honnêtement et capitaliser, réaliser les conditions matérielles de son ascension sociale dans son pays d’origine.
Le rapport du « modou- modou » avec l’argent offre un modèle sociale d’accumulation et d’investissement. C’est l’argent gagné honnêtement et patiemment qui est accumulé ; et le fruit de cette accumulation est ensuite investi pour faire élever le niveau social de la famille et contribuer au développement économique du pays.
Le mode d’accumulation et d’investissement des « modou-modou » est une véritable leçon d’éthique sociale dans l’action de construction du développement. Avec l’argent, le « modou-modou » devient effectivement un modèle.
Mais il reste également vrai que l’argent peut aussi être acquis avec des moyens crapuleux : le proxénétisme, la vente de drogue, pour ne citer que ceux- là, peuvent être cités en exemple. Mais cette dernière forme d’acquisition, même si elle est illicite et répréhensible, peut avoir des adeptes qui, par voie de blanchissement de leur argent dans des conditions socialement acceptables, sont susceptibles de gagner en notoriété sur le plan social : avoir plusieurs femmes bien entretenues, des villas, et des enfants qui fréquentent les meilleures écoles privées.
De tels gens peuvent devenir des modèles par leur standing de vie élevé enviable, acquis grâce à leurs activités crapuleuses, souvent discrètement menées. Aujourd’hui, la façon dont on gagne de l’argent ne semble plus important, par contre, ce qui est devenu véritablement important aux yeux d’aucuns, c’est d’en gagner beaucoup et de faire des réalisations sociales utiles pour soi et sa famille, et éventuellement pour sa communauté.
Cela pose évidemment un problème d’éthique. Mais, l’éthique n’est - elle pas en définitive, dans nos sociétés qui ont perdu leur caractère compacte sur le plan moral, du ressort de la conscience morale individuelle ?
L’argent est-il une nouvelle vertu dans notre société?
Même quand on est pauvre, on a les mêmes aspirations sociales que le riche, surtout dans les sociétés où les objets de consommation désirables sont fortement médiatisés. Mais les gens, quoi qu’ayant les mêmes aspirations en consommation, ne peuvent avoir la même facilité d’accès aux mêmes objets désirables, en raison de leurs conditions sociale souvent bien différentes.
Et c’est justement parce qu’il en est ainsi qu’il y aura une ruée sociale généralisée vers l’argent, le quel est considéré par tout le monde comme le sésame qui ouvre l’accès à la satisfaction de tous les besoins.
Ainsi, toutes les activités et pratiques qui permettent de gagner de l’argent (et surtout beaucoup) deviennent-ils dès lors louables, car étant susceptibles d’apporter à la personne qui les exerce une honorabilité qu’elle n’avait pas grâce à l’acquisition de biens de distinction.
On peut accepter de se nourrir quotidiennement de bouillie si cela permet d’économiser et de dépenser plus tard beaucoup d’argent pour bien paraître et se faire respecter par son apparence ; et une telle personne est souvent placée au dessus de certains soupçons ; elle peut aussi acheter le silence des autres pour ses fautes ou leurs éloges sur ses qualités fictives inventées.
Le but étant d’acquérir une nouvelle honorabilité, de conserver ou de renforcer son honorabilité. De même, parce qu’on a de l’argent et qu’on a changé par la force des choses de statut social, on peut vouloir alors chercher à acquérir les vertus supposées être les plus identifiantes de sa nouvelle classe sociale : par pure conformité aux règles d’usage de son nouveau milieu social huppé, on peut, par exemple, vouloir devenir un « homme de charité », un homme généreux, compatissant, alors qu’il n’en est véritablement rien en réalité.
L’homme peut porter des masques successifs de nouvelles vertus aux différentes étapes de son ascension sociale. Mais il finit toujours par se trahir, car le masque qui est lourd à porter finit toujours par tomber un jour.