MAMADOU ABDOULAYE SOW, ANCIEN MINISTRE DU BUDGET DEMONTE L’ACTE III DE LA DECENTRALISATION
Décrets n° 2014-830 portant création des villes, n° 2014-926 fixant les conditions de dévolution du patrimoine et de redéploiement du personnel et n° 2014-1140 portant dévolution de patrimoine : et si on questionnait leur légalité ? (Suite et fin)
LA CLARIFICATION DE L’EXPRESSION «UNE VILLE PEUT ETRE CREEE PAR DECRET»
Cette formule utilisée à l’article 167 sous-entend deux lectures possibles. L’une, il y a un besoin de créer une ville et l’autre, le besoin d’en créer n’existe pas. Dans les deux cas, la décision appartient à qui ? Le pouvoir exécutif ? Les organes délibérants des collectivités locales ? Si nous nous en tenons à une lecture littérale de l’article 167, il s’agit d’une création facultative qui serait exercée ou pas, selon la volonté des conseils municipaux. Pour ce faire, ces derniers doivent prendre des délibérations concordantes. Les collectivités locales ne peuvent en être obligées qu’en vertu d’une disposition expresse de la loi. Sinon, pourquoi n’a-t-on pas crée une ville dans les autres localités comme Kaolack, Touba, Mbour, Saint-Louis ?
En somme, l’institution d’une ville est laissée à l’initiative des communes intéressées. Si aux termes de l’article 167, le législateur s’en remet à un décret pour créer la ville, il ne confère pas au Gouvernement un pouvoir règlementaire discrétionnaire et autonome, mais plutôt un pouvoir règlementaire d’application de la loi portant CGCL avec, au préalable, une volonté exprimée par les parties prenantes.
La question se pose de savoir si la ville, comme collectivité locale (et plus précisément comme commune au sens de l’article 167 du CGCL), répond à la définition ci dessus. Non, de notre point de vue. En fait, si, par analogie, la ville doit être une « mutuelle » pour des communes, elle n’a pas besoin d’un statutde commune au sens du CGCL.
La ville étant déjà investie de plein droit de compétences définies par les articles 169 et 170 du CGCL, si elle doit recevoir des compétences à mutualiser, il ne peut s’agir que de compétences choisies parmi celles propres à chaque entité communale. Pour cela, la mutualisation desdites compétences doit résulter d’une convention conclue entre les exécutifs de la ville et des communes concernées et après accord des conseils municipaux. C’est le principe de la libre administration des collectivités locales qui est mis à mal par l’article 167, qui édicte un exercice imposé de mutualisation. En effet, avec l’interprétation qui en a été faite par le Gouvernement, ce dernier se donne le pouvoir de se substituer aux conseils municipaux pour créer une communauté urbaine. Il s’agit d’un recul, si l’on se réfère aux dispositions du chapitre V du Code des Collectivités locales de 1996 (articles 179 à 191).
En principe, la mutualisation des compétences et des ressources ne peut résulter que de la volonté des communes et non procéder d’un acte unilatéral du pouvoir exécutif. Au-delà du décret du 30 juin 2014, c’est la conformité de l’article 167 du CGCL qui est en cause. En effet, en permettant au pouvoir exécutif de se substituer aux conseils municipaux pour créer la ville, cet article viole l’article 102 de la Constitution ainsi que l’article premier (alinéa 2) du CGCL.
Au regard de ce qui vient d’être dit, nous estimons que le décret n° 2014-830 du 30 juin 2014 portant création des villes de Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque et Thiès viole la loi pour non-respect du principe de libre administration des collectivités locales. Analyse des décrets n° 2014-926 du 23 juillet 2014 fixant les conditions de dévolution du patrimoine et de redéploiement du personnel des régions et des anciennes villes et n° 2014-1140 du 15 septembre 2014 portant dévolution du patrimoine des communes d’arrondissement et des communautés rurales
DES REMARQUES LIMINAIRES
Première remarque : s’agissant des régions, leur dissolution aurait dû avoir pour effet de droit la liquidation suivant les règles de procédure et de forme prévues par la loi. Deuxième remarque : la loi n° 2011-15 du 08 juillet 2011 portant loi organique relative aux lois de finances figure parmi les textes visés dans le décret n° 2014-1140 du 15 septembre 2014, alors que ladite loi organique n’entrera en vigueur que le 1er janvier 2016. Troisième remarque : les décrets sont muets sur les obligations qui incombent aux communes bénéficiaires des transferts de patrimoine et de personnels.
L’ABSENcE dE BASE LéGALE dES dEUx décrEtS
Parmi les textes visés par les décrets figure évidement la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant CGCL, mais aucune précision n’est donnée sur les articles pertinents du Code qui autorisent le pouvoir règlementaire à prendre de tels décrets.
En l’absence de toute habilitation législative, le pouvoir règlementaire a-t-il des compétences pour transférer les biens meubles et immeubles appartenant à une personne morale publique distincte de l’Etat ? Nous ne le pensons pas. À la lumière des dispositions législatives en vigueur, il doit revenir à la loi de définir les conditions dans lesquelles les biens appartenant à des collectivités locales « dissoutes /supprimées» peuvent être transférées en pleine propriété à d’autres collectivités locales. En effet, il ressort clairement de l’article 13 (alinéa 4) du CGCL que « les règles relatives au classement, au déclassement, au transfert, à l’affectation, à la désaffectation et à l’aliénation du domaine d’une collectivité locale sont fixées par la loi ».
Compte tenu de la complexité de toutes ces questions, à défaut d’une loi distincte du CGCL, on aurait dû insérer, dans les dispositions diverses et transitoires du Code, les conditions et modalités de dévolution des biens immobiliers et mobiliers appartenant aux anciennes collectivités locales. C’est une fois ce transfert de compétences autorisé de plein droit par la loi qu’aurait dû intervenir, sur le fondement de l’article 289 du CGCL, le décret de dévolution, mais « au vu d’un procès-verbal établi contradictoirement entre les représentants de l’Etat et les autorités exécutives locales ». Autrement dit, l’établissement du procès-verbal d’inventaire doit précéder la prise des décrets portant dévolution de patrimoine.
Les agents visés à l’article 5 du décret du 23 juillet 2014 étant nommés dans des emplois permanents, ils ont vocation à assurer des emplois dans les collectivités locales qui les ont recrutés. Comment est-il possible alors d’affecter ce personnel dans une autre collectivité locale sans habilitation législative. Au surplus, s’est-on assuré de l’existence de postes budgétaires correspondant à leur emploi ? Ce transfert signifie que les personnels sont directement employés par les nouvelles communes. Or, l’article 12 alinéa 3 du CGCL énonce que : « tout recrutement de personnel par une collectivité locale doit être prévu et inscrit à son budget ». Les personnels redéployés n’ayant plus de lien avec leurs anciens employeurs, on est donc en face de nouveaux contrats. Et, pour cela, il faudrait, au préalable procéder à la liquidation de l’ancien contrat. Dans un tel contexte, l’intervention des conseils municipaux est obligatoire, puisqu’il s’agit de postes budgétaires nouveaux. Toutefois, en ce qui concerne les agents bénéficiant d’un contrat de travail au sens du Code du Travail, la théorie de la substitution d’employeur pourrait être évoquée pour justifier le maintien du lien contractuel avec la possibilité, pour ce dernier, de renégocier les termes de l’ancien contrat.
Toutefois, la question pourrait se poser dans le cas de l’entrée en vigueur des dispositions légales et réglementaires sur la fonction publique locale. De ce qui précède, nous estimons que les deux décrets sont illégaux pour défaut de base légale. Une illégalité renforcée par la violation du principe de libre administration en ce qui concerne le décret n° 2014-926 du 23 juillet 2014.
LE DECRET N° 2014-926 DU 23 JUILLET 2014 VIOLE LE PRINCIPE DE LIBRE ADMINISTRATION
Nous considérerons que la mise en oeuvre des dispositions de ce décret équivaut à des transferts de compétences, alors que seule « la loi détermine les compétences des collectivités locales ». Ces transferts de compétences emportent l’affectation des biens au fonctionnement des nouvelles communes et la mise à disposition de ces biens à titre gratuit. Il importe de rappeler que, selon l’article 13 alinéa 1 du CGCL, « le domaine public et privé d’une collectivité locale se compose de biens meubles et immeubles acquis à titre onéreux ou gratuit ».
Par ailleurs, le décret méconnaît les prescriptions de l’article 282 du CGCL qui dispose que « toute charge nouvelle incombant aux collectivités locales du fait de la modification par l’État, par voie règlementaire, des règles relatives à l’exercice des compétences transférées, doit être compensée par versement approprié au fonds de dotation de la décentralisation.. » et que « l’acte règlementaire ci-dessus cité doit en faire mention ».
Le présent décret met les communes dans l’obligation de supporter des dépenses supplémentaires (gestion de nouveaux personnels, entretien d’immeuble, gestion d’équipements scolaires et sanitaires etc..), ce qui va augmenter considérablement leurs charges. Si une compensation intégrale n’est pas effectuée, le décret viole le principe de libre administration des collectivités locales. Cette analyse est confirmée par le Conseil d’État français qui, selon Christian Schoettl, « a décidé, dans un arrêt commune de Villeurbanne du 6 mai 1996 (req.165.286) que les mesures provoquant un bouleversement dans l’exécution des budgets des collectivités locales violent le principe de libre administration …». Ce qui est le cas avec le présent décret.
Nous allons conclure par un constat : les trois décrets analysés n’ont pas été soumis au contrôle de légalité. D’ailleurs, depuis quelques années les actes règlementaires pris semblent échapper à toute forme de contrôle de légalité ; une situation qui favorise le recul du droit et à laquelle il convient de mettre fin.
Nous espérons qu’un jour viendra, où les élus nationaux et locaux intéressés fourniront au juge compétent l’occasion d’apporter des réponses toutes faites aux questions soulevées plus haut. Nous espérons également que les habitants des communes, en tant que contribuables des collectivités locales et destinataires finaux de l’action publique, saisiront, aussi souvent que possible, l’opportunité d’engager des recours en annulation des actes règlementaires d’exécution du CGCL pour violation de la légalité.
par Mamadou Abdoulaye SOW
Inspecteur principal du Trésor à la retraite, ancien ministre
Le Conseil constitutionnel français dans sa décision n° 2013-315 QPC du 26 avril 2013 retient
entre autres que « (…) le principe de libre administration devrait primer sur l’intérêt général et les communes ne devraient pas être intégrées contre leur gré dans une intercommunalité à laquelle elles ne souhaitent pas appartenir, (……)»