MANIPULATION PLANÉTAIRE
(Quand la vérité est scandaleuse en soi, des mots trop policés risquent de masquer la réalité de souffrances scandaleuses et inutiles.)
En écho, ces chiffres : un milliard de fumeurs sur la planète, 6 000 milliards de cigarettes grillées chaque année soit l’équivalent d’une cigarette de plus de 480 millions de kilomètres de long, avec au final 60 000 tonnes de goudron au fond des poumons. La cigarette rapporte un chiffre d'affaires mondial de 1 000 milliards d'euros ( X 655 en CFA) et chaque année, 6 millions de personnes meurent de maladies liées au tabac dans le monde. Tout est dit ou presque…
Avec Golden Holocaust (Editions des Equateurs), Robert Proctor achève un voyage aussi passionnant que terrifiant démontant, des millions de documents à l'appui, des décennies de stratégies assassines et l'ahurissante escroquerie de la cigarette.
Sept cents pages qui provoquent l'effroi. Un réquisitoire sans appel dans lequel il aborde le caractère démesuré de l'épidémie de la cigarette, sa réalité proprement tentaculaire, facteur de développement du marketing, du sponsoring, de la contrebande, du financement de la recherche universitaire et des revenus pour l'Etat ; enfin, le caractère océanique des archives internes de l'industrie du tabac.
L'une des originalités de cette enquête est que l’auteur exploite les 80 millions de pages saisies lors de différentes procédures judiciaires intentées ces trente dernières années. Pas surprenant d’ailleurs que peu avant sa publication, l'industrie cigarettière américaine ait déclenché une guérilla juridique pour mettre la main sur le manuscrit et entraver sa publication.
La manœuvre a échoué. On sort de cette lecture stupéfait par le cynisme des industriels de la cigarette, par la perfection et l'ampleur des moyens qu'ils ont mis en œuvre, pendant cinq décennies, pour faire accepter leur produit et en cacher les méfaits.
Avec une question qui court tout au long de cette enquête : comment l'industrie du tabac a-t-elle réussi à s'attirer les bonnes grâces des gouvernements et à faire de la défense de la liberté le socle de sa rhétorique?
Les documents montrent que les géants de la cigarette ne se sont pas contentés de manipuler la chimie de la feuille de tabac pour créer et accentuer l'addiction des fumeurs, d'user du marketing le plus pointu pour cibler les adolescents, de placer sous leur coupe les scénaristes et les acteurs d'Hollywood pour donner à la cigarette tout son glamour.
Ils ont aussi lourdement pesé- à coups de dizaines de millions de dollars- sur la recherche biomédicale et la marche de la science pour ralentir l'acquisition de la connaissance.
L'espérance de vie d'un fumeur est de vingt à vingt-cinq ans inférieure à celle d'un non-fumeur. Quand a-t-on découvert que fumer tuait ? En 1953, le directeur de la recherche à l'Institut de médecine industrielle de l'université de New York écrit : «Il a été démontré que les goudrons recueillis dans la fumée de cigarette provoquent le cancer de la peau chez les souris et les lapins.»
Les principaux cadres des plus grandes compagnies de tabac destinataires du document ont ordre de ne pas le faire circuler. La décision est prise de confier à une agence de relations publiques réputée la coordination d'une campagne destinée à dissiper les craintes «en communiquant sur le fait que le secteur fait tout ce qui est en son pouvoir pour cerner la vérité et corriger les défauts des cigarettes».
La tromperie est lancée, elle ne s'arrêtera plus. Près de 300 millions de dollars sont ainsi investis dans des travaux destinés à noyer le poison. En 1964, deux universitaires de la faculté de santé publique de l'université Harvard identifient du polonium 210, un puissant émetteur de rayonnement alpha, dans la fumée de cigarette… Pourtant, les documents révèlent la persistance des rouages du système : «Jamais de résultats définitifs», la recherche doit se poursuivre indéfiniment.
D'autres stratégies se mettent également en place : rendre accro, par le biais de la chimie. Car la dépendance, liée à la nicotine, ne tombe pas du ciel. «C'est au contraire le résultat d'une chimie pointue et compliquée. Plusieurs centaines de composés- accélérateurs de combustion, ammoniaque, adjuvants divers, sucres, etc.- sont ajoutées au tabac. Ils rendent la fumée moins irritante, plus inhalable.»
Des travaux extrêmement poussés sont faits sur la nicotine. «On peut dire que la cigarette est véritablement un produit défectueux en ce sens qu'il est beaucoup plus nocif qu'il ne devrait "normalement" l'être… Il est modifié pour rendre les fumeurs le plus accro possible et cela le rend plus dangereux.» Aujourd'hui encore, les cigarettes vendues sur le marché restent radioactives.
Les fabricants se sont longtemps vantés du rôle central de la cigarette dans l'économie moderne, et de ce qu'elle employait trois millions de personnes rien qu'aux États-Unis.
Au total, ce sont environ 1.500.000 entreprises qui sont partie prenante du commerce du tabac, fournissant équipement, matériaux, transport, publicité, des services de distribution et de commercialisation dans toutes les régions du monde.
Naturellement, dans un monde où l'économie se mesure strictement au volume de "biens" consommés, de telles données ont de quoi impressionner. Mais les cigarettes sont en fait un poids qui pèse sur les économies modernes, un siphon de productivité, une cause de pauvreté et d'incapacité de travail, entre autres.
Infiltration de la communication, infiltration de la science, la pieuvre du lobby du tabac est partout. Le génie du marketing a parachevé l'affaire. Toutes les grandes avancées de la publicité ont été inventées puis lancées par les fabricants de tabac. La machine hollywoodienne servira de formidable vecteur.
«Les studios négociaient directement les contrats avec les cigarettiers». Cette énorme machine commerciale, aux multiples tentacules va jusqu'à exploiter le côté «bien-être», surfera plus tard sur l'émancipation des femmes, la cigarette devant être l'une des plus éclatantes manifestations de cette liberté conquise…
Impact nocif sur l’environnement
La cigarette contribue fortement à la crise climatique mondiale. Dix mille milliards de paquets ont été fumés au cours du XXe siècle, et si chacun de ces paquets (vides) pèse environ 5 grammes, cela équivaut à environ 50 millions de tonnes de kilos de déchets d'emballage. Entassés, ils créeraient une montagne de 2,5 km de côté et de 2,5 km de haut…
En effet l'industrie du tabac qui pesait 47 milliards de dollars rien qu'aux États-Unis est responsable de l'émission d'environ 16 millions de tonnes d'équivalents de CO2 annuels. Une automobile américaine émet en moyenne 4,4 tonnes de carbone par an, ce qui signifie que si les cigarettes devaient disparaître des États-Unis, l'Amérique en retirerait un bénéfice carbone équivalent au retrait de la circulation de près de 4 millions de véhicules !
La fabrication de tabac est une cause importante de déforestation. Selon une récente étude, le tabac représentait 5,3 millions d'hectares de terres cultivées, la première culture non vivrière de la planète. À cette date, le tabac occupe des terres arables qui auraient pu nourrir une population évaluée entre 10 et 20 millions d'individus.
Enfin, les cigarettes sont aussi une cause majeure d'incendie, y compris d'incendies de forêt, et un facteur contributif non négligeable aux accidents.
L'auteur n'y va pas avec le dos de la tabatière. A ceux qui lui reprochent l’usage du terme «holocauste», l'historien rappelle les 6 millions de morts provoquées chaque année par la cigarette. «Le tabac n'est ni un vice ni le symptôme d'un manque de force morale ; il est simplement trop dangereux pour être mis dans le commerce. Une ‘industrie de la mort’ qui fait tomber dans la poche d'une poignée de multinationales 1 000 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel. «Aucun bien de consommation ne rapporte autant de recettes.»
Une note d’espoir tout de même : le «pic du tabac» est peut-être déjà dépassé. Sa consommation chutant depuis le début du siècle, encouragée par les lois anti-tabac votées dans de nombreux pays dont le Sénégal et le prix croissant des cigarettes. En attendant «tout simplement d’interdire définitivement la fabrication et la vente de cigarettes». Un danger planétaire en somme.