"SIDIKI KABA DOIT PARTIR"
INTERVIEW SENEPLUS : ADAMA GAYE, JOURNALISTE ET ANALYSTE POLITIQUE
Depuis une trentaine d'années, le journaliste-consultant sénégalais Adama Gaye est l'une des figures les plus présentes sur les débats publics au Sénégal et même sur l'Afrique. Dans cet entretien exclusif avec www.SenePlus.Com, le natif de Kaolack invite Me Sidiki Kaba à quitter son poste de ministre de la Justice pour se consacrer à ses fonctions de président de l’Assemblée des États parties à la CPI. «C'est une question d'image et de principe», martèle-t-il. De l’Union africaine et des relations entre l’Afrique et la Chine, il a été aussi question ici. C’est qu’Adama Gaye est un des connaisseurs reconnus de liens sino-africains. Il est l'auteur du premier livre consacré à la montée en puissance récente de l’Empire du Milieu sur le continent, Chine-Afrique : Le dragon et l'autruche.
Le ministre de la Justice du Sénégal, Me Sidiki Kaba, est en même temps président de l’Assemblée des États parties à la CPI. Ces deux fonctions sont-elles compatibles ?
Même si elles sont juridiquement compatibles, ces fonctions ne le sont pas moralement et financièrement. Il faut moins de cupidité dans l'occupation des postes. Surtout qu'il y a un grave danger : les conflits d'intérêts ne sont jamais loin en particulier de la part d'un ministre dont les couleurs politiques sont trop visibles. Et puis comment ne pas voir cette gêne créée lors du sommet de l'Union africaine par un ministre d'un Etat africain demandant l'extradition d'un Chef d'Etat africain en exercice lors même que cela est interdit par une résolution de l'UA ? Un peu d'ordre aiderait. Monsieur Sidiki Kaba doit quitter ses fonctions de ministre de la Justice du Sénégal et de militant du parti au pouvoir au Sénégal s'il veut demeurer à la tête de la Cour pénale internationale (CPI). C'est une question d'image et de principe.
Lors du dernier sommet de l’Union Africaine, le président soudanais Omar El Béchir a été retenu durant quelques heures par la justice sud-africaine qui envisageait de l’extrader vers la CPI en exécution des deux mandats d'arrêt qui pèsent sur lui. Comment avez-vous accueilli cette situation ?
Je n'ai aucune sympathie pour les dictateurs sanguinaires de la trempe de El Béchir. Il mérite mille fois d'être pendu au mieux. Mais la question est de savoir pourquoi cette instance, la CPI, ne s'en prend pas à d'autres dirigeants d'autres régions du monde, comme les George Bush-fils et Tony Blair, impliqués dans la guerre sanglante, illégale et meurtrière en Irak, ou ceux d'Israël qui ont pilonné des malheureux palestiniens à la vue du monde entier. Sans compter bien sûr Nicolas Sarkozy et sa guerre en Libye. On dira que le mode de saisine de la CPI fait que les pays africains ont créé les conditions pour être les sujets les plus visés par elle. Mais en toute chose évitons le sentiment que la justice soit à un double niveau, un deux poids deux mesures, qui ne concerne que les pauvres. Et de grâce évitons que le show ne prenne le dessus sur la substance, ce besoin d'une vraie justice internationale, car certains fonctionnaires, dans cette instance, dans des ONG droits de l'hommistes, parfois instrumentalisés, ou à la tête de ministères de la Justice cherchent à se faire un nom, par pur populisme, en s'attaquant à El Bechir. Cela n'exonère pas l'Afrique du devoir de faire en sorte qu'à l'intérieur de ses frontières, les criminels d'État soient jugés et punis. Mais quand on sait comment les plus grandes normes ont été vampirisées par des institutions comme l'Union africaine et par les dirigeants nationaux, on peut comprendre hélas que ce n'est pas demain qu'on aura un Nuremberg, des procès crédibles et réparateurs, à l'africaine. Nous revenons à la case départ : Sommes-nous prêts à prendre en charge, sans fausseté, nos défis ? C'est la quadrature du cercle que l'Afrique se doit de résoudre si elle veut que sa revendication à être le continent du 21ème siècle ne soit autre chose qu'une pétition de principe saisonnière.
Dans un récent Baromètre SenePlus, 73% des votants estiment que, dans sa configuration actuelle, l'Union africaine n’est pas utile aux pays africains. Quel est votre position ?
Hélas, votre sondage en dit long. Que treize ans après sa création, en juillet 2002, l'Union africaine peine à se faire respecter, que sa légitimité, sa crédibilité et son efficacité soient à ce point remises en question devraient suffire pour que ses dirigeants, c'est-à-dire les chefs d'Etat africains se ressaisissent en sortant de leur posture de l'autruche, qui les poussent à croire que tout va dans le meilleur des mondes. L'Union africaine n'a rien résolu des grandes questions africaines de l'heure. Elle est toujours en retard à l'allumage sur les questions de la migration des populations africaines désespérées, au large de la Méditerranée, de la montée des fondamentalismes religieux, de la faiblesse de l'intégration économique régionale ou africaine, des menées terroristes ou des violations des droits de l'homme ou des valeurs démocratiques. Que les constitutions soient devenues, sous son regard, des torchons pour beaucoup de dirigeants du continent, montre à quel point, au lieu d'avoir remplacé en mieux son ancêtre, l'Organisation de l'Unité africaine (OUA), qui avait eu le mérite de compléter les processus de décolonisation et d'élimination de l'apartheid, l'UA reste aujourd'hui, plus que jamais, un talking-shop, ou le bavardage tient lieu d'action publique. Son inaction a laissé à d'autres la place pour agir : elle s'est ainsi mise à la traine de l'initiative électrification du continent désormais presque confiée à Jean-Louis Borloo, un Français ; celle de la sécurité à la France et à l'Amérique qui ont convoqué des rencontres sur le sujet où elle a joué le rôle de bouteille habillée ; et dans ses relations avec ses partenaires extérieurs, y compris la Chine, elle ne mène ni ne définit l'Agenda. Bref, osons-le dire, l'UA est une coquille vide. Ce qui la fait tenir c'est le simple fait que les partenaires extérieurs du continent n'ont pas d'autres interlocuteurs représentatifs du continent. Faute de mieux, elle reste donc un machin utile de temps à autre pour recueillir la voix de l'Afrique. C'est triste.
Comment la rendre dynamique et utile aux pays africains ?
Il faut un choc pour la requinquer et lui donner un sens. Peut-être faudrait-il commencer par lui trouver un président qui ne soit pas l'ancienne épouse d'un chef d'Etat en fonctions, quel que soit par ailleurs le talent de cette ex-conjointe, c'est une hérésie que l'UA paie au prix fort !
Le Président français François Hollande vient de terminer une brève tournée africaine. D’aucuns y voient une façon de contrer l'influence chinoise sur le continent. Qu'en pensez-vous ?
Nous ne sommes pas dans un contexte de grand jeu où les puissances se marquent à la culotte sur le continent, comme ce fut le cas pendant la guerre froide. Ici, les choses sont plus simples. Elles se résument en une formule : «grandes ambitions, petits calculs !». François Hollande sait que son sort, sa capacité à briguer légitimement un second mandat à la tête de l'Etat français, dépend du réveil économique de son pays ; or, n'ayant pas de marge de manœuvre à domicile, il est obligé d'aller en chercher là où il y a des poches de croissance. L'Afrique est, pour lui, un eldorado, qui peut le sauver d'une mort politique subite. Même s'il prétend donc rappeler, notamment au Benin, l'importance du respect des constitutions et de la gouvernance démocratique, le fait qu'il visite deux pays, l'Angola et le Cameroun, ou des dinosaures (Dos Santos et Biya) sont aux commandes des deux Etats depuis plus de trente ans, contredit tout ce qu'il a pu dire pour souligner son attachement à la démocratie. Ce qu'il vient chercher en Afrique c'est du business pour booster l'économie française. Au passage, la grandiloquence classique des discours de chefs d'Etat français donnera à penser que la France continue d'avoir de grandes ambitions sur le continent, la réalité est plus rêche : Hollande sait que son pays ne pèse plus lourd et qu'il ne lui reste qu'à tenter de tirer les marrons du feu face a d'autres acteurs étatiques et non-étatiques qui lui sont supérieurs désormais, surtout financièrement. Ne nous y trompons donc pas: les questions sécuritaires et démocratiques sont un simple paravent, ce qui motive le déplacement de François Hollande avec d'ailleurs 50 chefs d'entreprises c'est le mercantilisme économique. Quitte du reste a mettre une épitaphe verbalement (temporairement ?) sur ce qu'on appelait la Françafrique mais aussi et surtout sur la Francophonie. Car il a choisi un terme anglais pour définir la relation franco-africaine. Désormais, dit-il, on parle d’«Africa-France» (au lieu de Afrique-France), sans doute un clin d'œil à la majorité anglophone- mais aussi aux lusophones- qui ne sont pas à l'aise avec le néo-colonialisme qui suinte de la diplomatie linguistique francophone... Les mots ont ici un sens. Il faut dire que la ruée vers l'Afrique ne revient plus à un exercice de découpage et de contrôle de territoires comme lors de la conférence de Berlin en 1884-85 mais de gains concrets pour renforcer les nouveaux conquistadores, de la Chine à l'Inde en passant par les USA ou la France, etc. : leur but est de créer de l'emploi et de la croissance pour leurs peuples qui sont de plus en plus impatients et inquiets.
Justement, quel est l’état du partenariat entre le Sénégal et la Chine depuis la reprise, en 2005, des relations diplomatiques entre les deux pays ?
À vue d'œil, on peut dire que la coopération sino-sénégalaise a suppléé avantageusement celle qui existait entre Taiwan et le Sénégal entre 1996 et le 25 octobre 2005, date de la reprise des relations qui avaient été rompues entre Pékin et Dakar du fait de la reconnaissance, alors, par notre pays de l'ile-rebelle, au large des côtes de la Chine continentale, que la Chine considère, depuis 1949, comme sa 23ème province. Le rétablissement de l'axe Dakar-Pékin, a priori, semble tirer le Sénégal de la logique corruptrice de la diplomatie du chéquier qui l'avait poussé à se jeter dans les bras de Taiwan, dans un contexte où, à peine sorti de la dévaluation du franc CFA en 1994, il s'était retrouvé confronté à de graves difficultés budgétaires.
Quels sont les avantages pour le Sénégal d’un tel rapprochement avec la Chine ?
En se liant à Pékin, le Sénégal a pu voir les projets, ou l'essentiel des projets promis par les Taiwanais, être repris et finalisés, comme le Grand Théâtre, la Maison de la Presse, le Musée des Civilisations ou d'autres projets plus soft, notamment l'octroi de bourses de formation professionnelle et universitaire à un nombre croissant de jeunes sénégalais. On peut aussi lister le financement et la construction de l'autoroute vers Touba à hauteur de près de 500 millions de dollars. Enfin, pour le Sénégal c'est quand même mieux d'être diplomatiquement lié à l'un des pays les plus puissants du monde, acteur décisif de l'ordre international en création, que d'associer son sort à un micro-État factice, sous-produit des tensions de la guerre froide et des conflits coloniaux antérieurs, comme le sont les États créés autour de Chypre, des deux Corée, des deux Allemagne, voire de la Palestine, dont la division en entités géographiques et institutionnelles différentes procédait de la logique de la glaciation des rapports internationaux gelés par les contraintes de la guerre froide. Si on tient compte, par ailleurs, de ce que Taiwan voit de plus en plus son avenir, surtout en termes économiques, à travers ses liens avec le puissant voisin situé de l'autre côté du détroit qui le sépare de la Chine continentale, on peut présumer qu'en fin de compte le Sénégal fait coup double en renouant ses relations avec Pékin. Sur le long terme, la ‘’realpolitik’’ aidant, il n'est pas à exclure que les Taiwanais revoient à la baisse leurs ambitions géopolitiques pour ne se concentrer que sur les relations commerciales, comme ils l'acceptent déjà dans leurs rapports avec l'Afrique du Sud ou les Etats-Unis d'Amérique.
La coopération avec la Chine est-elle source de développement durable pour les pays africains ?
Il n'y a pas que du bon dans la coopération avec Pékin. Bien au contraire. On notera ainsi que malgré des efforts notables, pour se rapprocher d'autres secteurs de la société africaine, la coopération chinoise est principalement centrée sur les relations inter-étatiques au risque de renforcer dans certains cas des régimes autoritaires, prédatrices où parfois la veulerie pousse des dirigeants, moyennant des commissions, à entrer dans des deals léonins ou cyniquement signés, au point de brader la souveraineté de leurs pays. Le fait aussi que dans beaucoup de cas, la coopération chinoise n'ajoute pas toujours de valeur pour l'emploi local ni ne renforce les entreprises locales vient également susciter une autre série de questions. Entre autres : est-elle susceptible de créer les bases d'un développement endogène et durable ? Ne rabote-t-elle pas certains acquis en matière de bonne gouvernance, de transparence et de pratique démocratique ? Permet-elle une vraie due diligence, une évaluation value for money compte tenu de la pauvre qualité de certaines des infrastructures qu'elle apporte à des pays comme les nôtres ? Autant dire, en un mot, que s'il y a mille raisons de coopérer avec Pékin, il y en a autant pour être vigilant à son égard. Il est plus qu'urgent d'exiger que le gagnant-gagnant, formule magique que les dirigeants chinois avancent pour expliquer leur type de coopération avec l'Afrique, le soit davantage dans les faits qu'elle ne l'est dans la rhétorique. Au moment où la Chine révise son 'business model' en sortant de la stratégie du tout export ou de l'attrait des investissements directs étrangers pour se concentrer sur un rééquilibrage de son développement vers ses régions Ouest et centre toujours pauvres et l'orientation vers plus de services dans ses activités économiques, le continent africain gagnerait à se prendre en charge plus sérieusement au lieu de croire qu'un soleil venu de l'Est, de l'Asie, ferait mieux que les vents d'Ouest auxquels il a longtemps cru avant de se rendre compte que le développement, comme la charité, commence par soi, à domicile.
L’une des particularités de la Chine dans ses rapports avec l’Afrique, c’est que son aide n’est pas conditionnée au respect de valeurs comme la démocratie et le respect des droits de l’homme. N’est-ce pas là un autre bémol ?
C'est même le talon d'Achille de cette coopération. L’Afrique doit admettre que le legs de dizaines d'années de combats à travers le continent pour la transparence, les droits de l'homme ou la bonne gouvernance, ne peut être jeté aux orties simplement parce que la Chine se pose en alternative aux autres partenaires extérieurs et acteurs intérieurs qui veulent voir le continent respecter ses engagements sur ces normes-là. Celles-ci, in fine, font partie de son Adn maintenant. Si les dirigeants chinois, qui ont la liberté de mener leur propre politique intérieure sur ces questions, ne comprennent pas qu’à l'ère de l'internet et des revendications démocratiques, il n'est pas avisé de s'allier uniquement avec ceux qui sont aux postes de commande des Etats, ils risquent de brader une coopération au potentiel loin d'être épuisé. Encore une fois cependant c'est aux Africains, notamment la société civile, mais aussi les partis politiques, de s'assurer face à la Chine l’Afrique respecte ses propres choix en matière de développement économique et politique. Cela ne doit pas consister à simplement blâmer la Chine. Le China-bashing risque de n'être qu'un exercice sans efficacité aucune. Il nous revient de mener les combats vitaux pour la montée en puissance de l'Afrique selon nos propres vertus et valeurs...