"À Y REGARDER DE PRÈS, L’ETAT N’AIDE PAS LA PRESSE MAIS PLUTÔT LES PATRONS DE PRESSE"
Mor Faye est sociologue des médias et de la communication, enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger
Docteur Mor Faye est sociologue des médias et de la communication, enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis du Sénégal. Chef du Département de Communication de l’UFR des Civilisations, Religions, Arts et Communication (UFR CRAC) et
Coordonnateur du Master de Cinéma documentaire de l’UGB. Il est aussi l’auteur de nombreux travaux scientifiques sur la presse française et la presse africaine, dont « Presse privée écrite en Afrique francophone. Enjeux démocratiques » et co-auteur de « La Charte africaine de radiodiffusion. Quel impact en Afrique de l’Ouest ?». Il fait ici un diagnostic sans complaisance de la presse sénégalaise et s’exprime sur le danger que constituent les passe-droits dont elle jouit de la part de l’Etat.
Le Témoin : La presse sénégalaise vit une crise financière sans précédent. En août 2011, elle a bénéficié de la part du président Abdoulaye Wade d’une amnistie fiscale de 12 milliards de francs CFA. Vendredi passé, le collectif des éditeurs et patrons de presse du Sénégal a été encore obligé de solliciter le chef de l’Etat, M. Macky Sall, pour un effacement de sa dette fiscale. La presse est-elle condamnée à toujours tendre la main aux autorités pour éviter l’asphyxie fiscale ?
Dr Mor Faye : Le fait que la presse, en vue de faire face à ses difficultés économiques et financières, aurait bénéficié en 2011 d’une amnistie fiscale de 12 milliards de francs CFA sous la présidence de Maître Abdoulaye Wade et que le Collectif des éditeurs et patrons de presse du Sénégal sollicite le chef de l’Etat, M. Macky Sall, pour l’effacement de la dette fiscale des entreprises de presse, révèle au moins deux paradoxes.
Le premier paradoxe est que la presse sénégalaise a obtenu, depuis le vote de la loi 96-04 du 22 février 1996 instituant l’aide de l’Etat à la presse, plusieurs centaines de millions de francs CFA. Au titre de la présente année, une enveloppe de 700 millions de francs CFA est encore accordée à la presse.
L’esprit de cette aide est de garantir le pluralisme médiatique, un adjuvant indispensable à la démocratie, en permettant aux entreprises de presse de bénéficier de la part des pouvoirs publics de ressources additives pour le développement du secteur.
Mais aujourd’hui, au regard des résultats obtenus, cette aide se révèle être un véritable gouffre financier. Autrement dit, depuis son démarrage en 1996, elle n’a pas d’impact réel sur les entreprises de presse, ni point de vue de leur structuration en tant qu’entreprises viables au sens économique et financier du terme, ni du point de vue de l’amélioration des conditions sociales des journalistes, ne serait-ce que par le respect de la convention collective de 1991 qui régit encore la presse sénégalaise et qui invite, entre autres, les patrons de presse à formaliser davantage les contrats de travail avec leurs employés.
Le second paradoxe est que c’est cette même presse, sous perfusion depuis presque 20 ans grâce à l’argent du contribuable, qui se tourne encore vers l’Etat pour l’effacement de sa dette fiscale.
Au vu de ce double paradoxe, on est effectivement tenté de dire que la presse sénégalaise est condamnée à toujours tendre la main à l’Etat pour éviter son asphyxie financière. D’ailleurs, les mécanismes d’intervention des pouvoirs publics dans la presse, sous forme d’un montant annuellement versé à la presse, d’amnistie fiscale ou d’effacement de dettes fiscales, ne sont pas exempts de toute critique.
Nombreux sont les observateurs, y compris même dans les milieux de journalistes, qui estiment en effet que l’aide de l’Etat à la presse, sous sa forme actuelle, doit être repensée. On déplore que le Sénégal soit l’un des rares pays à accorder une aide directe à la presse, c’est-à-dire en « espèces sonnantes et trébuchantes » versées aux patrons de presse, alors que partout ailleurs, pour plus d’efficience et d’efficacité, l’aide de l’Etat à la presse est indirecte (régime fiscal spécifique, formation, accès gratuit aux manifestations artistiques, etc.).
Au Sénégal, à y regarder de près, l’Etat n’aide pas la presse mais plutôt les patrons de presse.
Il est bien vrai que l’environnement socioéconomique des médias est difficile. L’étroitesse du marché publicitaire est un sérieux obstacle au développement de la presse en général. Pour la presse écrite en particulier, l’analphabétisme de l’immense majorité des populations ne permet pas de produire et de vendre des journaux à grande échelle. Selon des statistiques de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), le taux d’analphabétisme au Sénégal est de 58,2% (hommes : 47,9%, femmes : 67,1).
Mais ces facteurs n’expliquent pas tout. S’y ajoute également le fait que les entreprises de presse n’ont pas, dans leur immense majorité, de véritables politiques stratégiques de développement leur permettant d’être des entreprises rentables. Par exemple, on crée un journal comme on crée une épicerie de quartier, c’est-à-dire sans étude de marché au préalable.
A force de bénéficier de ces passe-droits (aide à la presse, apurement de la dette fiscale), la presse ne risque-t-elle pas d’aliéner sa liberté si fondamentale à son existence ?
Le fait que la gestion de l’aide de l’Etat à la presse ne soit toujours pas confiée à une structure indépendante et qu’elle relève du ministère de la Communication et le fait également que les patrons de presse entrent directement en négociation avec le Chef de l’Etat pour une amnistie fiscale ou l’effacement de leurs dettes fiscales, présentent effectivement des risques réels d’instrumentalisation de la presse par les pouvoirs publics pour la museler et en faire une presse de connivence.
Par exemple, pour justifier le non versement de l’aide de l’Etat à la presse à un moment donné, l’ancien Président Abdoulaye Wade ne disait-il pas qu’il n’était pas disposé à aider une presse qui l’injurie ? Au point d’oublier que cette aide ne venait pas de sa propre poche mais de l’argent du contribuable sénégalais, suite au vote d’une loi par les représentants du peuple que sont les députés.
Les risques de faire chanter la presse par l’instrument du dispositif d’Etat de l’aide à la presse sont donc bien réels.
Et si vous regardez très bien, vous allez voir que ce sont les patrons de presse qui vont toujours au palais pour soumettre des doléances au chef de l’Etat afin d’obtenir ce que vous appelez des « passe-droits ». Cette démarche avait commencé sous l’ancien Président Abdoulaye Wade et se poursuit encore sous son successeur Macky Sall. Fait remarquable : le SYNPICS n’est jamais de la partie ! Il semble être plus prudent, plus méfiant, parce qu’étant certainement plus conscient que la réception de « passe-droits » de la part des pouvoirs publics peut être un sérieux facteur d’aliénation de la liberté de la presse et de l’indépendance du journalisme.
D’ailleurs, il suffit d’écouter les réactions du public pour se rendre compte qu’il est majoritairement très réticent chaque fois que les patrons de presse négocient directement avec l’Etat soit pour obtenir une fréquence de télévision soit pour bénéficier d’une amnistie fiscale. On craint que la liberté de la presse soit écornée par ces pratiques perçues, à tort ou à raison, comme des tentatives de corruption des patrons et des structures de presse.
On a constaté ces dernières années une floraison de titres et de sites internet dans lesquels la recherche du gain prend le dessus sur la qualité de l’information. N’est-il pas temps de réorganiser la presse qui ressemble à un secteur informel ?
Face à cette nouvelle presse qui ne titre que sur la Lutte, la Musique et la Danse (LMD), pour reprendre une expression de Nouvel Horizon dans une édition récente, on ne peut pas toutefois envoyer les forces de l’ordre pour leur demander de fermer tel ou tel journal, de suspendre telle ou telle radio ou telle ou telle télévision et de désactiver tel ou tel site d’information, sauf bien sûr en cas de violation grave des textes de lois et de règlements qui régissent la presse au Sénégal.
A mon avis, la vraie réponse doit plutôt venir des journalistes qui se réclament encore d’un journalisme de qualité. Mais comme beaucoup d’observateurs de la presse sénégalaise, je suis sceptique. En réalité, en perte de repères en raison de la féroce concurrence que leur livre cette presse dite « bas de gamme », de nombreux organes de presse réputés naguère sérieux versent dans le sensationnel, en privilégiant de plus en plus les faits divers et les programmes de lutte, de musique et de danse, au détriment de sujets plus informatifs, plus didactiques, c’est-à-dire plus en phase avec les missions d’information et d’éducation que doit remplir la presse.
Avec l’essor d’internet, nous avons effectivement remarqué que ceux qui se réclament d’un journalisme de qualité ont tendance à faire de moins en moins d’efforts. Ils reprennent les articles vus sur internet, notamment dans les réseaux sociaux, et les relaient, sans faire des investigations complémentaires de vérification. Donc, il y a des soucis à se faire quant à la survie de l’information de qualité si cette tendance perdure.
Que faut-il réellement pour que la presse sorte de ce tunnel de difficultés financières et matérielles sans fin ?
Les problèmes auxquels les entreprises de presse sont confrontées sont tellement complexes qu’on se garderait de donner des solutions, sans identifier clairement ces problèmes, notamment à travers une démarche stratégique. Sur ce point, un audit externe et interne appliqué au secteur des médias, dans toutes ses composantes, est un préalable indispensable.
A l’externe, l’environnement socioéconomique, juridique et fiscal des entreprises de presse devrait rigoureusement être audité. A l’interne, un audit organisationnel et social des entreprises de presse devrait également être fait.
Ce n’est qu’à la suite de cet audit global qu’on pourrait trouver des solutions pertinentes aux difficultés de la presse.
Pourtant, les recommandations des Assises nationales, qui ont donné naissance au nouveau code de la presse, proposent des pistes de réflexions et d’actions très intéressantes pour remédier aux problèmes des entreprises de presse.
Mais ce nouveau code n’est toujours pas voté par les députés.
A votre avis, qu’est-ce qui bloque le vote de ce code même si le pouvoir en place a toujours donné des gages de le faire voter ?
A mon avis, c’est le manque de volonté politique qui explique ce blocage. Sous le régime du Président Abdoulaye Wade, il y avait un double discours. D’un côté, ce dernier disait que ses ministres et lui-même étaient favorables au nouveau code de la presse. De l’autre, il indiquait que c’étaient les députés qui étaient défavorables au vote de ce nouveau texte sur la presse. Aujourd’hui, sous le nouveau régime, les choses ne semblent pas avancer.
Attendons de voir.
Votre mot de la fin sur la situation de la presse sénégalaise !
La presse a joué un rôle clé dans l’évolution politique et sociale du Sénégal. Et ce serait dommage que les tendances régressives notées dans les pratiques des journalistes et dans la gestion des entreprises de presse ne soient pas vite corrigées.
Pour ce faire, les journalistes ne sont pas les seuls à être interpelés par cette nécessité. L’Etat, les partis politiques, la société civile et les personnes de bonne volonté le sont également. Tous doivent donc œuvrer à l’existence d’une presse libre et de qualité. Il y va de l’ancrage durable de la démocratie dans ce pays.