«LE MIGRANT EST L’AVENIR DU MONDE»
BERTRAND BADIE, AUTEUR DE «NOUS NE SOMMES PLUS SEULS AU MONDE»
C’est l’ouvrage d’un «vieux monsieur»…«sentant venir le froid éternel», comme dirait De Gaulle, que Bertrand Badie a d’ailleurs cité allègrement. Auteur d’un livre intitulé «Nous ne sommes plus seuls au monde» (2016), le politologue et sociologue français était ce vendredi 15 mai l’invité de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), pour un débat avec l’écrivain et économiste Felwine Sarr…Où il dira entre autres que «le migrant est l’avenir du monde», que les milliards d’euros dépensés pour «réprimer la migration» n’ont pas servi à grand-chose, que «la colonisation est l’acte fondateur de la pathologie des relations internationales»…Le politologue français va aussi s’intéresser au discours du candidat Emmanuel Macron sur la colonisation.
«Nous ne sommes plus seuls au monde»...Ce n’est ni un slogan, ni une de ces gentillettes jolies formules de bisounours, c’est le titre de l’ouvrage publié l’an dernier par Bertrand Badie, qui dit l’avoir plus ou moins «écrit en pensant à l’Afrique».
Une confidence du sociologue et politologue français, à son public de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad), qui le recevait ce vendredi 15 mai. Bertrand Badie ne s’arrêtera pas là, passant quasiment aux aveux, laissant ainsi entendre que cette question l’a «poursuivi pendant 40 ans de (sa) carrière académique» : «Pourquoi l’Europe, d’abord, et le monde occidental, ensuite, se sont-ils donc entêtés à penser et à agir comme s’ils étaient seuls au monde?» Commentaire du politologue, quelques secondes après : «C’est probablement la plaie la plus douloureuse qui marque le système international aujourd’hui», avec un Droit international, qui au lieu d’être le droit de tous, celui des «7 milliards d’individus que nous sommes», se résume à un «droit westphalien», autrement dit un «droit directement issu de l’histoire européenne» : «le malentendu vient de là».
On se retrouve ainsi avec une «pratique diplomatique» qui emprunte ses «codes, ses rituels et sa lecture des événements» à ce que le politologue français appelle «l’unicité européenne». Car comment comprendre, se demande Bertrand Badie, que des responsables occidentaux puissent se permettre, à l’antenne ou sur un écran de télévision, de s’exprimer au sujet d’un événement ici ou là, en «Papouasie ou dans les Comores», «en proposant spontanément la solution». Dans les sciences sociales, dit le conférencier, tout commence par l’Histoire. Bertrand Badie remonte justement jusqu’à la création de l’Etat-nation, le système westphalien, qui crée des «unités territoriales souveraines». On envisage alors le monde comme la «juxtaposition d’unités identiques».
Ce qui signifie que dans le système westphalien, les états sont dans une «compétition loyale», contrairement au «système inégalitaire» de la mondialisation. Entre un «Pib de 223 dollars», et un autre de «97500 dollars» : la «différence est (évidemment) abyssale».
«Ce que gagnent les sociétés d’accueil…»
Derrière la mondialisation, un mot quasi impossible à définir selon le politologue, il y a la «mobilité», entre autres caractéristiques, à laquelle le migrant vient donner un visage humain. Bertrand Badie n’hésite d’ailleurs pas à dire que «le migrant est l’avenir du monde», mais que l’Europe refuse malheureusement de «voir en face la nouveauté de ce phénomène». L’urgence aujourd’hui, dit-il, c’est de créer un «régime international gouvernant les processus migratoires». Parce que «la mobilité doit être accompagnée».
Mais attention, dit le politologue. Lorsqu’on parle de «régime de la mobilité», cela ne signifie absolument pas que «tout est permis. Ça veut dire qu’on trouvera un point d’équilibre entre ces trois partenaires que sont les sociétés de départ, les sociétés d’accueil, et les migrants eux-mêmes. C’est possible, parce qu’on sait ce que les sociétés d’accueil gagnent d’une main d’œuvre immigrée, et pas seulement une main d’œuvre, mais un flux humain. Les sociétés de départ en tirent un avantage».
Mais l’Europe n’a pas l’air d’avoir compris. En tout et pour tout, les chiffres sont de Bertrand Badie, «l’Europe a dépensé 13 milliards d’euros, depuis 2000, pour réprimer la migration». A quoi bon ?! «Est-ce que ça a découragé une seule personne à prendre le risque de franchir la Méditerranée, et de rejoindre les 40 .000 personnes qui sont restées au fond de la Méditerranée ?»
Sans parler du silence des responsables occidentaux…Car depuis que «l’Europe fait face à ces problèmes-là, pas un seul responsable européen n’a fait (ne serait-ce qu’) une proposition (…), pour intégrer ces flux migratoires. On parle plutôt de renforcer les frontières». Mais attention, prévient le politologue français, à ce «que les exclus du monde ne soient pas une masse dangereuse».
Ce qu’il nous faut aujourd’hui, dit Bertrand Badie, c’est une «gouvernance mondiale», capable de «prendre en charge les inégalités mondiale», mais pas de «façon caritative, pas par les seuls dominants». Idem pour Felwine Sarr, que l’on entendra dire que l’on devait envisager la «solidarité internationale autrement que sous l’angle du don». Autrement dit des relations internationales fondées sur le «respect» et la «dignité».
Bertrand Badie, qui refusera systématiquement de proposer l’une ou l’autre solution, par peur de ressusciter de vieux démons colonialistes, estime d’ailleurs que «c’est à l’Afrique de porter ce grand projet de gouvernance mondiale, en faisant l’inventaire des besoins sociaux immédiats». Comme c’est aussi le rôle sinon la mission des universitaires et des sociologues.
LA COLONISATION : Ou «l’acte fondateur de la pathologie des …»
Sans avoir peur des mots, Bertrand Badie dit de la colonisation, «violente et brutale», que c’est «l’acte fondateur de la pathologie des relations internationales», qui auront ensuite du mal à être saines.
Après la colonisation, la décolonisation, une «fin de cauchemar» potentielle, qui aurait d’ailleurs pu être une chance dit Bertrand Badie, «parce qu’elle aurait pu permettre d’associer les nouveaux états à la gouvernance mondiale ». A la place : la violence, et donc un «échec terrible», des modèles copiés, et c’est cette violence qui continuerait de marquer ou de hanter les Relations internationales ; avec même quelques rapports parfois heurtés, entre les anciens colons, et leurs anciennes colonies. Ou alors quelques partenariats difficiles, «entre la France et l’Algérie, la France et Madagascar, entre l’Angleterre et le Kenya». Donc une «décolonisation ratée», pour parler comme l’écrivain et économiste Felwine Sarr, qui pointe du doigt cette «vision instrumentale des états émancipés» ou ce «contrôle sur leurs ressources et leurs matières premières». Dans des groupes comme le G7 et le G20 par exemple, Bertrand Badie fait remarquer que l’on ne trouve que très peu d’états issus de la colonisation, idem pour les anciennes colonies. Sans oublier que ces mêmes groupes «concentrent (paradoxalement) 99,9 % du PIB mondial et 0, 1% des souffrances mondiales». Aujourd’hui, ou on accepte, dit Felwine Sarr, que les choses ont changé, ou alors se contente-t-on d’être dans le «déni». L’auteur d’«Afrotopia» ajoute d’ailleurs que nous devons faire avec une «nouvelle sociologie des relations internationales. Les questions de stratégie et de géopolitique ne suffisent plus, il faut prendre en compte l’évolution des sociétés», qui deviennent «elles-mêmes des acteurs importants». Au point de contraindre les états à se montrer «réactifs» (contre le terrorisme par exemple) et à ne plus être ceux qui prennent les initiatives.
Sans oublier que les enjeux politico-militaires sont dépassés par les enjeux sociaux. En faisant plus ou moins le calcul, on se rend compte, la remarque est de Bertrand Badie, que «la faim dans le monde fait 9 millions de morts tous les ans, dont 3 millions d’enfants de moins de cinq ans», pendant que «l’effet global d’homicide par an du terrorisme est 9000 à 10000 fois inférieur»… «Mais on n’en parle pas.»
EMMANUEL MACRON ET LA COLONISATION : Avant/Après…
On se souvient encore de la fameuse phrase du candidat Emmanuel Macron à l’époque, lors de sa visite en Algérie. Un bout de phrase, qui fait encore grand bruit : «La colonisation est un crime contre l’Humanité »…De quoi faire dresser quelques cheveux…Macron serait-il allé trop loin ? Pour le politologue français Bertrand Badie, là n’est pas la question, et peu importe finalement ce que l’on entend par crime contre l’Humanité : «Je me félicite, dira-t-il, que le président de la République (Macron est candidat à l’époque) ait eu le courage de dire que la colonisation était un crime contre l’Humanité. Le problème n’est pas de savoir si la notion de crime contre l’Humanité est pertinente. Le problème c’est, pour nous Européens, d’ouvrir les yeux sur cette page de l’Histoire qui nous a fait partir dans la mauvaise direction.»
Ce à quoi Felwine Sarr répondra qu’il a lui aussi commencé par penser comme le politologue français : «J’ai d’abord eu la même idée que vous, mais je l’ai vu se rétracter ensuite en France, et revenir un peu en arrière en disant que non, ce n’est pas un crime contre l’Humanité, mais un crime contre l’Humain…En n’affrontant pas la levée de boucliers qu’il y a eue dans le landernau politico-médiatique, en nuançant ses propos, et j’ai le sentiment que c’était des propos opportunistes (…) Je lui faisais le crédit de sa jeunesse, mais je ne suis pas si sûr de ça, j’attends de voir». Bertrand Badie, qui en a d’ailleurs profité pour demander «pardon» pour le «discours de Dakar», poursuit, dans une lecture assez bienveillante : «Il y a eu le Macron de la sincérité, et le Macron, engagé dans une campagne électorale, qui a ensuite fait marche arrière. J’ai eu la faiblesse de penser que le premier était sincère, et que le deuxième était calculateur. Mais s’il est calculateur, c’est bien la preuve que nous sommes dans un système qui n’est pas prêt».
Pour Felwine Sarr, nous avons à faire à un discours édulcoré «de la mission civilisatrice», qui «n’emploie (donc) plus les mêmes termes», ou à cette «conscience arrogante d’être porteur d’une mission civilisatrice».