TÉMOIGNAGES D’ÉCONOMISTES SUR UN «INTELLECTUEL HORS-PAIR»
Les économistes ont été unanimes à saluer la mémoire du professeur Samir Amin - Il apparait comme un des intellectuels les plus prolifiques et les plus influents de sa génération
Les économistes ont été unanimes à saluer la mémoire du professeur Samir Amin, un «intellectuel hors-pair» décédé, dimanche 12 août, à Paris. Selon des témoignages recueillis, il apparait comme un des intellectuels les plus prolifiques et les plus influents de sa génération… Donc, sa disparition constitue une perte incommensurable pour l’Afrique et tous les peuples luttant contre l’oppression capitaliste et la domination impérialiste.
MOUSSA MBAYE, SECRETAIRE EXECUTIF ENDA TIERS-MONDE : «Samir a fait un don de sa bibliothèque personnelle à la jeunesse africaine»
«Samir Amin, un grand penseur de classe mondial, m’a surtout marqué par sa simplicité et son abord facile et par le fait qu’il a consacré sa vie à aider les africains et les peuples du Sud à décrypter les enjeux du monde et les mécanismes qui les enserrent dans la pauvreté et sous domination militaire, économique, sociale, politique, etc. Un fait marquant, c’est que sa dernière activité et apparition publique eut lieu dans le hall du siège d’Enda Tiers-monde, pour le lancement du rapport alternatif sur l’Afrique, un rapport pour l’Afrique, par les africains; une innovation, une initiative qu’il a qualifiée d’«ambitieuse et importante» et pour lequel il n’a eu de cesse de nous encourager; il fut un des contributeurs émérite de premier numéro du RASA où il défendait un projet de souveraineté populaire comme alternative à une mondialisation prétendument libérale mais en réalité sauvage et impérialiste où notre continent n’a définitivement aucune chance de recouvrer sa dignité.
Ensuite, il faut outrer que dans les mêmes lieux, en début de cette année, il posait un acte fort lors de l’inauguration de la «Bibliothèque Populaire du Développement », suite au don de sa bibliothèque personnelle (avec l’ensemble de ses ouvrages en format papier et numérique, et toutes celles acquises sa vie durant) à la Jeunesse africaine, aux moins soins d’Enda Tiers-monde. Il avait compris - et c’est là le combat d’Enda Tiers-monde - que c’est en réinventant notre rapport au savoir que la Jeunesse africaine pourra s’armer pour mener le combat de l’émancipation et placer notre continent en position honorable dans un monde multipolaire aujourd’hui incontournable.
Enda Tiers-monde perd ainsi un de ses membres fondateurs qui, avec Jacques Bugnicourt, bien avant la mode du développement durable, montrèrent que l’environnement devait être au cœur de la vision pour le développement. Après le Sommet de Stockholm de 1972, il s’est battu pour que le Programme des Nations Unies «Environnement et Développement en Afrique» (ancêtre de Enda Tiers-monde) fut installé à Dakar et a œuvré avec le président Senghor pour faciliter le lancement, avec un Accord de Siège avec la République du Sénégal, dès 1978. Ainsi commençait cette formidable aventure humaine et humaniste que fut Enda Tiers-monde, première des Ong africaines née ici au Sénégal et qui a ensuite acquis une dimension internationale en s’implantant sur quatre continents, portant la voix des plus vulnérables dans les cercles de décision à toutes échelles.
S’il faut retenir la figure d’un intellectuel qui, non seulement a produit avec profusion pour aider les peuples du Sud à décrypter leur situation et gagner leur autonomie, mais en plus a mis la main à la pâte en créant des institutions qui vont concrétiser cela (Enda Tm, Codesria, Forum mondial des alternatives); de surcoût, jusqu’à son dernier souffle, il est resté disponible pour tous citoyens, militants, dirigeants, étudiants, enseignants, institutions, etc., qui souhaitaient interagir avec lui dans le sens de l’émancipation des peuples, la justice sociale et la sauvegarde de la planète.»
NDONGO SAMBA SYLLA, ECONOMISTE CHARGE DE LA RECHERCHE ET DE LA PRGRAMMATION A LA FONDATION ROSA Luxembourg : «Personne ne pourra prendre la place qu’il a laissée vacante»
«Samir Amin fait partie des intellectuels les plus prolifiques et les plus influents de sa génération. Lecteur précoce de Marx, communiste de cœur et de raison, il a été l’un des théoriciens les plus en vue du système capitaliste/impérialiste. Il a produit environ une quarantaine d’ouvrages traduits dans de nombreuses langues. Son nom a fait le tour du monde, évoquant partout la rigueur intellectuelle, l’intégrité morale, l’esprit de résistance, la solidarité entre les peuples, etc. Samir Amin a été à l’avant-garde de tous les combats intellectuels pour la libération des peuples du Sud. Aujourd’hui, la contestation contre le franc CFA a pris son envol. Peu de gens savent que Samir Amin a été l’un des premiers à avoir porté ce combat avec son habituelle perspicacité à une époque où les intellectuels africains étaient rarement outillés sur ces questions.
J’ai connu personnellement Samir Amin par l’intermédiaire de mon grand-frère et ami Demba Moussa Dembélé, un autre homme intègre et combattant infatigable, qui lui a consacré quelques ouvrages de référence. Samir Amin a inauguré, en mars 2013, les «Samedis de l’économie», un forum mensuel d’échanges sur les questions économiques organisé par Demba Moussa Dembélé et son équipe, en collaboration avec la Fondation Rosa Luxemburg. Samir Amin venait alors de publier un nouveau livre intitulé: «L’implosion du capitalisme contemporain», objet de sa conférence. J’en profitais pour lui offrir un livre critique sur le commerce équitable que je venais de faire paraître. Deux jours plus tard, il m’appelait pour me dire qu’il avait lu et apprécié et qu’il allait rédiger une note de lecture. Trois jours plus tard, il publia la note promise, louant mon livre et le complétant sur de nombreux points. Par la suite, il fit de même pour certains de mes travaux, toujours avec le même enthousiasme.
Toute personne qui a côtoyé cet intellectuel modèle pourra raconter quelques anecdotes qui illustrent son érudition, sa générosité et son dévouement sans faille. Je garde des souvenirs émus de la combativité, de la profondeur analytique et de la simplicité déroutante du Grand Maître de l’économie politique. Samir Amin nous manquera. Personne ne pourra prendre la place qu’il a laissée vacante. Mais son œuvre continuera de rayonner et de nous guider.»
DEMBA MOUSSA DEMBELE, ECONOMISTE, PRESIDENT DE L’ARCADE : «Un intellectuel hors-pair vient de s’éteindre»
«La disparition du Pr. Samir Amin est une perte incommensurable pour l’Afrique et tous les peuples en lutte contre l’oppression capitaliste et la domination impérialiste. C’est un intellectuel hors-pair qui vient de s’éteindre. En effet, Samir Amin a contribué, de façon magistrale, au combat intellectuel et politique pour l’émancipation des peuples du Sud. Economiste de réputation mondiale, il a été depuis plus de six décennies sur la ligne de front contre les théories conventionnelles sur le développement des pays du Sud. Le Pr. Samir Amin a apporté des contributions magistrales à l’économie politique du développement.
Considérant le système capitaliste comme un seul et unique système se déployant à l’échelle mondiale, il affirma que ce qu’on appelle «sous-développement» des pays du Sud - qui constituent la Périphérie du système - n’est que la conséquence de leur ajustement aux besoins d’accumulation des principaux pays capitalistes. Cet ajustement s’est traduit par la dépossession permanente et le pillage des ressources de la Périphérie. C’est cela la vraie explication du prétendu «retard» de l’Afrique et des pays du Sud. Celui-ci n’est nullement dû à des facteurs géographiques ou culturels, comme le font croire les idéologues du système dominant. Cette déconstruction de la théorie conventionnelle sur le développement est une des contributions majeures du Pr. Samir Amin à l’économie politique.
Ses thèses audacieuses firent de lui un des principaux penseurs critiques du Sud. Ses nombreux ouvrages, traduits dans plusieurs langues, ont fait de lui une autorité reconnue et respectée, dans le monde entier. Nous éprouvons une très grande fierté d’avoir connu et cheminé aux côtés de cet intellectuel organique exceptionnel, dont la vie et l’œuvre ont été consacrées à la lutte pour l’émancipation des peuples du Sud.»
ABDARAHMANE WONE, CHARGE DE COMMUNICATION CODESRIA : «Ce que je retiens de Samir, c’est sa ponctualité, son engagement et sa disponibilité»
«Le Professeur Samir Amin était un des membres fondateurs du Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (Codesria). Il était le premier à occuper le poste de Secrétaire exécutif du conseil. Dans le cadre de mes fonctions de chargé de la communication du Codesria, j’ai eu la chance de le connaître, de l’approcher et de faciliter certaines de ses rencontres avec les médias du Sénégal, de l’Afrique et du Monde. Ce que je retiens de Samir, c’est sa ponctualité, son engagement et sa disponibilité. Samir prend toujours le temps d’arriver quelques minutes avant ses rendez-vous. Il était très engagé dans son combat intellectuel pour la libération de l’Afrique et des peuples opprimés. Il avait très tôt compris que pour gagner un tel combat, il avait besoin de s’armer de sciences et de se battre sur le terrain des idées. C’est ce qui a fait de lui l’intellectuel organique qu’il a toujours été. L’économiste était prompt à partager son savoir et son savoir-faire, avec la nouvelle génération de chercheurs et militants du panafricanisme. Au peuple Sénégalais, qui l’avait accueilli à bras ouverts, aux Africains et à tous les militants progressistes du monde, nous présentons nos condoléances les plus attristées.»
Par JEAN PIERRE MALOU