«LES SENEGALAIS SONT DE PLUS EN PLUS DESINTELLECTUALISES»
PR MAMOUSSE DIAGNE, AGREGE DE PHILOSOPHIE
Enseignant à la retraite à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Mamoussé Diagne a passé son agrégation en philosophie en 1973. Spécialiste des questions africaines et militant actif des événements de mai 68, l’ancien secrétaire général adjoint de la Cdp-garab gui revient dans cet entretien sur différentes thématiques touchant l’enseignement supérieur, la politique, la gouvernance et la malédiction du pétrole … Trouvé dans sa bibliothèque dans sa maison à Fann, le philosophe s’est désolé du fait que les Sénégalais sont en voie de désintellectualisation. Entretien.
L’As : Au Sénégal, l’enseignement supérieur traverse une crise sans précédent. Aujourd’hui que vous êtes à la retraite, quel regard portezvous sur le secteur ?
Pr Mamoussé Diagne : Il faut souligner qu’officiellement, je suis à la retraite. Mais officieusement, je sers toujours au département de philosophie avec ’encadrement de certains étudiants en année de thèse et autres. La crise dans l’enseignement supérieur est liée au système en vigueur. Ce système est formé à partir de la déstructuration de ce qui se fait. Et nous enseignants à la retraite, nous avons adressé une lettre au président de la République pour attirer son attention sur cette déstructuration par le sommet. Il faut 27 voire 30 ans pour former les enseignants de rang A. Et lorsque ces derniers partent à la retraite, c’est tout un problème pour les remplacer. Nous leur prions de mettre en place un système qui existe déjà en Côte d’Ivoire, au Bénin, et maintenant au Gabon. C’est le système de l’éméritat. Quand les professeurs atteignent 65 ans, ils sont théoriquement retraités de l’université, mais ils restent attachés à l’université en percevant leurs salaires et en fournissant les mêmes prestations, jusqu'au moment où ils sont remplacés par des enseignants bien formés et bien encadrés qu’ils accompagnent jusqu’au jour où ils auront envie d’aller pêcher à la ligne ou de faire autre chose. Mais les mettre à la porte comme cela se fait actuellement, c’est une énorme perte pour des pays comme les nôtres. D’autant que la totalité des enseignants du continent au niveau magistral ne fait pas l’équivalent en masse critique sur le plan intellectuel de Harvard ou de Princeton, soit une seule université américaine. Il y a des départements dans lesquels on n’a plus d’enseignants de rang A, ou alors il n’y a plus que des assistants ou des maîtres assistants. Donc sur ce plan là, il y a une régression du niveau de contenus des enseignements. Et cela fait que les étudiants formés ne peuvent plus être très qualifiés. D’où la reproduction de cette médiocrité au sens littéral du terme. En outre, les contrats proposés par l’Université sont des contrats qui ne prenaient plus en charge un certain nombre d’avantages que le syndicat avait réussi à obtenir en ce qui concernait aussi bien l’habitat, la prime de recherche et autres. Et donc de 1 million environ pour un enseignant de rang deuxième classe professeur, le collègue est retombé à 300.000 ou 400.000 Fcfa lorsqu’il part à la retraite, parce que toutes les indemnités tombent. Et c’est ça que nous trouvions proprement scandaleux. C’est un appauvrissement réel sur le plan personnel, sur le plan psychologique.
«IL Y A UNE SORTE D’EMBOUTEILLAGE A L’UNIVERSITE DANS SA VERSION CLASSIQUE»
Est-ce que l’Université sénégalaise peut retrouver ces lettres de noblesse grâce aux réformes entreprises ?
Il y a une sorte d’embouteillage à l’Université dans sa version classique. L’université est surpeuplée à tout point de vue, sans qu’on ait une perspective suffisamment précise, suffisamment crédible de l’après Université. La dégradation des conditions de vie des enseignants est une problématique générale. (…) Tous les gouvernements qui se sont succédé ont essayé d’investir dans l’Enseignement supérieur. Mais je crois que l’Enseignement supérieur est l’un des rares secteurs où une seule réforme ne suffit. Il faut des états généraux permanents. L’université doit s’adapter constamment avec ce qui se fait dans le monde. Si elle ne s’adapte pas, elle risque d’être larguée purement et simplement. Lorsque j’ai été ministre de l’Enseignement supérieur en 2001, j’ai vu très clairement ce paysage se dessiner lorsque Wade a eu à imaginer les Centres universitaires régionaux (CUR). Les CUR où les gens pouvaient entrer avec des types de programmes, des profils qui leur permettaient de recevoir des formations ouvrant directement sur des carrières professionnelles. Ce qui fait donc que la formation emploi était au moins une perspective qui, au lieu de reposer sur un enseignement général, était orienté plutôt sur des enseignements très spécifiques et selon la vocation des différentes régions du pays en mettant davantage l’accent sur les problèmes de la ruralité, de la pêche, sur les problèmes climatologiques ainsi de suite. Ce qui fait que le caractère utilitaire de ces types d’enseignement est également la garantie pratiquement à la sortie de trouver un métier.
«SI ON ENLEVE DE CES DEBATS POLITIQUES TOUT CE QUI EST PUREMENT POLE MIQUE, IL N’EN RESTE PAS GRAND-CHOSE»
Vous êtes aussi un spécialiste de la philosophie politique. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la politique sénégalaise ?
J’ai enseigné la philosophie politique pendant 35 ans. Evidemment des questions d’une redoutable complexité se posent dans les pays comme les nôtres dont les systèmes sont hybrides, issus à la fois d’héritage de nos traditions mais également de la colonisation. Ce qui fait qu’on a tendance à simplifier trop rapidement l’essentiel des analyses de nos systèmes politiques en termes de jugement de valeurs, de principes polémiques plutôt que d’analyses froides et objectives en se disant qu’est-ce que je ferai à la place de l’autre. C’est très rarement qu’on le fait. C’est en termes de procès que se font la plupart des échanges politiques, de telle manière que quand vous voyez les acteurs politiques échanger entre eux, vous avez l’impression que c’est pour s’étriper que pour faire avancer la même cause qui est le Sénégal. Et donc la prise de partie en politique, comme disait Lénine, l’emporte de toute façon sur l’analyse objective.
Aujourd’hui le champ politique est pratiquement marqué par l’invective. Qu’est ce qui peut expliquer cette virulence ?
C’est le fait que le débat est devenu plus orienté par la recherche du ou des pouvoirs plus que par l’analyse objective de la réalité ou des réalités. Le débat est orienté par la recherche de cibles plus que par la prise en charge des réalités auxquelles on est confronté. On cherche à faire mal, à faire réagir plutôt qu’à agir positivement sur la réalité et à pouvoir confronter «thèse contre thèse», «vision du monde contre vision du monde». Donc, il n’y a pratiquement pas de base doctrinale, ni de bases scientifiques. Si on enlève de ces débats tout ce qui est purement polémique, il n’en reste pas grand-chose y compris à l’intérieur des formations politiques.
«LA POLEMIQUE N’EST PAS UNE THEORIE, C’EST UNE ARME….IL FAUT REDONNER A L’ANALYSE LA PLACE QUI LUI REVIENT QUAND MEME DE DROIT»
La faute n’incombe-t-elle pas à certains leaders «charismatiques » comme Abdoulaye Wade, Senghor…
Si je réfléchis avec un minimum de profondeur historique, je me rends compte qu’au moins à cette époque-là, les leaders avaient tendance à essayer de produire un minimum d’analyses théoriques pour fonder leurs démarches. Je me dis que Senghor a écrit «Les libertés» dans lequel il définit son socialisme africain. Qu’on soit d’accord ou pas d’accord, au moins il avait cette tentative d’élaboration théorique. C’était le cas aussi à l’époque pour Abdoulaye Ly. Il y avait cet effort intellectuel d’analyse. Par la suite, on se rend compte que ceux qui leur ont succédé n’ont pas produit des textes d’analyses de la réalité. Donc des pratiques sans théories ou des théories qui, la plupart du temps, se limitent à un langage purement polémique. Or la polémique n’est pas une théorie, c’est une arme. Nous ferions bien de redonner à l’analyse la place qui lui revient de droit. (…) Il y a un réel appel à une production de pensée politique au lieu simplement de l’accomplir. Son accomplissement brut sans qu’il ne s’accompagne de pensée mène naturellement à la confrontation physique, plutôt qu’à la confrontation de idées…
N’est-ce pas trop tard si l’on sait qu’au Sénégal les partis sont une sorte de patrimoine personnel pour accéder au pouvoir…
On ne peut pas être dans un parti politique en ignorant son programme, son idéologie, ce que le parti offre comme programme c’est-à-dire sa vision programmatique. C’est la base minimale qui fondait les écoles de partis. Peut-être qu’on ne va pas revenir vers ça, mais ce qui est sûr c’est que la génération actuelle et les générations à venir vont de plus en plus ressentir comme une lacune le fait de devoir agir sans avoir, comme base de leur action, une réflexion structurée. Il y a un besoin réel de la pensée et du débat d’idées à partir de ce qui s’offre à nous. Sur le plan intellectuel, nous sommes à égalité de connaissance avec le monde entier notamment avec Internet. La bibliothèque mondiale existe aujourd’hui au moins virtuellement. Mais il y a une forme de paresse intellectuelle. Nous devrions tous faire notre autocritique. Aller à la bibliothèque centrale pour voir un tout petit peu le rythme d’achat des livres. Les Sénégalais devraient être beaucoup plus instruits qu’ils ne le sont. Ils sont de plus en plus désintellectualisés. Ils apprennent de moins en moins les choses profondes. Apprendre une chose profonde, c’est se tenir obligé de s’éloigner de la réalité ambiante, d’être coupé, de se mettre en retrait par rapport à un certain nombre de distraction au sens Pascalien. C’est-à-dire de ce qui vous distrait, de ce qui vous amuse, de ce qui vous écarte du sérieux.
Les opposants dénoncent un recul de la démocratie depuis l’avènement de Macky Sall. Qu’en pensez-vous ?
Ceux qui disent qu’il y a un recul de la démocratie au Sénégal énoncent une position politique. Ceux qui disent cela vous montrent tout de suite après à quel camp ils appartiennent. Ce n’est pas la première fois au Sénégal qu’on sort ce genre d’arguments. Sous Senghor et même après lui, on a toujours parlé de recul démocratique. Ceux qui le disent sont des gens qui ont perdu quelque chose dans la situation qu’ils vivent. Les matraquages dans la rue, personnellement j’en vois moins. C’est tout à fait normal qu’un régime définisse une légalité et demande aux citoyens de respecter cette légalité. La démocratie sénégalaise n’est pas à plaindre. Ce qu’il est possible de dire et de faire au Sénégal, n’est pas commun en Afrique. On appelle le président de la République par son nom et non pas par son titre. Or, le chef de l’Etat n’est pas un citoyen ordinaire. Depuis que la démocratie existe, c’est la seule institution qui garde quelque chose de sacral. On peut dire des choses épouvantables sur le Président et ne pas craindre d’être inquiété par la justice.
N’empêche que sous le magistère de Macky Sall, beaucoup d’opposants ont été emprisonnés. On peut citer khalifa Sall…
Ils sont accusés de méfaits ou de prétendus méfaits, à partir du moment qu’ils sont entre les mains de la justice. En tant que citoyen, je veux juste que la justice dernière fasse son devoir de manière équilibrée et sans parti pris. J’espère juste que ce sera le cas dans l’affaire Khalifa Sall. Je me pose toujours la question de savoir si, pour telle personne, les faits qui lui sont reprochés sont constants ou non. Si la justice est saisie du dossier, je m’attends à ce qu’elle puisse montrer que la personne est effectivement coupable et qu’elle lui inflige des sanctions selon les normes prévues par la loi. Par contre, si la personne est innocente, elle ne doit pas demeurer une minute de plus dans les liens de la détention.
Il se pose un problème de renouvellement de la classe politique avec des leaders qui s’éternisent à la tête des partis. Quel commentaire cela vous inspire-t-il?
Il y a des gens qui ont des carrières politiques très longues et peut-être un peu trop. Le pays ne manque pas de compétences pour les remplacer efficacement. Il y a un certain nombre de choses qu’on peut faire pendant un certain temps ; mais à partir d’un certain moment, il y a beaucoup moins de capacité à les assumer. De ce fait, ils seraient plus efficaces dans des rôles de conseillers. La place libérée sera alors occupée par des jeunes qui, sinon, n’apprendront jamais. Ils arriveront toujours aux commandes très tard. Leur temps utile consacré à la politique sera «mangé» par une génération antérieure.
Quel regard portez-vous sur le Pse qui se projette sur 2035 alors que des experts estiment qu’il n’y a pas un temps pour le développement ?
Le développement est un concept relatif. Est-ce que le développement est un concept qui se rapporte à une mesure ou à une exigence qualitative? Les nations qu’on dit développées sont encore sous développées par rapport à d’autres objectifs qui sont devant elles. Par contre, une nation, que l’on présente sous développée sous un certain rapport et compte tenu d’un certain nombre de critères, peut être considérée comme développée grâce à son état antérieur et sur la base d’un certain nombre d’aspects et de thèmes. Le développement est une notion d’une réelle complexité. Il peut devenir un concept piégé, si on le rapporte uniquement à des critères purement quantitatifs. On doit éviter que notre histoire soit écrite d’avance et par d’autres. Ce qui implique que le développement n’est plus endogène, mais hétéronome c'est-à-dire qu’il dépend des règles venant de l’extérieur. (…) L’Afrique doit passer du rang d’objet à sujet. Mais, l’Afrique n’a pas voix au chapitre sur de grands dossiers internationaux. Elle est un pur concept géographique qui ne correspond pas à une réalité réellement historique capable d’infléchir le cours de l’histoire. Ce sont les autres qui écrivent l’histoire à notre place et qui contribuent à la bâtir. Donc, je pense que c’est notre réflexion en tant que sujet crédible, capable de conjuguer l’histoire à sa mesure qui fera que notre continent pourra s’inviter à ce que Senghor appelait le banquet de l’universel.
Des gisements de pétrole ont été découverts au Sénégal. Vous devez être aux anges
D’une certaine manière, j’étais heureux que notre pays n’ait ni pétrole, ni gaz. J’ai constaté que la carte des conflits meurtriers en Afrique épouse parfaitement celle des ressources pétrolières, gazières et d’uranium. Ce sont ces pays qui n’ont jamais connu la paix. Les intérêts des pays puissances sont visés par ces pays. Chaque puissance veut prendre sa part de richesse, quitte à dépecer le pays en question. Il faut savoir désormais que notre pays est devenu une cible.
Vous faites allusion à qui ?
*
Il y a des gens qui sont des animaux olfactifs à l’affût de la manne pétrolière. Ils s’intéressent davantage à vous dans un premier plan, avant de chercher à l’avoir par la douceur ou par la force ou en vous déstabilisant de n’importe quelle manière. Il nous faut définir un programme pour que chaque Sénégalais y soit intéressé d’une manière ou d’une autre. Les pays qui ont plus de problèmes avec leurs richesses sont ceux où se posait le problème de redistribution des richesses. Dès que les richesses sont accaparées par les élites ou une oligarchie cela devient problématique. Les richesses sont une manne qu’il faut savoir distribuer correctement et équitablement.
Quelle doit être la place des langues nationales dans le système éducatif ?
L’utilisation des langues nationales doit être bien pensée et réfléchie. Cela ne doit pas obéir à une propagande purement affective ou nationalitaire. Je suis d’accord avec le principe selon lequel apprendre dans sa langue maternelle permet de bénéficier d’un support de la connaissance acquis très tôt. Nous avons eu des traducteurs exceptionnels des problèmes scientifiques le Pr Cheikh Anta Diop et le Pr Sakhir Thiam. Ce dernier est un mathématicien, il a traduit des concepts très abstraits. Plus la théorie est abstraite, plus elle est facile à traduire. En plus, les maths n’ont pas de contenus empiriques et sont de pures opérations de l’esprit. Une langue appartient à un contexte qui appartient elle-même à des réalités à designer. Il faut que les réalités existent dans le contexte pour pouvoir être désignées. Les Esquimaux ont 82 mots pour designer la neige là où nous n’avons aucun mot. Donc, il faut construire tout un corpus conceptuel pour accéder à des connaissances poussées afin de pouvoir désigner des choses dans le monde dans lequel nous vivons. Il ne faut pas que ça traduise des choses par simples approximations. Il y a toute une problématique qui est ouverte aux chercheurs et aux penseurs pour savoir si c’est rentable d’enseigner en Wolof et de continuer à le faire. En outre, si c’est une initiation, on pourra parfaitement ensuite apprendre aux enfants une langue internationale de travail opératoire pour mieux appréhender les réalités du monde actuel et même designer l’atome. Cheikh Anta Diop traduit l’atome par «Kharé foukhou » qu’on ne peut pas diviser en français. On découvre maintenant que l’atome est divisible. C’est une question épistémologique qui doit intéresser les linguistes, les historiens et les sociologues les spécialistes des mécanismes de production des connaissances doivent aussi impliqués dans ce travail. Les mécanismes de production de connaissance dans les sociétés traditionnelles ne sont pas du même type. C’est le cas du proverbe qui permet de dire en peu de mots le maximum de contenus. Maintenant, ce n’est plus le cas puisque la démonstration scientifique se traduit sur des milliers de pages. Les langues traditionnelles qui ne sont pas écrites mettent en scène la connaissance. Elles se caractérisent par le principe de narration non par celui de la démonstration. Il faudra les transformer profondément pour qu’elles soient aptes à produire du savoir. (…).