INTELLECTUEL - LANGUE D’ESOPE : LE MEILLEUR ET LE PIRE
MAKHTAR DIOUF -
Comment définir un intellectuel ? Tel est le sujet qui occupe la réflexion de Makhtar Diouf, professeur de Sciences économiques, retraité des universités. S’intéressant à la survenue de ce concept sur la scène du monde, aux conditions de son émergence et de sa perception dans diverses aires géographiques, il se livre à une sorte de monographie où se déclinent différentes significations possibles.
Cette typologie de l’intellectualité revisite un certain nombre d’auteurs et les nuances de leurs perceptions. Il en va ainsi de la différenciation faite par Antonio Gramsci entre « Intellectuel traditionnel et intellectuel organique ». De celles de Bourdieu et Foucault qui parlent « d’intellectuel spécifique et d’intellectuel collectif ». Désertant l’espace francophone, il interroge celui anglophone, pour y déceler une différence, notamment du point de vue de la société américaine qui perçoit l’intellectuel comme « prétentieux, arrogant, imbu de sa personne, snob ».
Ce qui est loin de prévaloir en Allemagne où, fera-t-il remarquer, « aucun intellectuel du 20e siècle n’aura exercé autant d’influence que Sigmund Freud ». Quant à l’intellectualisme féminin, Makhtar Diouf relève que « les premières jeunes engagées dans la fonction d’intellectuelles sont certainement les pionnières du féminisme », défini comme un mouvement intellectuel de combat contre le patriarcat, avec ses revendications aux droits à l’instruction, au divorce, au vote, etc. Un regard particulier sera par ailleurs porté sur Amina Wadud. Cette afro-américaine convertie à l’Islam, en se livrant à une « déconstruction comme méthode analytique de lecture », proposerait selon l’auteur, « une relecture du Coran dans une perspective de femme ».
Aussi Makhtar Diouf de faire remarquer au passage que la « particularité du féminisme islamique est de se positionner à l’intérieur même de l’Islam », contrairement au féminisme chrétien qui porterait « un doigt accusateur sur le texte même de la Bible ». Une manière de signifier que ce n’est pas le Coran qui est mis en cause mais son interprétation. Il s’intéresse aussi aux intellectuels pourfendeurs et défenseurs de l’Islam de même qu’aux théoriciens du racisme, pour la plupart adeptes du polygénisme (les races sont différentes parce que provenant d’origines différentes).
Parfois, il y a comme quelques glissements de sens ou le départ ne semble pas bien établi entre l’intellectuel engagé prenant des risques et l’intellectuel peinardement installé dans son quant à soi. Un sentiment qui va toutefois s’estomper au regard de la prise de position tranchée de l’auteur lorsqu’il explique que l’intellectuel ne doit pas garder le silence mais plutôt « avertir, dénoncer, alerter ». Sa vocation ne serait donc ni de s’enfermer dans un silence mortifère ni de se complaire dans une posture de renoncement.
Etablissant un distinguo avec les organisations de défense des droits humains, telles qu’elles s’illustrent aujourd’hui, il croit savoir que le champ d’intervention de l’intellectuel doit embrasser le champ public. « Plus précisément la politique intérieure de son pays, les problèmes de société et les problèmes internationaux ». Un intellectuel ne devrait donc pas viser à se faire une place au soleil mais plutôt revendiquer une posture d’indignation. Pour ce faire il lui revient de régler un certain nombre de préalables, « à savoir s’assurer une indépendance financière », gage de liberté et d’autonomie à l’endroit des pouvoirs publics si prompts à essayer de corrompre et domestiquer les esprits rebelles. En tant que conscience morale, l’intellectuel doit au contraire prendre des risques, résister aux pressions, aux honneurs, aux séductions de confort « qu’on lui fait miroiter pour l’amadouer ».
Portant un intérêt particulier à l’intellectuel africain, Makhtar Diouf souligne que ce dernier doit « faire preuve de personnalité, d’audace dans ses réflexions, penser pour lui-même, par lui-même sans se fermer aux courants intellectuels venus d’ailleurs ». Pour bien relever qu’une telle invite est loin d’être saugrenue, l’auteur convoque Cheikh Anta Diop, lequel déplorait le fait qu’ « il arrive très souvent que le Nègre intellectuel perde confiance en ses propres possibilités et en celles de sa race » (Nations nègres et culture, tome 1, p. 54).
Riche de son intertextualité, l’ouvrage du Pr Makhtar Diouf déroule une connaissance nourrie de références importantes en même temps qu’il appelle l’intellectuel à assumer ses responsabilités et à se réconcilier avec sa fonction sociale. A ce titre, « Intellectuel » est un ouvrage à lire, à discuter, surtout dans notre pays, le Sénégal, où le calcul égoïste semble de plus en plus prendre le dessus sur toute forme d’empathie et d’engagement au service de la collectivité.