«CETTE RECONNAISSANCE EST TARDIVE»
ABDOUL SOW HISTORIEN ET ANCIEN DOYEN DE LA FASTEF
Pr Abdoul Sow, ancien doyen de la Faculté des sciences et technologies de l'éducation et de la formation (Fastef), revient sur l’histoire tumultueuse des relations entre les tirailleurs sénégalais et la France. Pour l’historien, la décision de François Hollande de faciliter l’accès à la nationalité française va dans le bon sens même si cette mesure arrive trop tard. selon l’auteur du livre, «Mamadou racine sy, premier capitaine noir des tirailleurs sénégalais», l’histoire des tirailleurs et de leur quête pour la reconnaissance démontre la difficulté de la France à assumer son passé colonial. entretien.
Professeur, le Président François Hollande a donné des instructions pour faciliter l’accès à la nationalité aux Tirailleurs sénégalais. Pour beaucoup, cette reconnaissance arrive tardivement. Quel est votre sentiment sur cette question ?
Je pense que cette reconnaissance est tardive, mais il faut remonter à l’histoire coloniale de la France pour bien répondre à cette question. En 1880, les Français avaient envoyé un laptot du nom de Malamine Camara pour aider Savorgnan de Brazza à s’implanter au Congo. Cet homme a bâti les premières maisons à Brazzaville. Il a pu nouer de solides relations avec Makako le roi du Congo et les autres chefs grâce à la culture de la reconnaissance du ventre. Ainsi, il a pu contrecarrer les ambitions de l’explorateur britannique Stanley qui voulait aussi s’installer sur le fleuve Congo. Malamine Camara et un autre laptot Samba Thiam ont sauvé l’implantation du Congo qui restera dans le giron français. Mais ce soldat n’a jamais touché de solde ni de pension. Il mourra quelques années plus tard dans la pauvreté et l’oubli. Les Congolais se souviennent encore de lui en lui donnant le nom d’une rue principale à Brazzaville. On ne connait pas son nom de famille. A cette époque, quand on recrutait des tirailleurs, on ne mettait pas leur nom de famille. On nous dit qu’il était Soninké alors que Stanley parle d’une personne de teint clair. La France n’avait pas l’habitude de le faire en 1880. Pourquoi il le ferait maintenant ? Il y a aussi le cas d’Abdoulaye Ndiaye le dernier «poilu» (Ndlr : nom donné aux soldats français de la Première guerre mondiale) sénégalais qui est mort à l’âge de 104 ans selon les documents officiels. Il a fait les batailles de la Somme et des Dardanelles en Turquie. On ne lui a jamais versé de pension de 1918 à 1949. Par la suite, il va percevoir une pension de 340 francs. Il n’a jamais été pris en charge par l’administration coloniale. A la fin de sa vie, il a été cité pour recevoir la Légion d’honneur. Mais les Français ne lui ont remis qu’une décoration et 50 000 francs. Clin d’oeil de l’histoire, il est mort à la veille de sa remise de décoration par un ancien ambassadeur de France au Sénégal. Par ailleurs, la liste de ces oubliés est encore longue. On ne sait pas comment ça va se passer et combien de personnes sont concernées ? Cette naturalisation des Tirailleurs est une très bonne intention mais il faut la généraliser à tous les Tirailleurs vivants. Cependant, je pense qu’il est bon de se poser certaines questions. Mais qu’est-ce que cela rapporte aux Tirailleurs. Pourquoi tout ce temps avant de reconnaître le sacrifice de ces hommes ? Elle sert à quoi ? Je pense que la question la plus urgente est de s’attaquer à la question des pensions qui n’est toujours pas encore réglée. La France n’a pas versé de pensions à certains vétérans de la période de la conquête, des Première et Deuxième mondiale et des guerres coloniales.
Est-ce que vous disposez d’éléments sur le nombre de tirailleurs sénégalais encore vivants ?
Je n’ai pas le chiffre du nombre de Tirailleurs sénégalais encore vivants. Je pense qu’il est difficile d’avoir le chiffre exact. Il y a des anciens combattants qui sont retournés dans leur village et ont complètement tourné la page de cette période. Je crois que c’est à nous de faire des recherches dans chacun de nos pays pour avoir les chiffres exacts. Sinon nous serons toujours dans la spéculation.
Ce problème de pensions militaires et de services a longtemps envenimé les relations entre les Anciens combattants et la France.
Les Tirailleurs estiment qu’après tous ces sacrifices pour la France, ils ont droit au moins à une reconnaissance et à une compensation financière. Ils se disent victimes d’une injustice. Ces tirailleurs rappellent à la France qu’à travers l’action qui a libéré son peuple des difficiles moments de l’occupation allemande, elle doit à l’Afrique une dette de sang. Quelques exemples pour éclairer cette question très complexe des pensions. Deux des démobilisés sur les douze tirailleurs interviewés de la Deuxième Guerre mondiale n’ont pas de pension, ni aucune assistance du gouvernement sénégalais. L’un a déposé une demande de pension en 1981 sans résultat ; l’autre a entrepris des démarches depuis 2004 par l’intermédiaire d’un avocat sénégalais mais il dit ignorer la suite réservée à son dossier. Au moment de l’entretien en 2004, il était âgé de 86 ans. La France est aussi accusée par les Tirailleurs de discrimination fondée sur la nationalité. En 1959, un ancien combattant français perçoit 4081 francs, un tirailleur du Sénégal 1463 francs, le Guinéen 673 francs, le Marocain ou le Tunisien 400 francs. Un sergent-chef ayant combattu en Indochine et en Algérie interviewé en 1998 dit avoir une pension de 300 000 FCfa par trimestre ; s’y ajoutent une carte de combattant avec 57000 FCfa de pension par semestre et une autre liée au livret de pension proportionnelle. Un autre enrôlé de force, soldat de première classe en Indochine, blessé et rapatrié au Sénégal en janvier 1951, redéployé en Mauritanie comme garde-frontière et finalement libéré en 1953 dit n’avoir reçu ni pension, ni prime de ses campagnes militaires. Pour avoir droit à la pension militaire, le soldat doit faire 15 ans de service dans l’armée française au moins pour bénéficier des primes de campagne. Certains mobilisés d’Algérie commencent à percevoir une pension semestrielle depuis 2002 car la France considère qu’ils n’avaient pas effectué le nombre d’années requis pour prétendre à cette pension. Un autre a reçu sa première pension d‘un montant de 80.000F Cfa par semestre en 2006. Depuis le 3 décembre 2003, le décret d’application de la loi sur la décristallisation est signé par le Président Chirac. Les autorités françaises appliquent une décristallisation partielle de 20%, soit 11 400Fcfa (17,40 euros) de plus pour le tirailleur gagnant 57. 278 Fcfa depuis juin 2004. Rappelons que les pensions sont cristallisées depuis la loi n° 59-1454 du 26 décembre 1959. Les pensions des anciens militaires étrangers de l’Armée française sont gelées et transformées en indemnités non indexées sur le coût de la vie. Ces nouvelles indemnités n’étaient plus reversées aux veuves et ayants droit en cas de décès d’un ancien combattant. Les tirailleurs accusent le Président Senghor d’avoir favorisé cette cristallisation de peur que les Anciens combattants soient mieux payés que les fonctionnaires sénégalais. Cela aurait pu engendrer des frustrations et des revendications sociales chez les travailleurs. Pourtant Senghor est un Ancien combattant, prisonnier de guerre allemand. Le Président Abdou Diouf leur a toujours, semble-t-il, prêté une oreille attentive. Il les associait aux différentes activités mais n’a pas réussi à régler la question des pensions. A partir de 2000, le Président Abdoulaye Wade a célébré la journée des Tirailleurs avec des chefs d’Etat invités. Le Président Wade a immortalisé le Tirailleur avec la statue Demba et Dupont représentant deux héros de la Première guerre mondiale. Une place du Tirailleur située entre la gare et le port, passage emprunté par les soldats a été érigée. Ils admettent aujourd’hui que l’ancien Président Wade a oeuvré pour la reconnaissance et la réhabilitation des Anciens combattants. Aujourd’hui, le Président Macky Sall a la chance de se faire restituer la presque totalité des archives numérisées même si elles sont incomplètes. Il a aidé à faire avancer les recherches sur les événements du 1er décembre 1944 du camp de Thiaroye en mettant ces archives à la disposition de la commission d’histoire générale du Sénégal dirigée par le professeur Iba Der Thiam et des historiens. Il vient de recevoir, semble-t-il, des archives sur les Tirailleurs du Président Hollande et promet de construire une maison des archives.
On dit que les Français ont consigné tous les documents relatifs aux anciens tirailleurs dans les archives militaires ?
J’étais à Paris au SHD puis à Nantes pour examiner les papiers de Tirailleurs sénégalais identifiés. Mais à ma grande surprise, je n’ai pas retrouvé leurs noms. Les recherches dans les archives militaires françaises de Pau sont infructueuses. Pendant 72 ans, les gens n’avaient pas accès à une bonne partie des archives de Thiaroye. Armelle Mabon a ouvert la voie. C’est à nous maintenant de découvrir toute la vérité sur cet événement tragique de Thiaroye.
L’administration française parle d’absence de pièces et d’actes de naissance chez la plupart de tirailleurs sénégalais. une situation les empêche d’entrée dans leurs droits en France ?
C’est un faux prétexte. Il faut juste se demander comment ils (Français) ont fait pour les recruter. Par ailleurs, tous les tirailleurs avaient une fiche. J’avais sous la main, la fiche de Mamadou Racine Sy pour mon livre sur les Tirailleurs. On y a mis seulement leur prénom. On dirait comme une volonté de faire disparaitre ces gens s’ils meurent. Il n’y a rien qui nous permet d’aller chercher leurs origines en cas de décès. Ils ont des archives où ils peuvent avoir toutes les informations qu’ils veulent. On ne peut pas prendre quelqu’un, lui faire faire une visite médicale, l’entraîner au combat, l’envoyer sur les champs de bataille avec un numéro de matricule et des papiers et venir après dire qu’on ne sait rien de lui. Ce n’est pas très sérieux.
Pourquoi ce sentiment de retard dans la prise en charge des besoins des Tirailleurs ? La France a-t-elle du mal à assumer son passé colonial ?
C’est vrai dans la question des pensions que la France ne voulait pas payer. Les Tirailleurs ont fait la guerre au même titre que leurs homologues de la métropole. Ce sont les mêmes balles, bombes et gaz. On a payé les soldats français et pourquoi on ne les paie pas. Surtout que dans les situations difficiles, ce sont les soldats africains qu’on envoyait au front. On leur demandait de résister jusqu’au bout et ils finissaient par se faire écraser par les chars allemands. Ils n’avaient rien avoir dans ces guerres. Sur les champs de bataille des Dardanelles en Turquie en 1915, des jeunes de 18 ans sont morts dans des bateaux de débarquement. J’ai dénombré plus 2242 soldats français avec 43 noms de Sénégalais, Guinéens, Soudanais, Ivoiriens, Voltaïques, Magrébins (Mauritaniens, Marocains ou Algériens) et Malgaches, dans le cimetière français Çanakkale en Turquie.