PAPE DIOP PEINT POUR EXORCISER SES DEMONS
Après un séjour en Europe, au tout début des années 2000, il a été rapatrié, car considéré comme malade mental. Depuis, il erre dans les rues de son quartier dakarois de la Médina et peint sur tout ce qui lui tombe entre les mains
Pape Diop n’est pas un artiste comme les autres. Après un séjour en Europe, au tout début des années 2000, il a été rapatrié, car considéré comme malade mental. Depuis, il erre dans les rues de son quartier dakarois de la Médina et peint sur tout ce qui lui tombe entre les mains. Son exposition intitulée « Hors-norme » est à voir au Pavillon de l’Institut français jusqu’au 15 mai.
Dans les rues et ruelles du quartier dakarois de la Médina, Pape Diop erre comme une âme en peine, l’air hagard, le look dépenaillé et parle souvent tout seul. Ses voisins disent qu’il est atteint de maladie mentale. Il traîne sa folie en bandoulière, pour parler d’une manière plus triviale, et vit dans sa bulle, dans un univers fait de couleurs et de personnages mythiques. A l’image de Vincent Van Gogh, Jean-Michel Basquiat, Paul Gaughin et de tant d’autres artistes « maudits » ou incompris ayant sombré dans les méandres obscurs d’une vie qui ne leur a pas fait de cadeaux, Pape Diop est en quête perpétuelle de la perfection. Il peint d’une manière compulsive, presque obsessionnelle, et dessine sur tout ce qui lui tombe entre les mains : le macadam, les murs, de petites planches de bois récupérées chez les menuisiers du coin, les façades des boutiques, les portes des maisons… En guise de matériaux, il utilise des morceaux de cuir, des mégots de cigarette, des chaussures usées, des tasses de café…, pour réaliser des œuvres où le symbolisme religieux prédomine, avec des figures bien connues des Sénégalais : le fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, son disciple Cheikh Ibra Fall ou le marabout tidjane Serigne Babacar Sy. « Je peins, donc je suis. »
Telle semble être la devise de cet artiste iconoclaste dont la création précède la réflexion, comme l’explique le texte du catalogue de son exposition intitulée « Hors norme », visible jusqu’au 15 mai 2019 au Pavillon de l’Institut français de Dakar. L’histoire de Pape Diop est singulière, douloureuse. C’est celle d’un jeune sénégalais parti faire fortune en Europe, mais qui en est revenu complètement traumatisé. Au tout début des années 2000, il a été rapatrié après que la folie s’est emparée de son âme. Depuis cette date, il erre à travers les rues et ruelles de sa Médina natale, marginalisé par les siens et vivant pratiquement « sans domicile fixe ».
Pour exorciser ses démons, il n’arrête pas de peindre et accroche ses œuvres sur les arbres, les comptoirs des boutiques, les échoppes des artisans et toutes sortes de lieux qui sont pour lui autant de galeries à ciel ouvert.
PLUS DE 2 000 TABLEAUX EN DEUX ANS
Lors du vernissage de son exposition, le 17 avril dernier, à l’Institut français, Pape Diop n’était pas présent pour expliquer la quintessence de son travail. Il n’aime sans doute pas les mondanités. Son discours quelque peu incohérent et son apparence iconoclaste allaient détonner dans ce lieu fréquenté par les bien-pensants. A sa place, son curateur Mamadou Boye Diallo dit Modboye était là pour essayer de décortiquer les œuvres et l’itinéraire artistique de celui qu’il suit depuis des années. « Je connais Pape Diop depuis mon adolescence. Au début des années 2000, dans les rues de la Médina où j’ai grandi et où je jouais au football, je le voyais souvent peindre sur les murs et le macadam », se souvient-il. Plus tard, il a appris que cet artiste marginal n’est pas un autodidacte car il a fréquenté les Beaux-arts de Dakar avant son exil en Europe. « A son retour dans son quartier natal de la Médina, il a été marginalisé, stigmatisé et dormait dans la rue. Au début, je le suivais de loin, mais depuis quatre ans, j’ai commencé à le côtoyer, à m’intéresser à son art et à collectionner les œuvres qu’il dessine sur des contreplaqués et autres objets », raconte Modboye. En le fréquentant, il remarque qu’il dessinait avec frénésie et en deux ans seulement, il a collectionné plus de 2 000 tableaux de Pape Diop. « Rien qu’en une journée, je peux en ramasser plus d’une vingtaine.
Après avoir dessiné ses œuvres, il les jette, les expose dans la rue ou les offre aux passants. Ce qui m’a le plus fasciné chez lui, c’est sa matière de travailler. Il n’a pas de quoi acheter des matériaux, mais son obsession de peindre le pousse à utiliser de l’huile de moteur, des restes de café, du charbon de bois ou des piles d’où il extrait des produits noirs. En guise de pinceau, il utilise des mégots de cigarette», poursuit-il. C’est de là qu’est parti un long processus de collection qui a abouti à une exposition en 2016 aux Céramiques Almadies, puis en 2018 durant la Biennale de Dakar, dans un coin de la maison familiale de Modboye, lors d’un évènement intitulé « Dakar brut ». C’était sa première exposition individuelle. Pape Diop fait partie de ceux qu’on appelle les artistes bruts et qui, contrairement aux artistes classiques, dont la carrière est étroitement liée aux galeries, aux fluctuations du marché et aux critiques, gardent jalousement leur liberté de création et ne s’embarrassent pas de principes académiques. Cet art a été conceptualisé par le plasticien français Jean Dubuffet dans les années 1940. « A l’époque, de nombreuses personnes revenaient de la Seconde Guerre mondiale complètement traumatisées par ce qu’elles ont vécu et étaient prises d’une obsession de dessiner pour exorciser leurs démons intérieurs », explique Modboye. En Europe et aux Etats-Unis, des galeries et des musées se sont même spécialisés dans l’art brut. « A force de côtoyer Pape Diop, je me suis dit : pourquoi ne pas le promouvoir et montrer au public toutes ses représentations de saints hommes tels que Cheikh Ahmadou Bamba et El Hadj Malick Sy qui sont autant de symboles de la religion et de la culture sénégalaises », nous confie-t-il. Son protégé est en pleine immersion dans une démarche spirituelle intemporelle qui nous plonge dans l’infini de notre âme.
A travers ses tableaux, Pape Diop, issu d’une famille adepte de la confrérie tidjane et très tôt imprégné de la réalité religieuse, est comme fasciné par l’image du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, dont il raconte le fameux exil au Gabon avec des représentations de bateaux voguant sur des flots tumultueux ou de lions apprivoisés par le saint homme. « Ses œuvres ne sont pas à vendre et nous allons continuer à les collectionner pour en avoir au moins dix mille. Nous espérons bien, un jour, les exposer au Musée des civilisations noires de Dakar ou ailleurs dans le monde », souhaite Modboye. Quant à Pape Diop, même s’il est taraudé par les effets de la maladie mentale, il est bien conscient de son talent. Il s’investit pleinement dans son art, qui est l’essence de sa vie de bohème, mais n’est pas pour autant à la recherche de gloire comme ces professionnels qui signent leurs œuvres et les revendent à des prix exorbitants.
« YAATAL ART », UN CONCEPT ORIGINAL
Au début, ce n’était pas facile de l’approcher, mais au fur et à mesure, Modboye a senti que Pape Diop a besoin de parler avec d’autres personnes et de se sentir intégré dans la société. « D’aucuns me conseillent de l’extirper de la rue pour l’interner dans un centre psychiatrique, mais est-ce judicieux de mettre entre quatre murs quelqu’un qui a perdu la raison depuis 16 ans et qui a longuement vécu dehors ? », se demande-t-il. Pour le moment, il l’observe peindre et le suit dans ses pérégrinations artistiques à travers la Médina et sur la corniche dakaroise où il slalome dangereusement entre les voitures filant à vive allure. Lorsqu’il a appris que ses œuvres sont exposées à l’Institut français, Pape Diop a juste esquissé un sourire. Retranché dans son monde bien à lui, il suit tout cela avec distance et a à peine jeté un œil sur le catalogue où figurent quelques-unes de ses œuvres. « L’argent ne l’intéresse pas, mais à chaque fois que je le vois, je lui donne quelque chose afin qu’il règle quelques besoins. A mon avis, ce serait génial de créer une fondation à son nom pour aider d’autres malades mentaux comme lui en les internant dans des structures spécialisées », propose Modboye. Lui-même est initiateur, en 2010, de « Yaatal Art » (élargir l’art), une association d’action culturelle, sociale, artistique et touristique dont l’objectif est de décloisonner l’art en le mettant en contact direct avec le grand public. « En 1914, nos grands-parents qui habitaient au Plateau avaient été déplacés par les colons français vers la Médina lors de la fameuse épidémie de peste. Le nouveau quartier était alors devenu un ghetto. En créant « Yataal Art » et un musée à ciel ouvert inauguré en 2014, nous voulons rompre avec cette image de ghetto », indique-t-il. Des artistes étrangers, régulièrement invités, viennent embellir les murs et façades des maisons. « Nous exposons dans les demeures traditionnelles dont certaines datent de 1914 ou de 1935.
Les populations locales n’ont pas accès à l’art des grands musées et galeries fréquentés par les élites intellectuelles et financières. Nous avons donc décidé de décentraliser les évènements culturels, de les amener jusque dans les quartiers et, inversement, d’emmener des gens marginalisés comme Pape Diop dans les grandes institutions d’art », ajoute Modboye. De la rue 23 jusqu’à la rue 31, en passant par la rue 6, des façades sont repeintes. Une frénésie créatrice qui attire de nombreux touristes venus d’un peu partout pour admirer les fresques murales. « Nous en avons réalisées 85, sans compter celles de Pape Diop, et les artistes viennent de la France, de l’Allemagne, de la Palestine, du Burkina et bien sûr du Sénégal. C’est une forme de démocratisation de l’art », se réjouit-il. La Médina est connue pour être le lieu de naissance ou de résidence de nombreux artistes. Ce vieux quartier de la capitale est un vivier de talents et Modboye et ses amis ne font que continuer l’œuvre de leurs devanciers comme le grand percussionniste Doudou Ndiaye Rose, le chanteur Youssou Ndour, les plasticiens Kré Mbaye, Babacar Traoré…. Dans le futur, ils espèrent bien que leurs cadets reprendront le flambeau afin de perpétuer le legs artistique..