ALLÔ, MONSIEUR LE MINISTRE
Dire qu’il y a seulement une dizaine de minutes, il n’était rien d’autre qu’un petit fonctionnaire, son collègue à elle, son confident aussi, avec qui elle cause volontiers des petits tracas quotidiens de la vie dakaroise de plus en plus difficile à gérer
Maodo Ministre !... les voies de la Providence sont impénétrables !... Dire qu’il y a seulement une dizaine de minutes, il n’était rien d’autre qu’un petit fonctionnaire, son collègue à elle, son confident aussi, avec qui elle cause volontiers des petits tracas quotidiens de la vie dakaroise de plus en plus difficile à gérer. Maodo de son côté a énormément d’estime pour Mme Keïta. Avec l’accord de son épouse Il a même donné le prénom de sa collègue et amie, Assitan, à sa fille cadette. Quant à Madame Keïta dont le mari est un politicien et homme d’affaires fortuné, elle n’oublie jamais de revenir de son congé annuel, qu’elle passe toujours au Mali, chargée de cadeaux pour Maodo et les siens. Il est donc certain qu’elle sera l’une des toutes premières personnes à occuper un poste de choix dans le futur cabinet de Monsieur le Ministre Maodo Kane…
« Hé Allah !... Maodo !... », Dit-elle d’une voix chantonnante, « … la chance est arrivée sur toi dé ! Comme le dit un proverbe de chez nous : celui qui reste longtemps au fond d’un puits, une corde tôt ou tard s’en viendra à sa patience… » Vraiment Maodo, je suis trop heureuse pour toi !...»
« Merci, merci Mme Keïta …» répond Maodo d’une voix enrouée par l’émotion. « Je n’arrive pas à y croire !... c’est le plus beau jour de ma vie !... Par moments j’ai l’impression que je rêve et que tout ceci n’est qu’un gros canular ou un poisson d’avril… » « Un canular ou un poisson d’avril !...répète Madame Keïta d’un ton où perce une légère irritation, Mais voyons, tu n’y penses pas, mon ami !...D’abord nous ne sommes pas au mois d’avril mais en août, et puis je doute fort que quelqu’un soit assez fou pour se risquer à faire une telle plaisanterie ! Une plaisanterie qui le conduirait en prison, à tous les coups ! Allons, ressaisis toi mon cher !...
Ne cède pas à l’émotion et remets t’en à Allah le Tout-Puissant !... » conclut Madame Keïta, d’une voix énergique et péremptoire. « Tu as sans doute raison ma sœur, mais tout de même je ne puis m’empêcher de me poser des questions et de me demander pourquoi on a choisi un petit fonctionnaire comme moi, et qui de surcroît ne fait même pas de la politique !... »
«Mais Maodo, dis-toi bien que les choses ont changé maintenant !...
Le népotisme, le clientélisme, le copinage, c’est bien fini tout ça !...
À présent c’est le mérite, la compétence, l’honnêteté, qui sont les critères de choix dans l’attribution des postes de responsabilité ! Et sur ce plan, je ne crois pas te jeter de fleurs en disant que tu un modèle… Maintenant on fait des enquêtes sur les gens avant de les nommer et toi, Maodo, tu fais partie de cette espèce rare et peut-être en voie de disparition : celle des fonctionnaires honnêtes et consciencieux… » « Merci beaucoup ma sœur, c’est très gentil de ta part, mais il ya aussi autre chose qu’il ne faut pas oublier, je ne suis plus très jeune, à deux doigts de la retraite… »
« Et alors?!..... , rétorque Madame Keïta avec véhémence, ce n’est pas une question d’âge mais d’expérience, de savoir-faire, de compétence ! Tiens, prends le cas de l’assemblée nationale par exemple, est-ce que tu crois que celui qui occupe le perchoir de cette institution est un jeunot, hein? » « Oui…c’est vrai… » répond laconiquement Maodo tout en essuyant du revers de la main ses joues encore humides. écoute mon frère, arrête d’être sceptique et réjouistoi de ce qui t’arrive, sinon Le Bon Dieu risque de se fâcher !...
Inspire-toi de ce dicton de ces farceurs de Wolofs qui dit que « Celui qui ne danse pas aux battements de mains de Dieu, ne dansera plus jamais !... » Alors mon cher, je te conseille de danser comme tu l’as fait tout à l’heure quand nos collègues sont venus te féliciter… » À ces mots Maodo ne peut s’empêcher de rire, signe que Madame Keïta a réussi à le convaincre et à dissiper les dernières traces de doute de son esprit. « Tu sais, mon cher, reprend t-elle d’un ton plus confidentiel, mon mari est un membre très influent du parti au pouvoir et il sait tout ce qui se passe au plus haut niveau…C’est lui qui me tient au courant de tout ce qui se mijote au niveau du gouvernement. Il m’a dit que le Président a l’intention de faire le ménage et de débarrasser de tous les tocards et canards boiteux qui l’encombrent pour pouvoir mettre sur pied une équipe de choc grâce à laquelle il va sauver le pays de la noyade. C’est pourquoi il fait appel à des gens sérieux comme toi. La fin de son mandat approche et il veut partir avec les honneurs. Mieux vaut sortir par la grande porte que par un trou de souris ou, comme certains, défenestré. Il faut laisser une belle image de soi à la postérité. » « Alors ma sœur, d’accord !...
je danserai, puisque tels sont les ordres du destin !... » dit Maodo définitivement rassuré par les propos de Madame Keïta. D’ailleurs la petite musique annonçant les informations de treize heures se met à résonner à la radio juste à ce moment, et lorsqu’elle s’arrête, le bultin d’information commence une fois de plus par le communiqué annonçant la nomination du tout nouveau ministre de la Sécurité sociale et de la qualité de la vie : « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour… par décret présidentiel datant de ce jour, Monsieur Maodo Kane matricule de solde 234 658/Z, précédemment Greffier en chef au tribunal de Keur Massar est nommé Ministre de… »
Maodo n’entend pas le reste du communiqué car ses oreilles se sont mises à bourdonner subitement et l’espace d’un bref instant, il est pris d’un léger vertige. Mais il se ressaisit vite et cette fois-ci, rasséréné, récite à haute voix des formules de remerciements au Maîtra de l’Univers…
À la pause de treize heures, Madame Keïta très en verve sort du bureau pour se diriger vers le parking du tribunal où elle a l’habitude de garer sa voiture, une rutilante Mercedes couleur turquoise que lui a offerte son mari pour se faire pardonner d’avoir pris une deuxième femme…
Maodo se retrouve donc seul dans le bureau et une foule de pensée désordonnées l’assaillent, se bousculant dans son cerveau en ébulition dans un kaléidoscope d’images et de scènes virtuelles où il se voit déjà dans ses habits neufs de Ministre… Ainsi c’est donc vrai !... il n’est pas le jouet d’une hallucination, ni la vicitme d’une plaisanterie de mauvais goût ! il ne rêve pas. Il est bel et bien Ministre… ! Et pas n’importe lequel s’il vous plait ! Ministre de la sécurité sociale et de la qualité de la vie !... un poste clef, un verrou stratégique dans le dispositif gouvernemental dans un pays où le problème numéro un reste la bouffe, le « thiébou dieune » quotidien…
Il faut croire que le Président de la République a eu des solides informations à son sujet et une confiance absolue en ses qualités morales et intellectuelles pour le nommer à la tête d’un département aussi important, aussi vital !... E
t c’est vrai que Maodo est compétent, honnête, consciencieux, presque irréprochable Un fonctionnaire modèle pour tout dire. Pour lui, l’éthique et la déontologie sont au dessus de tout et son métier de greffier, il l’accomplit comme un sacerdoce. Tous ses collègues, s’accordent à reconnaître sa probité, sa rigueur et sa droiture, ce qui fait aussi de lui très souvent la bête noire des mauvais fonctionnaires, véreux, corrompus, cupides, qui pullulent dans les bureaux et infestent la plupart des services de l’administration de Sunugaal…
En quinze ans de service, il ne se souvient pas avoir accepté le moindre bakchich ni dessous de table comme c’est la règle chez l’écrasante majorité des fonctionnaires. Ah… si… quand même !... Une fois, une seule et unique fois, quand sa mère avait été très malade et qu’il n’avait pas eu assez d’argent pour payer tous ses frais d’hospitalisation et ses médicaments. Un gros bonnet avait un urgent besoin de consulter un dossier confidentiel, et lui avait un besoin tout aussi…
urgent. Mais à vrai dire, ce fut la seule fois, tout au long de sa carrière… et puis, après tout, c’était cas de force majeure. Il ne pouvait tout de même pas regarder sa pauvre mère mourir sans rien faire. C’était une faute certes, mais tout à fait excusable aux vues des circonstances… Le téléphone sonne de nouveau, interrompant le fil des pensées de Maodo. Il décroche fébrilement. « Allo…Monsieur le Ministre »
La voix est joyeuse, le ton enjoué. Quelques mots sont rapidement échangés. Puis il raccroche, la mine réjouie. C’était Paul Goudiaby, l’un de ses anciens camarades de l’école Supérieure de Magistrature qui l’appelait pour le féliciter de sa toute nouvelle nomination au poste de Ministre et sans doute aussi se rappeler à son bon souvenir. Après cet intermède amical, Maodo reprend le cours de ses pensées
A suivre dans notre édition du mardi 29 Septembre