L'ÉTAT D’URGENCE AU SÉNÉGAL, FRUIT DU MIMÉTISME FRANÇAIS
EXCLUSIF SENEPLUS - Où sont les mécanismes de résilience communautaire ? Est-ce acceptable de vouloir sauver des vies en ôtant les opportunités de survie à des milliers de gens ? Les éléments d’une explosion sociale sont singulièrement réunis aujourd’hui
Avec un chaos persistant dans la mobilité urbaine, vecteur de propagation du virus, l’exclusion de milliers de jeunes et de femmes du circuit économique, leur seule source de survie, des milliers d’emplois-jours perdus, une lente asphyxie de Petites et Moyennes Entreprises, une significative guérilla en forte gestation pour la résistance vitale et la résilience, la cosmétique d’union nationale initiée par le gouvernement, toute chose étant égale par ailleurs, les éléments d’une explosion sociale sont singulièrement réunis aujourd’hui. Les contours en restent bien évidemment à préciser.
Le Sénégal connaît depuis le mois de mars 2019 une situation inédite avec l’avènement de la pandémie de la Covid-19. Le mimétisme et la politisation de la riposte l’ont emporté sur toutes les considérations socioculturelles propres à un pays caractérisé par la jeunesse de sa population. Nous avions insisté à plusieurs reprises sur la nécessité de développer une réponse africaine dont les paramètres ne sont en rien comparables avec la situation des pays développés bénéficiant d’infrastructures appropriées et une maitrise des besoins de financement et de compensation financière d’un secteur économique formel.
Un état d’urgence à la fois liberticide et vecteur de récession économique accélérée
En mars 2019 après une vaste consultation de la classe politique et des forces vives dans la perspective « d’un dialogue politique inclusif » sous le manteau, le chef de l’état a proclamé, par le Décret N° 2020-830 du 23 mars 2019, l’état d’urgence sur le territoire national. Entendons-nous bien, après Senghor en 1969 (N° 69- 29 du 29 avril 1969) et Abdou Diouf en 1988 (Décret N° 88-22 du 29 février 1988), c’est la deuxième fois qu’un président de la République nouvellement réélu proclame un état d’urgence limité aux régions qui ont un poids économique considérable avec une forte concentration de populations et d’unités économiques.
La particularité des deux premiers états d’urgence, c’est la nature politique de la crise tandis que ces deux derniers renvoient à une crise sanitaire qui justifie l’adoption par l’Assemblée nationale d’un projet de loi N° 046/2020 qui parle gestion des catastrophes naturelles et sanitaires, modifiant la loi N° 69- 29 du 29 avril 1969. Ce projet de loi permet au président de gérer la crise sanitaire à travers des ordonnances. En l’espèce, il s’agit d’une crise sanitaire consécutive à la Covid-19, « mesure exceptionnelle pouvant être décidée en Conseil des ministres en cas de catastrophe sanitaire, notamment d'épidémie, mettant en péril la santé de la population. La loi d’habilitation concernant à la fois la prorogation de l’État d’urgence décrété par le président de la République au-delà de la période de douze jours, et qui lui donne le droit de prendre, par ordonnances, dans un délai de trois mois à compter de la publication de la présente loi, toute mesure relevant du domaine de la loi, afin de faire face aux besoins d’ordre économique, budgétaire, sécuritaire et sanitaire ».
Cinq heures de réunion avec des experts - vraiment experts ? - à la veille du Conseil des ministres pour décider un état d’urgence à travers le décret n° 2021-01 du 5 janvier 2021 proclamant l’état d’urgence sur toute l’étendue des régions de Dakar et Thiès sans tenir compte des réalités socio-économiques et politiques du pays.
Le président a déjà trop de pouvoirs, calqués sur le modèle de la Cinquième République française à l’apogée du gaullisme triomphant et appliqué en vigueur au Sénégal depuis la crise de 1962 entre les défunts présidents Mamadou Dia et Senghor. Le président de la République détient déjà tous les pouvoirs avec une Assemblée nationale acquise à sa majorité et une justice inféodée au pouvoir. Aussi n’a-t-il pas besoin de proclamer l’état d’urgence, ce qui est une mesure devant être prise par un gouvernement/président en cas de péril imminent dans un pays où toutes les libertés sont laissées au bon vouloir du Prince. Ceci est d’autant plus vrai qu’en plus de nommer arbitrairement à tous les postes civils et militaires comme tout le monde le sait après le parrainage régenté pour les élections présidentielles, le calendrier républicain est remis aux calendes grecques aussi bien pour les élections législatives que pour les locales.
Le président Macky Sall est-il en train de tester la capacité de résistance des couches vulnérables pour mieux préparer un forcing anti-démocratique en l’absence de direction politique et imposer une marche accélérée pour la liquidation de toute forme d’opposition ? La lame de fond est souvent imprévisible au regard du patrimoine politique du Sénégal et les faits sont têtus pour la transformation avec les jeunes et les femmes comme fer de lance. Il s’agit simplement de questionnements sur la lecture sociologique des faits sociaux.
Impact de l’état d’urgence sur la gouvernance politique, économique et sociale.
- Nous entrons dans une deuxième phase de la pandémie et un deuxième état d’urgence avec un couvre-feu sans avoir évalué à la fois les effets sur les conditions de vie des populations et l’impact du programme de riposte avec la distribution des vivres et la compensation des secteurs touchés. Force est de constater que nos gouvernements aiment capter des ressources, mais n’aiment pas entendre parler d’évaluation, ce qui est un prérequis du devoir de rendre compte.
- Avec l’état d’urgence, toutes les manifestations politiques et publiques, les réunions et les rassemblements sont formellement interdits. Toutes les infractions à ces mesures sont considérées comme des délits susceptibles de peines d’emprisonnement. Il s’agit véritablement d’une entrave aux libertés publiques, politiques et syndicales et d’une atteinte aux droits de l’homme et aux libertés de culte après plus de trois mois de dialogue politique qui a accouché d’une souris. Il est demandé aux organisations de la société civile de suspendre toutes leurs activités sous forme de pause sociale au moment où les prix de l’huile, de l’électricité et de l’eau ont explosé sur le dos des citoyens et contribuables.
- D’après le rapport global de recensement des entreprises effectué par l’ANSD en 2017, le Sénégal compte 407 882 Unités économiques dont 39,5% sont à Dakar et 11,5% à Thiès. Aujourd’hui le secteur touristique - hôtel, restaurant et bars - connaît ses plus sombres jours. Le secteur touristique selon le rapport de l’ANSD 2018 contribue à hauteur de 7% du PIB et à des recettes de 500 milliards de Francs par an et à 10% de la valeur globale du commerce extérieur. 1/5 des touristes viennent pour des séjours de loisirs. Dakar (19%) et Thiès (70%) sont leurs principales villes de destination. En 2018, le taux de remplissage des hôtels était de 37% et aujourd’hui l’essentiel du personnel qui vivait des hôtels est en chômage technique. 28 000 emplois directs dans 744 établissements hôteliers sont menacés avec cet état d’urgence. Quel est le touriste qui va décider de passer des vacances en cette haute saison dans un pays qui est en état d’urgence ?
- Le secteur informel selon un rapport de la Banque Mondiale est porteur de 97% des emplois avec 3,26 millions d’emplois informels selon l’OIT dans son diagnostic de l’économie informelle en 2020. Aujourd’hui, tous les groupes ne sont pas épargnés par les effets négatifs des décisions politiques à savoir les femmes dans la restauration, les vendeuses de couscous, les pileuses, les lingères, les travailleuses domestiques, les coiffeuses, les maquilleuses, les femmes dans le monde du spectacle, les marchés de nuit. Les femmes dans le secteur formel et informel pour l’essentiel dépositaire des ressources familiales et des premiers soins pour les malades sont esseulées par cette mesure qui vient accélérer leur basculement dans la pauvreté absolue.
- La jeunesse urbaine dynamique dans l’économie de la survie nocturne. Des millions de jeunes qui vivent dans la rue (maison à double flux, pas assez de lits pour dormir) et qui vivent de la rue (tous ces métiers de la nuit, coiffeurs, marchés nocturnes, vendeurs de couscous, de tangara, de brochettes, restaurateurs, hôteliers, café Touba, et laveur de voitures).
- Embouteillage, bus bondés avec des risques élevés de transmission du virus, moyens de transport limités, économie nocturne paralysée. Et ces vivres comme le riz, le sucre, l’huile qui étaient distribués durant la première vague ? Que faire avec les populations affectées par les mesures iniques de l’état d’urgence ? Où sont les mécanismes de filet social et de résilience communautaire ? La dictature dazibao est en marche contre les libertés publiques.
- L’état d’urgence est un vecteur de la discrimination entre les familles des classes moyennes qui disposent de moyens mobiles, un cadre familial apaisé avec accès internet et Netflix, accès aux soins de santé de qualité, de confort, à l’hygiène, à l’alimentation et aux loisirs, tandis que les couches vulnérables souffrent gravement plus avec la promiscuité dans les maisons qui comptent plusieurs générations sous le même toit, pas assez de lits, d’hygiène, d’alimentation, avec un faible accès aux soins de santé de qualité, des tensions internes au foyer, taille élargie de la famille, absence de confort et de loisirs.
- Est-ce acceptable de vouloir sauver des vies en ôtant les opportunités de survie à des milliers de jeunes et de femmes ?
Les mêmes causes produisent les mêmes résultats dans la riposte contre la Covid-19
- 10 mois après la première vague de la pandémie, nous voici au cœur de la deuxième vague qui démontre à la fois l’engagement et le professionnalisme du personnel médical et social sans moyens adéquats avec l’iniquité géographique. Ne sommes-nous pas fondés à nous interroger sur l’efficacité et la pertinence des stratégies modulaires de riposte ? La deuxième vague est-elle le résultat des stratégies approximatives du CNGE, structure rattachée au ministère de la Santé sans tirer des leçons des expériences passées dans la gestion des pandémies ?
- Aujourd’hui, la lutte contre la Covid-19 prend des formes complexes qui justifient le remplacement du CNGE par un conseil National Scientifique afin de rompre avec l’approche médicalisée de la riposte et revenir à la multisectorisation effective.
- Accès aux soins de santé
« Dans les pays en voie de développement, les gens tombent malades parce qu’ils sont pauvres, ils s’appauvrissent davantage parce qu’ils sont malades et voient leur état de mal empirer du fait de la misère accrue » - Sir Edwin, médecin, économiste.
L’accès aux soins de santé constitue un enjeu capital malgré les nombreux programmes de santé (PNDS, PDIS, PDRH, paludisme, nutrition, etc.). Le financement du médicament est supporté à 80% par les populations, insuffisance des fonds pour le matériel et les équipements médicaux, disparités des ressources selon les régions, qualités des services de santé et des soins et la mauvaise perception des structures de santé par les communautés sont autant de raisons qui justifient les problèmes d’accès aux soins, inaccessibilité économique et géographique.
La Covid-19 frappant les populations en besoins de soins, celles-ci ont déserté les structures de santé. À cela il faut ajouter les goulots d’étranglement pour accéder aux tests Covid par leurs coûts exorbitants pour ceux qui voyagent et les barrières multiformes à travers l’obligation de passer par le serveur 1515 ou disposer d’une prescription médicale pour faire le test Covid. Après avoir accueilli plusieurs milliers de contacts de Covid dans les hôtels, nous voici revenus à une situation où seules les personnes contacts et les personnes qui manifestent des signes ou qui sont malades font l’objet de test avec une option à domicile et une option dans les Centres de Traitement des épidémies.
- Réduire la mortalité liée aux facteurs de comorbidité
Aujourd’hui, il est établi que dans le profil épidémiologique des cas de Covid-19, 40% des personnes infectées sont des cas bénins, 40 % des cas modérés, 15 % des cas graves et 5% des cas critiques. À la lumière de ces profils épidémiologiques de la pandémie, le Sénégal connaît un des taux de guérison les plus élevés de l’ordre de 85% et un faible taux de létalité de 2,5%, ce qui devrait nous amener à réfléchir davantage sur les stratégies et sur leurs priorités. La Côte d’Ivoire compte 23 894 cas positifs, 22 658 guéris et 139 décès tandis que le Sénégal enregistre à ce jour depuis le début de la pandémie 21 533 cas positifs, 18 357 et 469 morts. La Côte d’Ivoire développe une stratégie pour réduire la mortalité et cela a produit des résultats probants.
En effet, les personnes les plus vulnérables à la Covid-19 sont des personnes âgées de plus de 60 ans sur un effectif de 838 542 personnes au niveau national selon le rapport de l’ANSD sur la population du Sénégal en 2017. Les maladies non transmissibles que sont les maladies cardiovasculaires (l’hypertension artérielle, les cardiopathies rhumatismales, les AVC, le cancer, les maladies respiratoires chroniques et le diabète) sont responsables de 41% des décès au Sénégal, selon un rapport de l’OMS en 2016. La prévalence des maladies non transmissibles s’établit comme suit : diabète (3,4%), hypertension (24,7%). Le nombre de nouveaux cas de cancer déclarés est de 20 000 par an, selon le Directeur de l’Institut du cancer de Dakar, le Professeur Mamadou Diop. Voilà des populations hautement vulnérables face à la Covid-19 qu’il est important de protéger. Malheureusement, les stratégies de communication se sont adressées aux populations générales sans une fine segmentation qui partirait de ces groupes cibles vulnérables en s’appuyant sur des relais communautaires de proximité. Le rôle de la socioanthropologie a été bien apprécié lors de la première vague comme facteur de succès, mais dans les moments les plus critiques de la pandémie, savoir décrypter les codes communautaires ne suffit pas. Il faut savoir mettre en avant la communication pour le changement des comportements et le changement social pour accélérer les transformations positives. En Guinée lors de la crise Ebola, ce mythe de l’anthropologie médicale a été battu en brèche à Forécariah, épicentre de l’épidémie avec le déploiement des acteurs de la communication pour le développement et l’utilisation minutieuse des radios communautaires.
Il s’agit encore une fois de mettre l’accent sur l’engagement communautaire sans une politisation de la riposte qui a causé plus de confusion dans la perception des communautés (images télévisées d’un ministre et d’un député assistant à un focus group organisé par les socioanthropologues).
Protéger les personnes âgées et les personnes souffrant de maladies non transmissibles, doit être la mère des batailles de la deuxième vague dans le quartier avec un suivi à domicile de ces personnes et un espace convivial d’écoute, de conseil et d’accompagnement. Il faut savoir décrypter le stress des seniors et les perceptions des juniors à la fois sur le potentiel de la chaîne de transmission des populations jeunes envers les populations à risque.
- La région de Dakar compte 1 010 quartiers et 600 Associations sportives et culturelles et les groupements de promotions féminins (ASC Sénégal 5 600 GPF 6 816) sont autant d’espace et d’acteurs volontaires de communication pour le changement de comportements pour freiner la propagation du virus. La région de Thiès, deuxième région la plus peuplée après Dakar, compte 3 départements et 15 communes. La région de Thiès compte 678 ASC. Tous ces facteurs doivent constituer des atouts pour la communication pour le développement.
- Force est de constater que les barrières liées aux difficultés d’accès au test Covid doivent être levées avec la gratuité des tests et des masques au niveau communautaire afin de rompre avec la Covid business. L’incompétence est à lire dans les décisions politiques injustes qui accélèrent la pauvreté des masses notamment l’état d’urgence et la valse des stratégies tournantes de riposte sans corrélation avec les réalités sociocomportementales de la société sénégalaise. L’accent doit être mis sur la réduction de la mortalité liée à la Covid-19 en protégeant davantage les personnes âgées de plus 60 ans et les personnes qui ont des pathologies sévères (hypertension, insuffisance rénale, cancer, diabète, etc.) et créer dans les quartiers et villages des mécanismes gratuits de dépistage des Covid-19 et de gratuité des masques et des gels. Le plan SÉSAME devrait être revisité pour mieux s’adapter aux besoins pressants des personnes âgées : pour être respectueux, on va les nommer la fratrie des seniors. N’est-ce pas là tout l’enjeu de chercher à innover dans la stratégie de riposte et de ne pas céder au mimétisme lorsque l’Afrique fait mieux que les autres continents ?