OPTIMISME (RAFET NJORT) VERSUS PESSIMISME (ÑAAW NJORT)
Est-il possible d’avoir une vision positive des vices (Rafet njort wala rafetal) ? Est-il possible d’avoir une vision négative des vertus (ñaaw njort bu andak laabiir) ?
L’optimisme est généralement défini comme une posture ou une attitude positive vis-à-vis des événements de la vie, le pessimisme étant la posture opposée.
L’optimisme béat n’est pas raisonnable. Il peut conduire à des surprises défavorables. Le pessimisme extrême met la personne dans une position de doute et de suspicion continue. La personne méfiante crée et entretient des boucles qui s’autorenforcent, amplifiant sans arrêt l’anxiété dans laquelle elle vit. Il y a un juste milieu mêlant optimisme et pessimisme. Il faudrait avoir, par compassion, une vision positive des vices et, par esprit de discernement, une vision négative des vertus. Le maître mot dans cette attitude est « comprendre ».
Le mal sécrète le bien, mais aussi le bien génère le mal. Le bien est dans le mal, tout comme le mal est dans le bien. Baltasar Gracian dit à ce propos :
« Tout a son droit et son envers. La meilleure chose blesse si on la prend en contre-sens ; au contraire, la plus incommode accommode si elle est prise par le manche. Bien des choses ont fait de la peine, qui eussent donné du plaisir si l’on en eût connu le bon. Il y a en tout du bon et du mauvais ; l’habileté est de savoir trouver le premier. Une même chose a différentes faces, selon qu’on la regarde différemment ; et de là vient que les uns prennent plaisir à tout, et les autres à rien. Le meilleur expédient contre les revers de la fortune, et pour vivre heureux en tout temps et en tous emplois, est de regarder chaque chose en son bel endroit. » (1)
J’ajouterai qu’il faut comprendre le mauvais endroit, mais bien se garder de le divulguer.
Est-il possible d’avoir une vision positive des vices (Rafet njort wala rafetal) ? Oui.
Nous allons illustrer cela à travers ces exemples : Il est ou il fait… C’est parce que…
- Il est trop passionné, jusqu’à l’aveuglement. C’est parce qu’il est intéressé par ce qu’il fait. C’est un homme de conviction.
- Il heurte tout le monde, il est rustique et borné. C’est parce qu’il est véridique.
- Il est inconstant, versatile. C’est parce qu’il veut éviter de choquer (il a de la kersa).
- Il n’est pas clair ; il utilise trop d’euphémismes. C’est parce qu’il a de la sutura.
- Il est avare. C ’est parce qu’il a horreur de demander et de déranger les gens. Dans son esprit, il possède peu, il a du mal à partager.
- Il est avide, ambitieux. C ’est parce qu’il veut laisser quelque chose à la communauté.
- Il est paresseux. C’est parce qu’il veut toujours réaliser des choses qui ont du sens.
- Il est méfiant. C’est parce qu’il fait peu confiance aux gens et il a horreur d’être blessé dans une relation ; mais une fois la confiance établie, la relation devient exceptionnelle.
- Il est agressif. C’est parce qu’on a touché l’une de ses cordes sensibles et il se défend ; il a une petite voix intérieure qui lui dit qu’il ne vaut rien.
- Il est arrogant, calculateur, veut réduire à néant tous ses adversaires. C’est parce qu’il a très peur et une voix intérieure ne cesse de lui présenter sans arrêt : dangers, coups sordides, échecs, débâcle, etc.
- Il a un silence qui effraie. C’est parce qu’il réfléchit beaucoup avant de se prononcer ou avant d’agir.
- Il est bavard. C’est parce qu’il a un fort besoin de sentir qu’il existe. Il veut également contribuer à l’ambiance fun.
- Il est complexe ou compliqué. C’est parce qu’il voit beaucoup de relations entre les choses.
- Il est simpliste. C’est parce qu’il a un esprit de synthèse très développé.
- Il manipule tout le monde. C’est parce qu’il a un attachement viscéral au résultat et voit de très loin les relations politiques formelles et informelles.
- Il a une humeur changeante et est très difficile à cerner. C’est parce que c’est une personne sensible qui ressent des choses que nous ne ressentons pas. Quand elle les sublime, le résultat est un chef-d’œuvre artistique.
Est-il possible d’avoir une vision négative des vertus (ñaaw njort bu andak laabiir) ? Oui
L’idée est surtout de détecter la face hideuse qui peut se cacher derrière des comportements a priori vertueux. Essayons d’illustrer cela à travers ces exemples : Il est… Pourtant/Non…
- Il est tellement gentil. Pourtant, cette gentillesse n’est qu’un moyen de contrôler les gens à son profit. Il ressent peu de choses envers les gens.
- Il est généreux, disponible, altruiste. Ne voyez-vous pas que cette générosité lui permet de bien satisfaire son orgueil ? Il est au-dessus des autres et la relation qui le lie aux autres est un rapport de dons. Quand on l’entend parler des gens, il les considère comme des enfants ; il les regarde d’en haut.
- Il est compatissant. Il s’est projeté dans la situation et cela lui a fait mal. Il se défend par anticipation. C’est bien également un moyen de contrôler psychologiquement la personne.
- Il est simple. Non, c’est un excellent comédien qui connaît parfaitement le cœur humain dans ses moindres replis et qui utilise la feinte de la simplicité pour gérer sa renommée (quelque part, il est très ambitieux, cupide et avide : il lâche les petits morceaux pour en acquérir de plus gros et intérieurement, il se dit qu’il va soumettre tout son monde en le mettant à genoux, à ses pieds).
- Il est très modeste, prêt à se mettre au service des gens. Non, c’est un esprit assujetti. Il pense dans son for intérieur qu’il n’est rien. Les liens de soumission et d’asservissement sont dans sa tête. Il est très difficile de casser ces chaînes virtuelles.
- Il est véridique. Non, il gère surtout sa réputation. Il utilise bien la mauvaise foi et l’artifice, mais dans des situations rares entraînant de gros enjeux.
- Il est naturel. Non, vous n’avez pas fait attention aux occurrences. Il fait semblant d’être naturel ; ses vraies intentions, ses projets, ne sont pas divulgués. Comme un bon capitaine, il garde ses plans secrets.
- Il est tellement doux. Il faut s’en méfier. C’est un filou en puissance qui se dit intérieurement : « Qu’est-ce que les gens sont stupides ; j’espère qu’ils ne croient pas un mot de ce que je leur raconte ! ».
- Il est désintéressé. Oui, il est désintéressé par X (la richesse par exemple), mais pas par Y (la renommée) ou vice versa ; vouloir être reconnu comme quelqu’un de désintéressé, c’est déjà cesser d’être désintéressé.
- Il est honnête. Tant que l’occasion ne s’est pas présentée avec un gros enjeu (oui) ; mais le cas échéant, il en profite.
- Il a fait preuve de fermeté d’âme en restant zen devant une situation difficile. àCela relève plutôt d’une feinte ; il avait bien peur ; il était troublé, mais il a tenu à n’extérioriser que le calme, car il y va de sa renommée.
- Il est spontané. Oui, mais des fois, l’humour se transforme en ironie qui blesse et choque les autres.
- Il est très clair, concis, précis, intègre. En exposant cette qualité, il s’adresse à nous, mais aussi à lui-même. C’est un moyen d’étouffer ses pulsions puissantes contre lesquelles il mène une guerre implacable.
- Il est calme, posé, modéré, pondéré. C’est surtout une image qu’il veut exposer. Il est capable des plus viles actions en agissant à distance. C’est une personne mue par une mentalité de pénurie, contrairement à la mentalité d’abondance, qu’on ne trouve que chez les esprits magnanimes.
- Il est magnanime. Derrière cette magnanimité se cache un esprit orgueilleux.
Dans tous ces exemples cités ci-dessus, l’implication immédiate. Il faut la comprendre comme une possibilité (un élément qui se potentialise). Dans la vision positive des vices (rafet njiort), on met en avant la compassion et l’indulgence. Il y a une apparence de mal, mais je choisis de regarder exclusivement le bien. Dans la vision négative de la vertu (ñaaw njort), il s’agit de ne pas être dupe des prétentions des hommes. La personne joue à l’homme vertueux, vous vous dites : « Derrière ce jeu se cache peut-être un subtil défaut ». Mais ce ñaaw njort doit juste s’arrêter au niveau de la pensée. Kersa et mandute exigent de nous qu’on ne divulgue pas ces pensées.
Nous avons tous un défaut dominant qui nourrit et entretient notre qualité dominante. Gracian l’exprime comme suit :
« Chacun en a un, qui fait un contrepoids à sa perfection dominante ; et si l’inclination le seconde, il domine en tyran. Que l’on commence donc à lui faire la guerre en la lui déclarant ; et que ce soit par un manifeste. Car s’il est connu, il sera vaincu ; et particulièrement si celui qui l’a le juge aussi grand qu’il paraît aux autres. Pour être maître de soi, il est besoin de réfléchir sur soi. Si une fois cette racine des imperfections est arrachée, l’on viendra bien à bout de toutes les autres. » (2)
Il faut certainement laisser aux saints et aux sages cette capacité d’être absolument vertueux. Nous autres devons certainement faire des efforts en étant suffisamment lucides sur nos limites et en nous armant de compassion bienveillante et d’humilité active et non feinte
(1) (2) Baltasar Gracian, L’Homme de cour (1601,1658)