SAUVER LE SENEGAL, PRESERVER L’ETAT DE DROIT ET LA DEMOCRATIE
Le Sénégal traverse l’une des crises politiques les plus graves de son histoire dans un contexte particulier de crise sanitaire doublée d’une crise économique. Les manifestations qui ont éclaté les 3, 4 et 5 mars ont été d’une extrême violence
Le Sénégal traverse l’une des crises politiques les plus graves de son histoire dans un contexte particulier de crise sanitaire doublée d’une crise économique. Les manifestations qui ont éclaté les mercredi 3, jeudi 4 et vendredi 5 mars ont été d’une extrême violence. Des Sénégalais y ont perdu la vie. Que le Tout Puissant les couvre de sa miséricorde et les accueille au paradis.
De nombreux autres ont été grièvement blessés, y compris dans les rangs des forces de l’ordre, qu’ils soient tous promptement rétablis. De nombreuses destructions de biens publics et privés ont été effectuées. Des signaux de médias privés coupés, et d’autres médias publics et privés attaqués avec des véhicules brûlés.
Les scènes de pillage notamment des magasins Auchan et des stations d’essence Total ont donné une face hideuse de notre pays à l’étranger. Un pays en développement comme le Sénégal a pour vocation d’accueillir tous les investisseurs, qu’ils soient africains, français, américains, allemands, chinois, brésiliens, indiens, japonais ou coréens... Il appartient aux citoyens que nous sommes d’exiger de nos gouvernants, par tous les moyens démocratiques, de nouer avec les partenaires extérieurs des mécanismes de coopération gagnant-gagnant. Les symboles les plus forts de l’État sont atteints, avec notamment des tribunaux incendiés comme à Diourbel ou des locaux de gendarmerie comme à Diaobé.
La confrontation des manifestants avec les forces de l’ordre à Colobane en direction de la caserne Samba Diéry Diallo a révélé une réelle détermination de la foule. Il convient d’écouter, d’entendre et de comprendre ce que le peuple exprime. La répression ne peut et ne saurait régler la situation. Car, comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir », parce que comme en rajoute Tallerand : « On peut tout faire avec une baïonnette, sauf s’asseoir dessus ».
Les Anciens disaient « Gladius legis custos » (le glaive gardien de la loi). Blaise Pascal dans sa dialectique entre la justice et la force atteste : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique ». Donc, il faut mettre ensemble la justice et la force, afin que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La puissance publique se fonde certes sur la force matérielle, mais elle repose encore plus sur la force immatérielle de sa légitimité. Autrement dit, la puissance de l’État n’est pas seulement un phénomène juridique, institutionnel et matériel, elle trouve essentiellement son fondement sur l’adhésion des gouvernés, et sur sa finalité de préservation et de perpétuation des droits et libertés.
La force brute et brutale, à elle seule, est inapte et inepte à assurer la pérennisation de l’ordre sociopolitique, car il y a une dimension culturelle, idéologique et cognitive qui doit la sous-tendre et la soutenir. L’investissement de confiance des gouvernés sur les institutions est donc crucial et suppose qu’elles reposent sur la légalité et l’égalité, la crédibilité et l’impartialité afin d’asseoir leur autorité, au sens étymologique de l’auctoritas (ce qui fait augmenter), en l’occurrence d’assurer au mieux le plein épanouissement matériel et moral des citoyens. Au-delà de l’affaire Ousmane Sonko, il y a un questionnement profond sur la démocratie et l’État de droit au Sénégal.
En substance, la démocratie selon David Beetham est une pyramide composée de trois blocs : un Gouvernement ouvert et comptable, des élections libres et transparentes et des droits civils et politiques. L’État de droit est le cadre d’expression, de protection et de promotion des libertés, comme pouvoirs d’agir reconnus et encadrés par la loi ; des droits comme intérêts juridiquement protégés ; et des devoirs, comme obligations prévues et garanties par la loi.
La grave crise politique qui secoue le pays est liée à la nécessité de réformer notre système démocratique. Les dérives du Président Wade ont été fortement décriées avec notamment le Mouvement du 23 Juin et la lutte contre une troisième candidature anticonstitutionnelle, avec son cortège de morts et de destructions en 2011-2012.
Le combat de l’opposition et de la société civile a abouti à la deuxième alternance démocratique. Cependant, les réformes pour renforcer la démocratie sénégalaise n’ont pas été effectuées malgré les promesses de rupture, malgré les conclusions des Assises nationales jetées aux oubliettes, malgré le rapport de la Commission nationale de réforme des institutions dont le travail a englouti 700 millions de francs CFA.
En définitive, aucune réforme sérieuse n’a été faite pour corriger l’hyper-présidentialisation du régime politique sénégalais, pour renforcer l’indépendance de la justice, pour redéfinir les rapports entre l’exécutif et le judiciaire à travers le parquet, pour limiter les pouvoirs du procureur de la République afin de mieux préserver les droits et libertés des citoyens, pour démanteler les dispositions liberticides contenues dans le Code pénal et le Code de procédure pénale qui datent tous de 1965, au plus fort de l’autoritarisme modéré du Président Senghor, et qui ne sont plus en phase avec l’évolution politique de notre pays. Pour sortir de cette impasse, il convient de rappeler certains fondamentaux : l’opposition est un rouage essentiel dans une démocratie qui est un système à l’opposé du consensus mou qui empêche de voir, de prévoir et de canaliser les revendications et le mécontentement du peuple.
L’opposition joue un rôle de régulation institutionnelle pour éviter un débordement du système politique. L’opposition joue une fonction de catharsis qui permet l’expression et la sublimation de la colère du peuple. L’opposition aide les tenants du pouvoir à être plus vigilants, en se remettant en cause et en corrigeant leurs actions. Le contrôle des citoyens et de la société civile s’inscrit également dans cette perspective ; l’instrumentalisation des institutions répressives contre les opposants est anti-démocratique, sape les fondements de l’État de droit et menace les équilibres du vivre-ensemble ; le pouvoir autocratique ne prospère pas dans la durée au Sénégal.
En effet, il y a une moyenne de 8 ans environ pour l’essoufflement des entreprises de construction du pouvoir personnel. Le Président Senghor s’y est pris de 1962 à 1968- 69 pour ensuite ouvrir le jeu par la création du poste de Premier ministre en 1970 et le retour au multipartisme limité, à trois en 1976 après la création du PDS en 1974, et ensuite à quatre en 1978 avant de quitter le pouvoir le 31 décembre 1980.
Le Président Diouf construit son pouvoir personnel de 1981 à 1988 ; 1988 date de la crise politique ardue sur fond d’ajustement structurel qui mène finalement à des réformes démocratiques. Le Président Wade a bâti son pouvoir personnel de 2000 à 2008 environ, avant que la tendance ne soit renversée avec l’organisation des Assises nationales, la mise en place du Front Siggil Senegal et de Benno Siggil Senegaal pour aboutir à l’alternance de 2012. Le Président Sall a également atteint le seuil des 8 ans au-delà desquels il est difficile de poursuivre des pratiques autoritaires. Le respect des principes de la démocratie et de l’État de droit est nécessaire à la paix, à la sécurité et à la prospérité du Sénégal.
MAURICE SOUDIECK DIONE
DOCTEUR EN SCIENCE POLITIqUE ENSEIGNANT-CHERCHEUR à L’UNIvERSITé GASTON BERGER DE SAINT-LOUIS