UNE VITRINE CRAQUELÉE, RADIOSCOPIE D'UNE DÉMOCRATIE SANS DÉMOCRATES
Le Sénégal a toujours présenté une démocratie formelle mais fonctionnant à minima. La conquête démocratique n’adviendra jamais du simple avènement d’une alternance. La situation actuelle découle des maux idientifiés par les Assises nationales
À l’heure où le Sénégal est plongé dans le chaos suite aux évènements qui s’y déroulent depuis quelques semaines, il est important de poser le regard sur la nature de maux qui, de façon presque cycliques, surgissent régulièrement au cœur incandescent d’une démocratie longtemps éclopée, mais désormais chancelante.
Au soir du 25 mars 2012, Macky Sall mettait un terme à 12 années de règne de son ex-mentor Abdoulaye Wade lui-même élu en 2000 après avoir défait le président sortant Abdou Diouf au terme d’une élection historique[i]. Le score sans appel de la victoire de M. Sall (65,80%) démontrait à l’envi la défiance et le désamour que la gestion clanique d’Abdoulaye Wade ponctuée de scandales à répétition avait fini par susciter au sein de la majorité d’une population dont les 47,4 % étaient terrassés par une pauvreté endémique[ii]. Mais, ce soir-là, en se débarrassant des projets monarchiques du clan Wade, les électeurs sénégalais n’avaient fait qu’une partie du travail, car les démons d’une hyperprésidence restaient en place, prêts à convoler avec le nouvel occupant du palais.
Dans un discours mémorable, le nouveau président déroulait sa feuille de route qui semblait prendre en compte les circonstances singulières qui l’avaient fait triompher d’un régime dont le tort avait été de minimiser la capacité d’indignation et de réactivité d’une jeunesse qui l’avait naguère acclamé avant de le vouer aux gémonies au moment où il était soupçonné de vouloir procéder à une dévolution monarchique du pouvoir.
Le nouveau président sitôt installé, et en dépit des professions de foi de son discours du 3 avril et des engagements pris au cours d’une campagne électorale calamiteuse qui fut empoisonnée par la candidature inconstitutionnelle de Wade, s’employa à s’enfermer petit à petit dans la logique clanique qui avait perdu son prédécesseur. L’un des signes inquiétant du revirement de Sall était la perpétuation de la pratique tant décriée de la transhumance politique, un des avatars les plus retors d’un système singulier où la quête effrénée de maroquins et le carriérisme giratoire d’une classe politique professionnelle et sclérosée encouragent l’entrisme au cœur de tout nouveau pouvoir au prix de moult renoncements.
Après la légitimité, un légalisme sourcilleux
Sans doute oublieux des péripéties de son accession au pouvoir qu’il devait à la rupture de confiance entre son prédécesseur et ses mandats, Macky Sall s’est a accentué la faillite morale qui a consisté au renoncement d’une parole présidentielle. En effet, il s’était engagé plusieurs fois à ne faire que 5 ans, au lieu des 7 ans pour lesquels il avait été élu. Il s’était peu à peu départi de cette promesse originelle en interprétant en février 2016 façon très tendancieuse un arrêté sibyllin du Conseil constitutionnel dont les membres sont pourtant connus pour leur loyauté légendaire aux régimes qui se succédé à la tête du pays[iii].
C’est précisément cette loyauté presque incestueuse qui est le fondement des dérives constatés depuis peu dans un pays exsangue depuis l’apparition d’une crise sanitaire sans précédent. En effet, la justice est devenue le bras armé pusillanime d’un système rétif à toute velléité d’opposition. Les opposants n’ont été embastillés dans des ersatz de procès qu’avec la complicité des magistrats visiblement aux ordres. C’est au nom de la lutte contre la corruption, demande sociale très forte en 2012, que la justice fut distribuée de façon sélective. Des tribunaux d’exception furent mis en place pour un bien maigre résultat. Mais l’essentiel était de faire peur :
l'État moderne est un groupement de domination de caractère institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d'un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion[iv]
Ainsi, après avoir épargné la plupart des pontes du régime de Wade soupçonnés de s’être livrés à un pillage systématique des maigres ressources du pays, sans se priver de faire libérer l’ex-héritier putatif de Wade dans des conditions encore opaques, Macky Sall chercha d’autres cibles. L’arme de la justice fut de nouveau utilisée. Cette justice d’habitude si tatillonne, envoya en prison avec une étonnante mais troublante célérité l’opposant Khalifa Sall qui faisait figure de challenger crédible au scrutin présidentiel de 2019.
Pas de gouvernement juste sans part de hasard, c’est-à-dire sans part de ce qui contredit l’identification de l’exercice du gouvernement à celui d’un pouvoir désiré et conquis. Tel est le principe paradoxal qui se pose là où le principe de gouvernement est disjoint de celui des différences naturelles et sociales, c’est-à-dire là où il y a politique[v].
Au nom d’une certaine conception de l’ordre, il fallait donc éviter toute contradiction, et ne prendre aucun risque. La peur de la confrontation est un vice enraciné au cœur du processus électoral au Sénégal où il n’y a jamais eu de débat entre les différents protagonistes des élections. Wade avait réclamé en vain une confrontation avec Diouf, avant de refuser lui-même d’accéder à une telle demande de ses adversaires. Pour Macky Sall, c’était d’autant moins à l’ordre du jour qu’il refusait tout simplement à ses adversaires le droit de se présenter au scrutin.
Tout l’arsenal répressif de l’État fut ainsi mobilisé pour assurer à Macky Sall une victoire à l’élection présidentielle de 2019. Ainsi, après avoir obtenu la tête de sérieux concurrents, il a décidé de modifier la loi électorale en introduisant un système de parrainage en avril 2018 pour éliminer davantage de prétendants. La police et la gendarmerie ont été appelées à la rescousse quand l’opposition et la société civile se sont mobilisées dans la rue.
Quelques mois plus tard, des 27 candidats potentiels à la candidatures, seuls 5 arrivèrent à obtenir l’autorisation de participer à la compétition électorale. Ce système de parrainage assez restrictif avait été mis en place, officiellement pour éviter les candidatures farfelues. Ce vieux serpent de mer apparaît à chaque élection électorale, mais l’objectif était cette fois de viser des adversaires dont la multiplicité préoccupait dans les sphères d’un pouvoir de plus en plus crispé sur des questions pourtant essentielles dans tout État respectueux du jeu démocratique.
Alors que Macky Sall était décidé à se faire réélire sans trop de risques, un gouffre s’était déjà installé entre élus et mandants. En effet, déjà en 2017, 67,4% des personnes âgées de 18 ans et plus jugeaient que l’autorité centrale ne prenaient pas en compte leurs préoccupations[vi]. Comme pour confirmer la méfiance des Sénégalais, le scrutin présidentiel du 24 février 2019 vit, conformément aux prédictions du Premier ministre bien avant la proclamation des résultats provisoires, le président sortant se faisait réélire au premier tour d’un scrutin dont l’issue jurait manifestement d’avec la volonté des électeur.trice .s du pays.
Pour asseoir une victoire plus ou moins à la Pyrrhus, la nouvelle majorité pouvait compter d’une part sur la mollesse de de la réaction de ses adversaires, et d’autre part sur une légalité constitutionnelle formelle s’appuyant sur une force publique qui n’hésitait pas à dissuader toute velléité contestataire selon la formule de Weber :
De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime[vii].
Toute cette violence peut être assumée dans le cadre même d’une démocratie de type représentatif dès lors que les dirigeants peuvent se prévaloir d’une légitimité que leur confèrent les urnes couvertes par tout un arsenal institutionnel et légaliste.
Les piliers fragilisés d’une stabilité
À force de se s’admirer dans le miroir que lui tendaient certains de leurs voisins, la plupart des Sénégalais ont oublié que les avancées ne pouvaient servir indéfiniment, car l’idéal démocratique se nourrit de quête et de conquêtes permanentes, ce qui exclut tout statu quo pouvant entraîner des remises en cause, voire des régressions. L’image a priori flatteuse de vitrine a historiquement été embellie par le pullulement de régimes au mieux autoritaires dans plusieurs pays africains qui se complaisaient encore dans les partis uniques, avec des pères de la Nation, des guides éclairés, et autres hommes forts. Cette illusion démocratique a été renforcée par deux alternances politiques (sans alternatives) en 60 ans d’une indépendance formelle.
Lesdites alternances ont donné lieu à des changements cosmétiques de régimes dans la continuité des politiques néolibérales qui, sous le diktat du FMI, de la Banque Mondiale et des anciennes puissances coloniales, ont encouragé la casse des services publiques et des services sociaux de base, ainsi que le démembrement progressif d’un État de plus en plus déliquescent.
L’une des conquêtes les plus visibles des acquis plus ou moins irréversibles à ce jour au Sénégal est l’existence de nombreux organes de presse privés et relativement indépendants qui ont souvent joué leur partition à l’occasion des joutes électorales. Il y a d’abord eu le temps des journaux clandestins sous le président Senghor, L’Écho du Sénégal (créé en 1964) ou Xarebi (1969), puis un temps de relative ouverture avec l’apparition de titres comme Le Démocrate (1974) ou Promotion (1976)[viii]. Plus tard arrivèrent d’autres journaux comme ; Takusaan (1983) ou Wal Fadjri (1984), Sud Magazine (1986), Le Cafard libéré (1988), Sud Hebdo (1988) ou Le Témoin (1990)[ix]. Ces nouveaux titres accompagnèrent les années 1990 et le vent de démocratie qu’elles charrièrent au Sénégal comme partout en Afrique.
Avec un multipartisme intégral dicté par le contexte sociopolitique du pays, Diouf fut contraint, à l’heure de la pilule amère des politiques d’ajustement structurel, de concéder à sa rue en colère et à sa jeunesse impatiente une pluralité de l’information. Ce ne fut pas une conquête superfétatoire pour le pays. C’est ainsi que de nouveaux titres purent apparaître sous la contrainte de la rue vers la fin des années 1990, les journalistes de ces organes s’ingéniant à contrebalancer l’accaparement des médias officiels transformés depuis toujours en caisse de résonance d’une propagande digne des pires régimes autocratiques.
Dans une telle situation, le Sénégal a toujours présenté une démocratie formelle mais fonctionnant a minima. Celle-ci actait la tenue régulière d’élections dans des conditions souvent contestées par les protagonistes car organisées par une administration et des organes de contrôle suscitant la méfiance une partie des acteurs politiques. Les résultats étaient aussitôt acclamés par les chancelleries occidentales. Autant dire que c’était assez peu pour asseoir une culture démocratique avec des majorités sortantes souvent mues par un désir de boire le calice du pouvoir jusqu’à la lie.
Ainsi, Diouf arrivé au pouvoir à la faveur d’un tripatouillage constitutionnel, n’en est parti que 20 ans plus tard non sans avoir plusieurs fois changé les dispositions les plus gênantes du texte fondamental au gré de son désir de prolonger son bail avec la présidence. Il se présenta au scrutin de 2000 alors que rien ne l’y autorisait, ayant épuisé le nombre de mandats, mais s’est cru dans son bon droit en procédant à une modification de la loi électorale et en introduisant un septennat et 1993 alors qu’il était à la tête du pays depuis 13 ans.
En lui succédant, Wade finit par tomber dans les travers capiteux qu’il s’était pourtant employé à dénoncer quand il était encore dans l’opposition. Après son élection en 2000, il s’empressa de faire voter par référendum une nouvelle Constitution taillée sur mesure, faisant craindre les risques d’un régime hyper-présidentiel. Malgré les pouvoirs exorbitants qu’il s’était octroyés, il a rétabli quinquennat, une des maigres avancées du nouveau texte. Pourtant, s’appuyant sur une majorité parlementaire soumise, Wade se mit à détricoter les rares avancées de sa Constitution, allant jusqu’à rétablir le septennat en 2008.
Syndrome d’une tourmente permanente
Au lendemain d’une réélection plus que contestable, Gorgui s’empressait pourtant de rassurer tout le monde sur ses intentions de briquer un éventuel 3ème mandat : « J’ai bloqué le nombre de mandats à deux. Ce n’est pas possible, je ne peux pas me représenter. Sérieusement, je ne me représenterai pas[x].» Pourtant, cette déclaration solennelle ne l’empêcha pas de se représenter en 2012 pour un 3e mandat, au mépris d’une parole présidentielle dont la crédibilité fut mise à mal au sein de l’opinion.
Ironie du sort ou sens ordonné de la désinvolture discursive (?), Macky Sall ne résistera pas à l’envie de se dédire après voir clamé urbi et orbi ne pas vouloir faire un septennat en dépit de son élection sur la base de l’ancienne Constitution à laquelle il a, comme son prédécesseur, renoncé au profit d’un nouveau texte qu’il soumettra au vote référendaire en 2016. Aujourd’hui, tout indique qu’il a l’intention de briguer un troisième mandat consécutif, en dépit du texte qu’il a fait adopter par référendum. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant d’entendre ses courtisans développer les mêmes fallacieuses arguties que les thuriféraires du régime qu’il a défait en 2012.
L’histoire se mue, se transmue et finit par dégénérer et exploser dans la rue à travers des turbulences politiques à répétition qui secouent par intermittence le pays depuis une vingtaine d’années. Comme ailleurs en Afrique, le désir de se maintenir au pouvoir survient de façon sporadique sous la forme d’un syndrome du 3e mandat qui affecte plusieurs palais et inocule une morbidité certaine.
Ce syndrome est lui-même le signe d’un mal plus profond qui ronge la démocratie sénégalaise depuis toujours : la présence d’acteurs plus intéressés par la jouissance prolongée d’un pouvoir que par l’ambition léguer un État véritablement libre. C’est à l’aune de cette boulimie qui, combinée à l’absence d’un vrai programme alternatif au mal-développement et à la corruption des élites politiques désormais honteusement milliardaires dans un pays classé PPTE, qu’il est possible de comprendre la volonté presque obsessionnelle de l’ensemble des présidents sénégalais depuis Diouf de briguer le mandat de trop au mépris de leurs engagements publics et des règles établies.
Le refus de l’actuel président de se prononcer sur une éventuelle candidature (alors qu’aux yeux de sa Constitution la question ne se pose même pas) est révélateur d’une nervosité au plus haut sommet de l’État. Le président marche — consciemment ? — dans les pas pourtant toujours fumants de son ex-mentor. Il ajoute aux tares rédhibitoires de son prédécesseur une volonté de choisir ses propres adversaires, de mettre au pas une partie de la presse, de réduire son opposition « à sa plus simple expression », de mater tout esprit rebelle, de neutraliser les figures de proue de la société civile, tout ceci en instrumentalisant la justice et l’arsenal répressif de l’État à des fins de règlements de comptes politiques.
Il est évident que lorsqu’un pouvoir s’inscrit dans une logique d’accaparement total en élargissant le spectre de sa propre puissance, il se rétrécit de façon presque automatique et se replie sur un cercle restreint et grégaire, celui de la famille et du clan. Ainsi, Senghor avait nommé son propre neveu Adrien à la tête du puissant ministère de l’Equipement quelques années après avoir embastillé Mamadou Dia sous des prétextes fallacieux et finit par interdire toute autre formation politique que son parti « unifié », devenu de facto parti unique.
Abdou Diouf avait à son tour fait entrer son frère Magued dans des gouvernements successifs. Arrivé au pouvoir dans des circonstances qui auraient dû l’inviter à plus de prudence quant aux soupçons de népotisme, Macky Sall n’hésita pas à confier à son propre beau-frère un ministère qui aujourd’hui, à bien des égards, ressemble étrangement au portefeuille grandiloquent de Karim Wade quand, au lendemain d’une bérézina électorale, il avait atterri, avec l’aveuglement ostentatoire de son père à la tête du gargantuesque ministère du ciel et de la terre (coopération internationale, transports aériens, infrastructures et aménagement du territoire) avec un agenda qui n’avait rien de démocratique. Wade s’était déjà replié sur son clan, tout comme son successeur qui est aujourd’hui habité par la même hantise des lendemains.
C’est donc ce syndrome qui précipite le régime finissant ayant peur de son devenir au point de faire de l’élection présidentielle de 2024 un véritable tabou. Malgré tout, les symptômes visibles d’un pouvoir crispé ne sont pas ceux d’un seul homme, mais ceux révélés par une conception étriquée du pouvoir et de la démocratie qui est en soi un défi continu à l’intelligence collective.
Au vu de ces observations, la conquête d’une véritable démocratie n’adviendra jamais du simple avènement d’une alternance, mais de la construction patiente mais salvatrice d’un cadre qui dépasse les hommes, les femmes et leurs ambitions évanescentes. Ce cadre doit ériger des institutions, asseoir des règles, sacraliser des pratiques, enraciner des rituels, sanctuariser des lois et consolider des habitudes que ni la volonté d’un homme, qui se situe au niveau des idées. Ce cadre doit dépasser les ambitions crypto-personnelles d’un quelconque homme providentiel, et placer les idéaux partager au cœur de toute action posée au nom de l’intérêt public.
Ces idéaux ne sont pas des lignes marginales ajoutées à la va-vite et a posteriori dans l’agenda des hommes politiques. Ils doivent être la colonne vertébrale de l’action de tous les prétendants à la magistrature suprême. Ils n’étaient pas vraiment celle de Diouf qui avait hérité du parti et de l’État par la seule volonté de Senghor. Une quinzaine d’années plus tard, c’est lors d’un congrès « sans débat » qu’il désignait son dauphin putatif, entraînant une implosion irréversible de son parti. Macky Sall refuse aujourd’hui, comme Wade hier, de parler de sa succession. En singeant presque sciemment ses prédécesseurs, il parle maintenant, plus en chef de parti qu’en homme d’État, s’adressant ses partisans et non à ses compatriotes, montrant une morgue que rien ne justifie pourtant. Il se révèle incapable, comme ses prédécesseurs hier, de mettre « la patrie avant le parti », comme il s’y engageait à l’aube de l’exercice d’un pouvoir désormais solitaire.
Une affaire privée de droits
Que reste-t-il dès lors des engagements d’un homme aujourd’hui obsédé par sa volonté de se maintenir au pouvoir ? Cette obsession se manifeste par une nouvelle instrumentalisation de la justice pour éliminer encore plus d’adversaires. L’affaire Sonko semble être aujourd’hui le point paroxystique d’une terreur mortifère au sommet de l’État à l’idée de la fin pourtant inexorable d’un système fait de prébendes, de clientélisme et de pillage systémique des ressources dont Macky Sall et ses acolytes auront été les derniers avatars.
Ce pouvoir qui a déjà dilapidé tout crédit dans la recherche effrénée d’adversaires à abattre, est non pas la cause, mais la conséquence d’une fragilisation continue des institutions inféodées aux ambitions personnelles de quelques-un.e.s. Il a déjà donné toutes les raisons de douter de son désir de voir la vérité éclater au grand jour dans une affaire de mœurs, en ne tenant pas compte de deux fondamentaux à respecter dans le cadre d’un différend opposant deux justiciables : le respect de la présomption d’innocence et des droits de la victime présumée.
Des questions affleurent légitimement devant l’empressement avec lequel la justice a convoqué le présumé coupable en violation de son immunité parlementaire, la révélation d’une implication de personnes plus ou moins proches du régime, les interventions inopinées de membres du gouvernement dans les médias, en plus de la mobilisation d’un préfet et des forces de l’ordre pour barrer la route à un citoyen désirant déférer à la convocation d’un juge. Des citoyen.ne.s sont arrêté.e.s et jeté.e.s en prison sur la base de soupçons d’intention de participer à des « manifestations non autorisées ». On organise une chasse à des militant.e.s au prétexte qu’ils.elles seraient membres d’un parti politique. Un organe de contrôle (CNRA) dirigé par quelqu’un qui est connu pour sa servitude et sa promptitude à s’agenouiller de façon zélée devant tous les régimes politiques de ces trente dernières années, coupe de façon unilatérale le signal de chaînes de télévision qui ne font que leur travail d’information.
Quand on ajoute à tous ces faits la réaction calamiteuse du président en personne alors que tout commandait la circonspection, on peut se comme Hamlet s’il n’y a pas « quelque chose pourri au royaume du Danemark ». En effet, pourquoi commenter une affaire privée en cours d’instruction à travers les ondes d’une radio étrangère ? « Je ne peux pas souhaiter, même à mon pire adversaire une telle situation. » De quelle situation parlait-il ? Quel sort évoque-t-il par son ironique mansuétude ? Cette intervention du président a parachevé le démantèlement de l’État de droit, ce dont s’inquiétaient il y a quelques semaines, 102 universitaires sénégalais. Voilà où on en arrive avec une affaire strictement privée.
Les maladresses impardonnables, les sorties (de route) hasardeuses et les déclarations impromptues de personnalités proches du régime, donnent des raisons de soupçonner, contrairement aux professions de foi distillées çà et là sur le caractère privé de cette affaire, qu’il s’agit là d’une honteuse machination. En s’impliquant dans ce dossier en violation de la séparation des pouvoirs, le gouvernement de Macky Sall (puisqu’il a supprimé le poste de Premier ministre) a privé la justice de toute possibilité de faire correctement son travail ; privé les deux protagonistes de cette affaire de donner leur version des faits et leurs avocats de les défendre ; privé le peuple sénégalais d’un droit de savoir la vérité et de se faire une opinion éclairée et étayée par les faits mis en évidence lors d’un procès juste et équitable.
Pire, en mettant en branle, comme à son habitude, toute une ingénierie juridique faite d’accusations à rallonge pour jeter un tombereau d’opprobre sur un adversaire potentiel, le régime de Macky Sall a fini de convaincre les plus sceptiques des implications hautement politiques de cette affaire. 2024 est encore loin, mais cette énième forfaiture risque de l’emporter face à une jeunesse sénégalaise et l’ensemble des forces progressistes du pays désormais mobilisées pour lui opposer une résistance d’envergure.
Au-delà de la personne de Macky Sall et de cette affaire qui l’oppose désormais personnellement à une partie du peuple dans la rue, l’instabilité institutionnelle permanente dans laquelle les dirigeants successifs ont installé le pays doit être réglée définitivement par l’instauration d’un climat de confiance entre acteurs politiques et population, par la mise en place d’un cadre de dialogue impliquant toute la société sénégalaise afin d’élaborer des institutions pérennes à même et d’instaurer une démocratie à la hauteur des exigences d’une jeunesse désemparée. Avec des institutions justes et suffisamment fortes, la question ne se poserait pas, comme c’est le cas en ce moment, de savoir si un président « peut » on non se présenter une troisième fois.
On observe aujourd’hui une régression au plan des conquêtes politiques et des libertés individuels et collectifs alors même que Macky Sall avait tout pour faire mieux que ses prédécesseurs, et rendre un service inestimable à la construction démocratique. Il avait déclaré souscrire aux conclusions des Assises Nationales à quelques réserves près. Il s’était engagé à en respecter la quintessence. Or, après avoir chargé Amadou Makhtar Mbow de lui soumettre un projet de réformes institutionnelles, il a jeté aux oubliettes les conclusions pourtant fort intéressantes qui lui ont été soumises.
La situation actuelle découle en grande partie des maux que lesdites Assises avaient identifiés comme obstacles à l’instauration d’un véritable chantier démocratique au travers d’institutions fortes et viables. Ces maux ont pour noms : pouvoir exécutif tentaculaire, instabilité institutionnelle chronique, fragilisation continue de l’État, incapacité des dirigeants à se mettre au service de l’intérêt public, etc.
Cela exige bien évidemment de la part des acteurs politique une volonté d’engager un chantier démocratique en érigeant des principes transcendant les personnes et leurs querelles partisanes. Ce chantier ne saurait faire l’économie d’une justice libre et équitable, d’un parlement libéré de la tutelle de l’exécutif, d’une presse indépendante et soucieuse de jouer sa partition afin d’éclairer la conscience des citoyen.e.s en capacité de se faire leur propre opinion des faits qui sont soumis à leur appréciation.
Pour arriver à cette fin, il serait difficile de compter sur une caste politique vieillissante (les moins de 30 ans constituant près de 69% de la population[xi]), souvent corrompue et coupable d’un enrichissement sans commune mesure avec les fonctions électives occupées. Cette élite politique constituée de privilégié.e.s reste d’ailleurs bien souvent sans véritable projet et sans vision claire du devenir de leur pays, et n’a en général pour ambition que d’être calife à la place du calife.
Sans une rupture épistémologique, la « démocratie » sénégalaise, victime consentante de son statut de vitrine désormais ébréchée, restera encore impuissante face aux coups de boutoir de dirigeants avec un agenda aux antipodes de toute construction émancipatrice. Or, sans démocrates, point de démocratie durable.
Salian Sylla est enseignant, docteur en Anglais (histoire américaine, Université Paris Nanterre)
[i]« Les électeurs ont donné une victoire nette au challenger, approchant les 60 % selon les estimations effectuées hier après-midi. Un scrutin qui va avoir d'énormes répercussions dans plusieurs fausses démocraties de l'Afrique francophone : c'est la première alternance « normale » des anciennes colonies françaises, le Sénégal n'ayant connu ni « conférence nationale » ni coup d'État. » Le Nouvel Afrique-Asie, Avril 2000, p. 10.
[ii]Agence Nationale des Statistiques et de la Démographie (ANSD), Rapport national de présentation des Cartes de pauvreté 2011, Dakar, 2018, p. 24.
[iii]« Sénégal : Macky Sall ira finalement jusqu’au bout de son mandat de sept ans », Le Monde, 17 février 2016.
[iv]Max Weber, Le Savant et le politique, (Traduit de l’allemand par Jean-Marie Tremblay), Université du Québec à Chicoutimi, ©1919, p.92.
[v]Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005, p. 50.
[vi]Ibid., ANSD, Enquête Régionale Intégrée sur l’Emploi, 2019, p.213.
[vii]Ibid., Max Weber, p. 86.
[viii]Frank Wittmann«La presse écrite sénégalaise et ses dérives : précarité, informalité, illégalité », Politique africaine no 101, mars-avril 2006, pp. 181-194, p. 183.
[ix]Idem.
[x]« Passé-Présent - Réélections en 20017 et 2019 : Les foudres de Wade, l’apaisement de Macky », Le Quotidien, 9 mars 2019.
[xi]ANSD, Population du Sénégal, année 2020, p. 11.