EN AFRIQUE, BILL GATES AU CŒUR DE TOUTES LES RUMEURS
Bill Gates a beau se targuer d’avoir sauvé des millions de vies grâce aux vaccins qu’il a financés, il suscite de nombreuses craintes sur le continent. Nombreux sont ceux qui estiment que les investissements de la BMGF sont une calamité pour l’Afrique

Les Africains sont-ils destinés à être des « cobayes » pour les scientifiques européens ? Deux semaines après la polémique suscitée par les propos de deux chercheurs français sur LCI, la question fait toujours scandale sur le continent africain.
Le 2 avril, Jean-Paul Mira, le chef du service de réanimation de l’hôpital Cochin (Paris), évoquant sur la chaîne d’information LCIles éventuels bienfaits du vaccin BCG contre le Covid-19, interpelle Camille Locht, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). « Est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude
en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation ? » Réponse du professeur : « Vous avez raison, et d’ailleurs on est en train de réfléchir en parallèle à une étude en Afrique […]. Cela n’empêche pas qu’on puisse réfléchir aussi à une étude en Europe et en Australie. »
Les réactions outrées n’ont pas tardé. « Non, les Africains ne sont pas des cobayes ! », s’est indigné SOS Racisme. À l’initiative de l’association Esprit d’ébène, un collectif a dénoncé« des propos qui sont une insulte à l’Afrique et à l’humanité ». Une pétition appelant à interdire les tests du vaccin contre le coronavirus en Afrique a été signée par plus de 130 000 personnes. Les deux scientifiques ont très rapidement présenté leurs excuses. Évoquant « une vidéo tronquée », l’Inserm a tenté d’éteindre l’incendie en assurant que les essais cliniques ne toucheraient pas que l’Afrique. Mais le mal était fait.
En Afrique francophone, l’échange a heurté nombre de consciences. Sur les réseaux sociaux, la vidéo est très vite devenue virale. Les sites complotistes ont évidemment sauté sur l’occasion, mais aussi de nombreux pourfendeurs du néocolonialisme. Kemi Seba, le fondateur de la Tribu Ka (dissoute pour incitation à la haine raciale), reconverti en héraut de l’anti-impérialisme depuis qu’il a quitté la France et qui jouit d’une aura certaine en Afrique francophone, a consacré une de ses interventions filmées à la polémique début avril.
« Nous sommes considérés comme de la chair à canon […]. Une guerre est menée contre les populations africaines […]. Nous ne sommes plus naïfs, nous refusons leurs vaccins », assène-t-il dans une vidéo qui a récolté plus de 820 000 vues sur YouTube.
D’autres youtubeurs moins connus ont eux aussi dénoncé un complot pour « tuer davantage d’Africains ». De nombreux commentateurs ont notamment pris pour cible l’un des hommes les plus riches de la planète, habituelle « tête de Turc » des « antivax » : Bill Gates. « C’est ainsi que vous verrez Bill Gates, avec ses dons en Afrique, pour dit-il sauver les pauvres africains alors qu’il a, en arrière-plan, une idée machiavélique, celle de dépeupler l’Afrique pour sauver les Européens », affirme le plus sérieusement du monde Prao Séraphin, un économiste ivoirien.
Ces accusations visant le célèbre philanthro-capitaliste ont pris comme un feu de brousse en début d’année, après que la fondation Bill et Melinda Gates (BMGF), qu’il a créée avec son épouse en 2000, a annoncé qu’elle débloquerait des dizaines de millions de dollars afin de lutter contre le virus, dont 60 millions consacrés à la recherche d’un vaccin. Plusieurs sites ont alors sorti de leur contexte des propos tenus il y a dix ans parBill Gates, afin d’étayer une idée tenace selon laquelle le fondateur de Microsoft se serait fixé la mission de réduire la population mondiale de 10 à 15 % grâce aux vaccins – en réalité, c’est la croissance démographique qu’il souhaite limiter.
Cette rumeur n’est pas nouvelle. Voilà des années qu’elle circule en Afrique. Des militants anti-OGM, « antivax » ou antiimpérialistes la relayent régulièrement. Aussi saugrenue soit-elle, elle n’est toutefois pas sortie de nulle part : Bill Gates a beau se targuer d’avoir sauvé des millions de vies grâce aux vaccins qu’il a financés, il suscite de nombreuses craintes sur le continent. Nombreux sont ceux qui estiment que les investissements de la BMGF sont une calamité pour l’Afrique. « Bill Gates, c’est une menace pire que les terroristes, c’est du terrorisme scientifique », estime ainsi Ali Tapsoba, une figure du combat contre les OGM au Burkina Faso. Pour ce militant bien connu des Burkinabè, défenseur d’une agriculture biologique et de l’utilisation thérapeutique des plantes en matière de santé, le milliardaire américain représente tout ce contre quoi il se bat : la prime à une technologie mondialisée au détriment des solutions naturelles en matière de santé et d’agriculture.
« Bill Gates a la conviction que la technologie et les grandes entreprises sont la solution pour sauver le monde », soulignait l’année dernière Lionel Astruc, auteur d’une enquête sur sa fondation (L’Art de la fausse générosité, la fondation Bill et Melinda Gates, Actes Sud, 2019).
Cette vision du monde entre en confrontation avec de nombreuses croyances sur le continent. Avec une certaine idée de la vie également, dans laquelle la nature occupe une place prépondérante. Elle réveille de vieilles histoires de scientifiques européens se servant des Africains comme de cobayes pour tester des vaccins. Essais cliniques illégaux menés par la firme pharmaceutique Pfizer au Nigeria ; scandales du Tenofovir, toujours au Nigeria ; morts de la lomidine au Cameroun : les exemples ne manquent pas – sous la colonisation, mais aussi après les indépendances.
Or l’influence de Gates en Afrique est proportionnelle au poids de son portefeuille : sur les quelque 3 milliards de dollars investis chaque année par sa structure, près de la moitié « bénéficie » au continent. Rien qu’au Burkina, la fondation a investi plus de 100 millions de dollars ces dernières années, dans les domaines de l’agriculture, la nutrition
et la planification familiale. BMGF est en outre l’un des principaux bailleurs de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – en 2017, elle en était le deuxième plus gros contributeur, avec un apport de 324 millions de dollars, derrière les États- Unis, mais loin devant le Royaume-Uni, le Japon ou l’Allemagne.
L’un des grands combats de la fondation concerne les organismes génétiquement modifiés (OGM). Gates, qui soutient à grands frais l’agriculture chimique et biotechnologique au détriment des semences libres, de l’agriculture vivrière et des petits paysans, est aujourd’hui considéré comme le principal promoteur des OGM sur le continent.
BMGF, qui est devenu un actionnaire de Monsanto en 2010 et qui a consacré des centaines de millions de dollars à la recherche sur les biotechnologies en Afrique ces dix dernières années, finance une galaxie d’associations, de fondations et d’ONG acquises à la grande cause des biotechnologies, et dont l’objectif est de promouvoir les OGM.
Deux d’entre elles, abondées en grande partie par sa fondation, jouent un rôle majeur dans ce lobbying : l’AGRA (Alliance pour une révolution verte en Afrique) et l’AATF (African Agricultural Technological Foundation). Leur but : séduire les scientifiques africains en finançant des recherches et convaincre les décideurs politiques en vantant les
bienfaits des OGM, pour ensuite les imposer aux paysans, qui n’auront pas leur mot à dire.
Des moyens détournés de faire accepter les OGM
Côté pile, l’AGRA « travaille à travers le continent pour aider des millions de petits exploitants agricoles à accroître leur productivité et leurs revenus agricoles », selon la présentation qui en est faite sur le site de la fondation. Côté face, cette structure accorde des subventions à des programmes de recherche en biotechnologies et exerce une pression constante sur les systèmes législatifs des pays africains, en intervenant dans la révision des politiques et réglementations agricoles sur des questions telles que la
propriété foncière et les semences. Depuis sa création, l’AGRA a reçu près de 630 millions de dollars de la BMGF.
En parallèle, l’AATF, que la BMGF a financée à hauteur de 169 millions de dollars durant la dernière décennie, joue un rôle de lobbying auprès des pouvoirs publics africains, dans le but de les convaincre d’adopter des lois sur la biosécurité – préalable indispensable à la commercialisation de produits transgéniques. Elle sert également d’intermédiaire entre les grandes firmes et divers programmes présentés comme humanitaires, comme le niébé transgénique ou le maïs Wema (Water efficient maize of Africa).
Ces programmes ont tout pour plaire : gracieusement offertes par les multinationales à l’AATF et aux pays participant à l’expérience, ces semences transgéniques, supposément plus résistantes, doivent permettent de lutter contre la faim et contre la pauvreté. Mais, outre qu’aucun de ces programmes n’a pour l’heure abouti, beaucoup les
perçoivent comme des moyens détournés de faire accepter les OGM.
« Cela leur permet de se donner une certaine virginité et de détourner nos arguments, notamment concernant l’aspect commercial des OGM », peste Ali Tapsoba. Il est vrai qu’en Afrique, les réticences quant aux OGM ont la vie dure. Malgré d’énormes moyens financiers mobilisés, nombre d’Africains, notamment parmi les paysans, se méfient de ces technologies importées.
Il en est de même avec les vaccins.La fondation finance de nombreuses recherches, notamment sur le palu : avec plus de 3 milliards de dollars de dons ces vingt dernières années, elle est de loin le premier contributeur privé du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Mais plutôt que de soutenir l’ensemble des recherches, y compris celles sur les plantes, elle privilégie la quête de vaccins, ce qui lui vaut de nombreuses critiques de militants écologistes, mais aussi de chercheurs. Elle
a notamment financé, au travers de l’ONG Path, le développement du Mosquirix, un vaccin qui a suscité beaucoup d’espoir lors de son lancement, mais dont les résultats sont jugés décevants.
La fondation soutient également de nombreux programmes visant à faire progresser la planification familiale – autrement dit : à pousser les Africains à limiter leur nombre d’enfants. La BMGF finance notamment le Family Planning 2020, dont l’objectif est de garantir à 120 millions de femmes et de jeunes filles un accès volontaire à des moyens de contraception modernes.
Comme souvent, cela part d’une bonne intention : « Il faut avoir la possibilité de choisir à quel moment on souhaite avoir des enfants, expliquait Melinda Gates il y a deux ans. Si les femmes peuvent espacer les naissances, idéalement de trois ans, on sait que les enfants qui naîtront seront en meilleure santé. Ils auront deux fois plus de chance de survivre pendant les premières années de leur vie. Le planning familial, c’est donc la clé du développement. »
Mais un tel discours est souvent perçu, en Afrique, comme une forme de perpétuation du colonialisme. En promouvant l’accès aux contraceptifs, le couple Gates est accusé de vouloir imposer la norme de familles peu nombreuses, voire de soutenir une forme de malthusianisme.
Certains des programmes financés par sa fondation suscitent en outre de vraies craintes dans la communauté des scientifiques. Pour éradiquer le palu, le couple Gates soutient notamment un projet visant à disséminer des moustiques génétiquement modifiés. Porté par « Target Malaria », un consortium de plus de 150 chercheurs et 14 institutions de différents pays, ce projet est expérimenté dans quatre États africains : le Burkina, le Mali, le Ghana et l’Ouganda.
En grande partie financé par la BMGF, il a pour ambition de « modifier les moustiques vecteurs de paludisme afin de réduire la transmission de la maladie » : il s’agit de créer in vitro des moustiques génétiquement manipulés, puis de les lâcher dans la nature dans le but de réduire la population de certaines des espèces qui transmettent le palu – non pas en les tuant directement, mais en altérant leur processus de reproduction. Pour nombre de militants et de scientifiques, il s’agit d’un véritable saut vers l’inconnu que
personne ne maîtrise. Le forçage génétique envisagé par le projet Target Malaria n’a en effet jamais été expérimenté, ni au Burkina, ni ailleurs, et suscite de nombreuses interrogations au sein de la communauté scientifique.
Pour Ali Tapsoba, « le lâcher des moustiques génétiquement modifiés comporte un risque de catastrophe sanitaire terrible. On crée des monstres que l’on ne contrôlera pas ». Selon lui, les habitants des deux villages concernés par les lâchers, situés dans la région de Bobo-Dioulasso, au sud du Burkina, et plus généralement l’ensemble des Burkinabè, sont utilisés comme des « cobayes ».
Dans le même genre, la BMGF finance des recherches menées par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) – un de ses grands bénéficiaires – qui visent à implanter un carnet de vaccination sous la peau, sous la forme de nanoparticules qui émettraient une lumière fluorescente visible par un smartphone. Ce système n’a pour l’instant été testé que sur des rats, mais les chercheurs espèrent l’expérimenter sur des humains. Pour ce faire, la fondation Gates a payé des enquêtes d’opinion, non pas aux États-Unis, ni en Europe, mais dans trois pays en développement, au Kenya, au Malawi et au Bangladesh, afin de savoir si les populations accepteraient de se prêter à cette expérience.