« L'AUTORITÉ MORALE MOURIDE EST ÉCORNÉE ET DESTABILISÉE »
Serigne Fallou Dieng, président du Cercle des intellectuels soufis, indigné, se prononce sur ce scandale foncier et dénonce parallèlement l’état de dénuement dans lequel Touba se trouve.
Quand le journaliste Madiambal Diagne a soulevé le scandale foncier dans lequel un marabout mouride est éclaboussé, la presse a vite découvert que le bénéficiaire de cette manne foncière vendue à 5 milliards de francs CFA n’était autre que Serigne Bass Abdou Khadre, porte-parole du khalife général des mourides. Serigne Fallou Dieng, président du Cercle des intellectuels soufis, indigné, se prononce sur ce scandale foncier et dénonce parallèlement l’état de dénuement dans lequel Touba se trouve.
Le Témoin : Des scandales sur le foncier font les choux gras de la presse. Un marabout comme Serigne Bass Abdou Khadre est cité comme étant un bénéficiaire de plusieurs hectares du Camp Leclerc qu’il aurait revendus à 5 milliards. Quelle est votre appréciation sur ces allégations ?
Serigne Fallou Dieng : D’abord, il faut souligner que Cheikh Ahmadoul Bachir Ibn Cheikh Abdoul Khadre n’en est pas à sa première histoire sur le foncier car l’ancien régime lui avait attribué dans les mêmes conditions des hectares sis à l’aéroport. Et ces parcelles ont été vendues à des centaines de millions d’après ceux qui en avaient pris connaissance. Cela dit, le titre foncier dont vous faites état était bel et bien attribué à Serigne Cheikh Ahmadoul Bachir Ibn Sayidina Abdoul Khadre. Comme l’a dit le journaliste Madiambal Diagne, Cheikh Bachir a été affectataire d’un lot de 9 hectares sur le titre foncier numéro 17861/DG constituant le camp militaire Leclerc sis au quartier Liberté VI. Mais il y a eu un problème quand le terrain a été vendu à cinq milliards. Le président Macky Sall, qui avait assujetti une telle attribution aux résultats électoraux de Touba depuis le référendum, a bloqué le décret du fait que les objectifs politiques et rendements électoraux assignés à Touba n’étaient pas au rendez-vous. La genèse de cette histoire a débuté lorsque, dans un vent d’électoralisme débridé et débordant et à quelques encablures de la tenue du référendum, le président Macky Sall a décidé, par le biais de son sergent-recruteur politique niché dans la hiérarchie mouride, d’octroyer ces terrains à Cheikh Bachir qui lui avait promis monts et merveilles et un grand exploit électoral.
Ainsi, il signa sans barguigner le décret du morcellement du Camp Leclerc, et ce en dépit des récriminations et des grognes mezza voce des officiers de gendarmerie. Le Président voulait que le porte-parole fût très motivé pour faire gagner le « Oui » dans un Touba où la Ligue des écoles coraniques du Sénégal et les dahira Rawdu-rayâhin, Muqaddamatu-l Khidma, Quurratu-l’ayn et Khuddâmu-l Khadîm étaient contre le référendum. Avec une campagne entamée sous de mauvais auspices, la victoire s’annonçait très problématique dans la « citadelle mouride » imprenable où un «Non» féroce était en ébullition. Cheikh Mouhamadou Bachir a pu vendre le terrain, grâce à un montage financier, au prix de cinq milliards. Mais après une succession de déconfitures et de déconvenues électorales à Touba (référendum et législatives), le président de la République s’est rendu à l’évidence avant de se ravisersur l’octroi des 9 hectares. Et il finit par bloquer le décret en question pour des raisons que seuls savent lui et Serigne Bachir. Cette absence de l’élément de preuve matérielle dans la vente constitue une brèche dans laquelle s’engouffrent ceux qui dénoncent cette prédation foncière. En tous cas, pendant cette période Serigne Bachir a pu se démener pour rembourser les cinq milliards encaissés lors de la vente du terrain à un homme d’affaires très connu.
Serigne Bass Abdou Khadre n’a-t-il pas intérêt à s’expliquer sur cette affaire qui éclabousse toute la communauté mouride ?
Ce qui est inacceptable, c’est que c’est l’autorité morale mouride qui est éclaboussée, écornée et déstabilisée dans cette affaire. L’autorité morale ne rime pas et ne s’accommode pas des pratiques nébuleuses de montages financiers et de trafics d’influence. Serigne Bachir représentait jusqu’ici le personnage archétypal de modèle religieux réussi. Mais cette désagréable histoire doit être un mauvais souvenir qui tracera la voie du redressement. Car, les religieux doivent s’abstenir d’exécuter les basses besognes des lobbies obscurs sans scrupules. Il faut noter que depuis l’avènement de l’institution du porte-parolat et de soi-disant jeunes marabouts, le mouridisme s’est métamorphosé d’une société de labeur à une société de palabre et de spectacle. Les lois sur la transparence et la bonne gouvernance doivent s’exercer sur toutes les couches de la société y compris les religieux. élucider cette question nébuleuse et dissiper les soupçons qui planent sur l’autorité religieuse pour que nul n’en ignore relève de l’équité religieuse et de la probité morale qui devraient guider toute démarche et action d’un homme de Dieu. Ça fait partie non seulement de la salubrité morale mais aussi des règles d’hygiène éthiques.
Un mot sur la révolte des jeunes de Touba contestant le couvre-feu. L’autorité du Khalife a-t-elle été écornée ?
Le mouvement de protestation, qui n’est pas organisé pour remettre en cause l’autorité califale, était juste destiné à appeler les autorités publiques à assouplir les restrictions du couvre-feu et de l’état d’urgence. Cela dit, il était infiltré et manipulé à distance par des chefs religieux y compris ceux-là qui s’interposent pour arrondir les angles. Je pourrais même subodorer une énième pirouette de Serigne Bachir Abdoul Khadre pour se positionner politiquement puisque les scandales représentent une épée de Damoclès entre les mains de l’Etat qui se réserve le pouvoir de les lâcher à tout moment pour contraindre les mains souillées à s’engager ou s’impliquer politiquement pour son compte. Seulement les populations de Touba ne sont pas des robots mais des êtres humains très pauvres, affamés et assoiffés ! Les promesses de piston social et de surveillance de populations par le truchement des chefs de quartiers sont absurdes. On aurait assisté à la dernière pirouette politique en date de certains Mbacké-Mbacké proches du Khalife, qui – pour renforcer leur position hiérarchique et leur statut de girouettes politiques – auraient créé intelligemment la tension pour ensuite se présenter en sapeurs-pompiers. Et pour parachever cette comédie concoctée dans certains salons douillets de soi-disant marabouts, ces manipulateurs ont recruté une armada de jeunes talibés devant faire acte de repentance auprès du Khalife après la prière du vendredi. Mais heureusement que les populations de Touba qui ne sont pas dupes connaissent tous ceux qui sont derrière cette mise en scène. Aujourd’hui la réalité est que les populations de Touba sont fatiguées par la faim, la soif, les ordures et le manque d’assainissement. Tout cela détonne avec les mesures d’hygiène à prendre pour installer les barrières afin de contrer la pandémie. Donc que l’on ne s’étonne pas si la Covid-19 trouve son terrain de prédilection dans la capitale du mouridisme. Malgré la « rurbanisation » grandissante, la capitale du mouridisme souffre de l’absence de plan d’aménagement mais aussi de certains soi-disant marabouts qui ne songent qu’à se remplir les poches en reléguant l’intérêt des populations au second plan.
Dernière question, pourquoi les autorités, à chaque fois qu’elles veulent s’attribuer des parcelles surtout sur le littoral, se réfugient-elles derrière des religieux en leur donnant leur part du foncier ?
C’est une technique utilisée par tous les régimes pour légitimer leurs forfaits sur le foncier. Pour se prémunir d’une bronca populaire, les autorités attribuent des parcelles à des marabouts après s’être servies. En quelque sorte, les autorités étatiques utilisent les marabouts comme des parapluies pour se protéger de toute dénonciation populaire. En s’abstenant de dénoncer un marabout qui a bénéficié irrégulièrement du foncier, par conséquent l’on s’abstiendra de dénoncer son voisin affectataire dans les mêmes conditions. Et c’est dommage que les marabouts ne soient pas conscients ou font semblant de ne pas être conscients que leurs attributions foncières ne servent qu’à masquer le banditisme des prédateurs fonciers de l’Etat. Quand ceux-là qui doivent dénoncer les bassesses des dirigeants, sans parti-pris, en arrivent à se faire leurs complices dans des scandales fonciers ou dans d’autres, c’est hélas l’évanescence de la République qui a comme socle l’égalité entre tous les citoyens.