«L’ISLAM AU SENEGAL RISQUE DE CONNAITRE DANS LE FUTUR UN DESORDRE QUI NE L’HONORERAIT PAS»
PR ABDOUL AZIZ KEBE, ISLAMOLOGUE ET HISTORIEN DE L’ISLAM
Enseignant chercheur au département d’arabe de la Faculté des Lettres modernes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), le Professeur Abdoul Aziz Kébé est un éminent et respecté islamologue. Spécialiste de l’histoire de l’islam, ce disciple d’El Hadji Malick Sy, apporte dans cet entretien un éclairage sur le cas unique du Sénégal où les musulmans célèbrent le début ou la fin du Ramadan dans la division. Il parle aussi des problèmes de la société sénégalaise, notamment de la jeunesse, ainsi que des relations entre le spirituel et le temporel. Egalement, le Pr Kébé dissèque la problématique du terrorisme islamiste, à travers le djihadisme.
Le mois béni de Ramadan a débuté dans tout le monde musulman. Mais au Sénégal, une nouvelle fois, c’est dans la division que commence le jeûne. Que pensez-vous du cas du Sénégal où chaque confrérie ou groupe de musulmans a sa propre lune ?
Il est souhaitable que les célébrations religieuses se fassent dans l’unité de la communauté nationale. Cependant, il faut relativiser cette diversité de célébrations qui peut bien exister dans le cadre de l’islam, si l’on s’en tient aux textes. Vous savez que les textes prescriptifs sont sujets à interprétation.
Et les textes qui obligent le musulman à observer le jeûne sont de cette catégorie. Ce qui importe c’est que les gens soient de bonne foi, nourrissent de bonnes intentions et reconnaissent que cette diversité d’interprétations n’est pas une division irréductible, puisque chaque groupe est bel et bien dans la Shari’a. Cependant, cela ne nous dispense pas de chercher à réduire les divergences et à construire un consensus autour des paramètres acceptables par la majorité et justifiables par les textes méthodologiques juridiques.
Pourquoi n’arrive-t-on pas à s’accorder sur le début ou la fin du jeûne et même la Tabaski au Sénégal, alors même que l’islam a déjà réglé la question ?
Si l’on se tient aux textes, on peut toujours les interpréter. Et les interprétations sont sujettes à plusieurs paramètres dont certains sont d’ordre rationnel, d’autres d’ordre subjectif. Sur cette question du croissant lunaire, ce qui peut réduire les divergences, c’est l’organisation et le consensus sur une base juridique acceptable. C’est cette organisation et la base juridique ou réglementaire commune qui nous manque.
Cela existe dans les autres pays où il y a un Haut Conseil islamique ou une organisation faîtière, à défaut d’un organe étatique légitime. Il nous faut travailler dans cette perspective. Je crois qu’il est possible d’arriver à la mise en place d’un Conseil national de l’islam au Sénégal qui pourrait regrouper les confréries et les organisations islamiques. Dans tous les cas, si nous n’y arrivons pas maintenant, l’islam au Sénégal risque de connaître dans le futur un désordre qui ne l’honorerait pas alors.
Est-ce qu’il est permis d’utiliser l’astronomie ou les progrès technologiques pour résoudre la problématique du croissant lunaire au Sénégal ?
C’est une question controversée. Mon opinion est qu’on doit pouvoir utiliser l’astronomie et la technologie car ce sont des attributs du savoir. Or, la science est un don de Dieu pour mieux l’appréhender LUI à travers Ses signes, que ce soit les signes de l’écriture que ce soit les signes de la nature. Aujourd’hui, la science nous permet de suivre la lune à la seconde. L’on peut savoir avec exactitude le moment d’apparition du croissant dans le ciel, le lieu où il est visible et le lieu où il n’est pas visible à un temps T. Le problème c’est nous, nous les musulmans, il nous arrive de rester figés, alors que la vie est mouvement. Et Dieu Lui-même nous l’a enseigné dans le Coran à travers Ses paraboles.
N’est-ce pas à l’Etat de trancher le débat, compte tenu du fait que les confréries n’arrivent pas à s’accorder ?
Notre pays est un pays complexe. Si l’Etat s’implique, nous verrons des compatriotes, avec l’amplification des média, évoquer la laïcité de l’Etat. Vous avez bien vécu avec nous la volonté de l’Etat d’améliorer la qualité et l’équité dans l’enseignement coranique. Une noble motivation avec des acteurs de l’enseignement coranique connus et reconnus par tous. Mais cela n’a pas suffi pour faire bénéficier les enfants des bienfaits de la réforme.
Cependant, vous avez raison de vous interroger sur la responsabilité de l’Etat. Je crois que sur cette affaire de croissant lunaire, l’Etat ne se débine pas, il procède par priorité. Aujourd’hui, comme je l’ai dit, la diversité des célébrations n’est pas souhaitable, mais ce n’est pas un problème grave. Or, l’éducation des enfants, l’équité et l’égalité devant le devenir, donner la même chance à tous les enfants de la République, cela est une priorité, et peut-être que c’est à cela que l’Etat s’attèle aujourd’hui.
Enfin, quelle est notre responsabilité nous autres citoyens ? Que faisons-nous et qu’avons-nous tenté auprès de nos autorités spirituelles pour exprimer notre ardent désir de parvenir à unifier les célébrations ? Je ne parle pas ici des récriminations à travers la presse, je parle d’actions concrètes prises par les sociétés civiles auprès des autorités religieuses, de façon responsable.
Quel regard jetez-vous sur la société sénégalaise avec des jeunes qui versent dans la débauche, des garçons qui s’habillent comme des filles ?
L’on pointe souvent les jeunes du doigt, en les accusant de tous les péchés d’Israël, en oubliant que ce sont des produits de la société. Serigne Cheikh Tidiane Sy, le Khalife général des tidianes, à une question pareille répondait : «xaley tey magi tey a leen jur». Autrement dit, les jeunes sont les produits des adultes. C’est une réponse qui nous invite, en tant qu’adultes à nous remettre en cause et à remettre en question notre système éducatif, nos institutions sociales et notre rapport avec le monde.
Je crois que les prédicateurs de toutes les religions et les moralistes font bien leur travail. Les imams ne manquent pas de fustiger les comportements répréhensibles et les conférenciers, surtout durant le Ramadan, ne chôment pas. Pourtant, le problème persiste. Je crois que fondamentalement, il y a une question de projet de société qui est posée et à laquelle nous n’avons pas apporté de réponses satisfaisantes.
C’est un problème global au Sénégal, le code vestimentaire des jeunes est-il plus choquant que le code social des adultes : les agressions, la corruption, la concussion, la mal-gouvernance, l’impunité, les groupes de pression qui prennent en otage toute une société pour quelques privilèges, la différence entre le discours et la pratique, chez les adultes, etc. Alors, autant le code vestimentaire des jeunes et leur mode de vie peuvent choquer, autant, nous adultes, nous avons un vaste de champ de réformes de nos mentalités et de nos comportements, si nous voulons offrir l’exemplarité aux jeunes.
Est-ce que ces pertes de valeurs ne reflètent pas un recul de la mainmise de la religion sur une société sénégalaise de plus en plus ouverte aux influences extérieures ?
Lorsqu’on examine les écritures des autorités religieuses qui ont fondé les grandes confréries du Sénégal, on se rend compte que les mêmes tares que celles d’aujourd’hui étaient décriées. Kifâyatu Râghibîn d’El Hadj Malik Sy, en est une illustration, entre autres. Est-ce qu’il n'y a jamais eu une mainmise de la religion sur la société ? En tant qu’historien de l’islam, j’en doute. Il y a plusieurs facteurs qui semblent amplifier les phénomènes : la démographie, nous sommes devenus plus nombreux, l’urbanisation qui crée une densité de population sur une surface réduite, la société de consommation où les produits de l’Occident envahissent nos marchés, tout cela renforcé par le côté spectacle de nos temps avec les média. Mais l’islam n’a jamais été aussi présent au Sénégal qu’il ne l’est aujourd’hui. Je vous donne quelques exemples. Il est dans les stades, alors que c’est un espace ludique, il est dans le Grand théâtre, il occupe une place importante dans les média, il est dans l’hémicycle, il est dans les politiques publiques. Les écoles islamiques, les internats et les écoles de mémorisation du Coran se sont multipliées de façon exponentielle. Regardez les annonces dans les média, on dirait qu’il n’y en a que pour les cérémonies religieuses. Combien d’hommes et de femmes des média sont aujourd’hui des stars connus et reconnus par les populations qui les aiment et les respectent ? Donc, l’islam est bien là, et il me semble que la société sénégalaise a toujours vécu comme ça, dans la présence de l’islam, qui vit, éduque, éveille et laisse les consciences libres devant leur Créateur.
Quant à l’influence du monde extérieur, c’est encore le projet de société qui n’est pas encore bien clair. Quelle société voulons-nous dans ce monde si ouvert ? Quelles sont les valeurs qui sont nôtres du point de vue de l’histoire et du point de vue notre contemporanéité ? Ce sont des questions que se sont posées les Assises nationales et il est important d’y répondre.
Dans tous les cas, avec ou sans l’islam, l’éthique de nos sociétés permettait de protéger l’honorabilité des gens et de la société et c’est cela ce qu’il nous faut tenter de construire. Serigne Babacar Sy le rappelle dans son adhésion indéfectible au «Ngor» qui a servi de socle à l’islam au Sénégal.
Aujourd’hui le terrorisme islamiste inquiète le monde. Quelle analyse faites-vous de ce phénomène ?
Le terrorisme islamiste est vraiment un fléau, il est le fléau des temps modernes. L’islam est une religion qui enseigne la paix et encourage la sécurité, car il est une religion qui veut le bien-être des hommes et des femmes, dans le respect de la diversité. Le Coran inscrit cette reconnaissance de la diversité et de la pluralité et ce respect de l’autre pour un vivre-ensemble positif.
Dans le verset 13 de la sourate 49, il établit l’inéluctabilité de cette diversité dans le genre humain, non pas pour que nous traduisions ces différences accidentelles en cercles d’exclusion, mais en espaces d’inclusion réciproque : «Ô hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d'entre vous, auprès d'Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand-Connaisseur». Malheureusement, des mouvements d’idées dans le sunnisme comme dans le shî’isme ont enseigné le sectarisme, la culture de la haine de l’autre et l’exclusion. Ils ont élevé la violence contre l’autre au rang de dogme et de pilier de l’islam et en ont nourri leur haine de l’Occident et de tout ce qui, à leurs yeux, le symbolise : démocratie, pluralisme politique et médiatique, scolarisation, droits humains, inter culturalité, etc.
Dans leur confusion, ils considèrent tous ceux qui ne partagent pas leur utopie comme un ennemi de l’islam. Même nous qui sommes adeptes des confréries soufies, ils nous considèrent comme étant encore pires. Nous sommes des cibles prioritaires pour eux. C’est ce que leurs idéologues ont écrit noir sur blanc sur leurs sites de propagande. Une telle idéologie de la haine est un fléau. Cependant, les Etats ont une part de responsabilité dans leur expansion car cette idéologie, comme toute utopie, se nourrit des rêves et des frustrations. Or, l’incapacité des Etats à résoudre les problèmes des populations, en matière de santé, d’éducation, d’accès à l’emploi, d’égalité devant la loi et l’Etat, l’inégalité dans la distribution des richesses nationales et des ressources du pays, dans le fait de bénéficier des politique publiques, etc., sont autant de facteurs qui cristallisent des frustrations sur lesquelles, cette idéologie vient bâtir son discours et sa propagande.
Ajoutons à cela le fait est que le laxisme est dans la délivrance des autorisations pour ouvrir des écoles dites islamiques où l’on ne contrôle pas les financements et les contenus des enseignements, les mosquées dont on ne sait rien des déclarants responsables. Tout récemment, la Mauritanie a fermé des mosquées à cause de cela et avant cela elle avait fermé un institut islamique qui formait au radicalisme et au terrorisme. Je crois qu’il y a lieu de faire comme la Mauritanie et de cesser cette bienveillance coupable envers tout ce qui se couvre du manteau d’islam et qui dans les faits sape et viole l’esprit de la religion. Un autre facteur réside dans le traitement des conflits au Moyen-Orient. L’on a l’impression que l’Onu, l’Ue et les pays occidentaux mènent une sorte de coalition contre les pays musulmans et ne respectent pas le sacré.
La question palestinienne et les mensonges d’Etat qui ont engendré le désordre en Irak, en Libye et aujourd’hui en Syrie sont aussi à inscrire dans les facteurs favorisants. Il est donc nécessaire de réajuster les comportements des Etats occidentaux au droit international dans l’équité.
Le Sénégal est-il à l’abri du phénomène djihadiste, compte tenu de ce qui se passe dans nos banlieues où les jeunes sont exposés à l’embrigadement ?
Non, le Sénégal n’est pas à l’abri du phénomène djihadiste, parce que les idées n’ont pas de frontières. Ensuite, les réseaux sociaux sont des courroies de transmission, et Internet est un espace de communication extrêmement important. En outre, le discours anti-occidental et anti-démocratie est un discours ambiant dans presque toutes les radios et télés de la place. C’est comme si la légitimation du discours religieux, chez les prédicateurs et conférenciers, passe par le radicalisme anti-occidental qui fait feu de tout bois : éducation, laïcité, scolarisation des filles, équité de genre, planning familial, etc. Cela n’est pas à négliger.
Quelle lecture peut-on faire des rapports entre le spirituel et le temporel au Sénégal avec la prégnance de la politique dans les foyers religieux ?
C’est une vielle et longue histoire. Souvent, l’on ne prend pas assez de recul historique pour avoir une bonne perspective de la trajectoire des sociétés. L’Etat du Sénégal n’est pas un produit brut venu d’ailleurs, c’est un construit avec plusieurs acteurs : les politiques d’une part et les religieux d’autre part. Entre les deux, les citoyens dans les divers segments organisationnels y ont pris part. Dans l’histoire du Sénégal, nous avons vu dans les royaumes wolofs des souverains non-musulmans ou musulmans, mais qui n’avaient pas une politique religieuse. Ils avaient dans leurs cours des conseillers musulmans qui jouaient dans le même temps le rôle de Cadi pour ceux et celles qui voulaient que leurs affaires soient traitées selon les lois musulmanes. C’est là un type de coopération entre le spirituel et le temporel qui a plus ou moins été le modèle du Sénégal.
Mais avec l’électoralisme, des rapports clientélistes sont apparus et ont failli perdre les foyers religieux dans le jeu partisan. Heureusement, qu’il y ait eu un ressaisissement de la part des autorités qui s’éloignent de plus en plus de ce clientélisme qui les aurait affaiblis et aurait causé la perte de leur crédibilité. Actuellement, les rapports entre spirituel et temporel sont beaucoup plus rationnels, plus équilibrés et plus équitables que ce que nous avons vécu entre 2000 et 2012. Les trafics sur les passeports diplomatiques sont devenus rares, les spéculations sur le foncier aussi et l’impunité à cause du rang ou du sang est en train de connaître un recul. Tout cela va renforcer le spirituel puisque l’autorité va être centrée sur l’héritage spirituel et la responsabilité de conduire les disciples vers leur ascension et leur accomplissement social par l’effort, dans le respect des lois et des règlements et surtout dans le respect de l’éthique que les fondateurs nous ont transmise. Aujourd’hui, on peut croire que «jëf jël» va revenir à la place de «këf jël» et «ñaqq tedd» se substituera de plus en plus à «naxe tedd». Or, ce sont les enseignements spirituels que nous avons perdus et qui sont en train de revenir dans ces nouveaux rapports entre spirituel et temporel. Ceci ne signifie pas que les politiciens se soient découragés dans leur volonté d’envahir les foyers religieux et de les vassaliser.
Tout comme cela ne signifie pas que certains descendants de guides religieux ne veuillent user de la politique pour accéder à des privilèges. C’est aux citoyens d’être vigilants et de demander aux uns et aux autres de jouer le jeu de l’équité.
Il était prévu une conférence internationale sur islam et paix à Dakar cette année dont vous êtes partie prenante, vous deviez la piloter avec feu Barham Diop. Où est-ce que vous en êtes avec ce rendez-vous ?
Ce sont plutôt les disciples de Cheikh Ibrahim Niass, regroupés dans une structure de réflexion, le Graad, sous la conduite de feu Ibrahim Mahmoud Diop Braham, ce géant de la pensée islamique et de l’éthique de comportement, qui m’ont fait l’honneur de m’associer à leur initiative. In shallah, la conférence se tiendra comme prévu. Et vous me permettez de saisir l’occasion pour rendre encore un hommage à Oustaz Ibrahim Mahmoud Diop Braham et de plaider pour qu’un édifice de l’Université Cheikh Ibrahim Niass, un amphi ou autre chose porte son nom.