CLINS D’ŒIL DU DESTIN
Senghor traverse de part en part les “Mémoires” du président Abdou Diouf. Il en est une figure tutélaire et centrale, à l’image d’un passeur de témoin voire un accoucheur de destin. Miraculé de la vie, Diouf se révèle en effet comme une manifestation de l’inéluctable. C’était en 1960, jeune étudiant, il venait de boucler sa formation à l’Enfom. Pour rentrer au bercail, il voulait prendre l’avion, pressé qu’il était de retrouver son “royaume d’enfance”, mais il en fut dissuadé par son ami Habib Thiam qui a réussi à le convaincre de prendre le bateau Lyautey en sa compagnie et celle de sa femme et ses deux enfants.
Quelques jours après, ils apprennent que l’avion avait craché, volant la vie à tous les passagers parmi lesquels un frère d’Habib Thiam qui lui, n’avait pas succombé à son invite et David Mandessi Diop, le poète prometteur des “Coups de pilon”. Comme pour dire que nul ne peut se soustraire à son destin. Et celui de Diouf sera fabuleux.
En jetant un regard rétrospectif sur son parcours, il se rend compte du rôle important que Senghor y aura occupé. Petit il l’avait croisé à St-Louis, chez Toutane Basse. Quelques années plus tard, poursuivant ses études secondaires à St Louis chez cette même tante, par ailleurs présidente du comité des femmes senghoristes, il sera préposé à la lecture des journaux, pour elle et toutes les femmes non alphabétisées. Là encore, comme un clin d’œil du destin, cet arrimage au Bloc démocratique sénégalais (BDS) de Senghor, premier africain agrégé de grammaire, en compétition avec la Section française de l’Internationale ouvrière (Sfio) de Lamine Guèye, premier africain docteur en droit.
À l’âge de 26 ans, à la fin de sa formation à l’Enfom, il sera nommé le 11 décembre 1961, gouverneur du Sine Saloum. Mais ce ne sera pas pour longtemps. Sommé de choisir son camp au même titre que tous les hauts fonctionnaires, à la suite de la crise survenue entre Senghor et Dia, il refusa de prendre parti car, disait-il, “étant soumis aux institutions de la République, il n’avait pas à faire acte d’allégeance personnelle comme on l’y invitait”.
Limogé, il aura l’occasion de rencontrer et de goûter à la médiocrité et à l’ingratitude des hommes qui se détournent de vous dès que vous perdez le pouvoir. Mais ce ne sera pas pour longtemps car, Senghor lui dira comprendre son point de vue et ne pas lui en tenir rigueur. Il sera nommé directeur de cabinet et secrétaire général de la présidence de la République, Premier ministre.
À ce poste, il aura plus de soucis avec ceux de sa génération portés par une interrogation biaisée par la jalousie : “Pourquoi lui, pourquoi pas moi”.
Heureusement que son mentor le couve d’une attention affectueuse. Il l’accompagnera dans sa nouvelle odyssée, le présentant aux différents chefs religieux du pays, lui demandant de faire tous les trois mois une visite aux khalifes généraux des deux principales confréries musulmanes, tidjane et mouride notamment.
L’ascension de Diouf va se poursuivre puisqu’il atteindra le sommet en devenant en 1981 président de la République, par la grâce de l’article 35. En ces périodes de programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions de Bretton Woods, les défis étaient nombreux et il fallait les relever sans attendre.
Il traite aussi des rapports du Sénégal avec ses voisins. Le conflit avec la Mauritanie et son refus de succomber à l’appel des Faucons qui voulaient l’entrainer dans une guerre. Il révèle que c’est après qu’il apprend que Saddam Hussein avait équipé l’armée mauritanienne en missiles et autres armements sophistiquées prêtes à s’abattre sur St-Louis et ensuite sur Dakar. Il traite aussi de l’intervention du Sénégal en Gambie et en Guinée Bissau pour venir en aide à des présidents démocratiquement élus et victimes de coups d’Etat militaires.
Sur le plan intérieur, on y apprend les raisons de sa rupture avec Jean Collin, les versions servies par Djibo Ka et Niasse à propos du fameux coup de poing que ce dernier avait servi en pleine réunion du Bureau politique du Parti socialiste, les raisons qui l’ont amené à faire de Ousmane Tanor Dieng son second. Les relations exécrables entre ce dernier et Djibo Ka, les conditions de nomination de Mamadou Loum comme chef du gouvernement.
Il apporte aussi un certain nombre d’éclairages sur un certain nombre de faits qui ont marqué le landerneau politique et donné lieu à diverses interprétations, comme la visite du Pape au Sénégal ou la fameuse démission de Kéba Mbaye, de la présidence du Conseil constitutionnel lors de l’élection présidentielle de 1993.
On pénètre avec ce livre dans les dédales des intrigues qui minent petit à petit le parti au pouvoir, lesquelles tares le conduiront inexorablement à sa perte. Même si, regrette Diouf, “quand on y regarde de près, tout cela n’est que la traduction d’ambitions personnelles”.
Et puis il y a cette fameuse défaite en mars 2000, au soir de l’élection présidentielle et ce tête à tête avec lui-même, où dans la solitude de la réflexion, il a pris la décision de reconnaitre sa défaite et de féliciter son adversaire, consacrant ainsi la première alternance démocratique.
Aujourd’hui, plusieurs années après son départ de la présidence de la République et dans la dernière phase de sa mission à la tête de l’Oif, une institution voulue par Senghor, encore un clin d’œil du destin, Abdou Diouf confie avoir senti qu’il était venu le moment “de réveiller quelques souvenirs et de partager une partie de son vécu”. Car, dira-t-il : ”Je crains que, l’âge aidant , ma mémoire ne s’affaiblisse et que des faits qui sont encore clairs dans mon esprit ne se brouillent avec l’usure du temps.”
Ces “Mémoires”, même s’il y a parfois des silences, donnent des clés aux chercheurs intéressés par l’histoire du Sénégal contemporain. C’est aussi un hommage à Senghor et au peuple sénégalais, pour l’avoir “comblé de mille manières”, au peuple, de même qu’un vibrant hymne d’amour à l’endroit de sa “merveilleuse épouse, ce cœur aimant qui a donné sens à sa vie et duquel il tient tant de grâces”.
MEMOIRES - Par Abdou Diouf - Editions du Seuil - Octobre 2014. 379 pages