EGOÏSMES COLLECTIFS
Le Sénégal, notre pays, a célébré, le 4 avril dernier, le cinquante-quatrième anniversaire de son accession à la souveraineté. Une fierté nationale célébrée à grands renfort de symboles, d’uniformes et de mécaniques.
54 ans, c’est un visa gratuit pour l’âge adulte. C’est aussi de nouvelles exigences, un nouvel horizon, de nouvelles résolutions. Il faut, cependant, en convenir, l’indépendance est, avant tout, un état d’esprit. Pour nous émanciper des contingences multiples qui nous environnent, nous devons hâter le pas dans notre quête du développement économique.
Dans nos pays qui manquent de tout, le travail est l’envers et l’endroit d’une véritable autonomie. Les autorités actuelles l’ont, sans doute, compris, en emprisonnant notre souci d’émergence dans un segment temporel de quinze années.
Le Sénégal doit se mettre au travail à tout prix pour contenir, dans des limites raisonnables, les tentacules de la crise économique mondiale.
Seules des chevauchées collectives peuvent porter une nation. Seule la générosité, celle de penser aux générations futures, est garante d’un avenir qui chante. Sommes-nous, alors, sur la bonne voie ? On peut, sans se poser en procureur moralisateur, mettre un peu d’eau dans le bissap trouble de nos certitudes concassées.
Au Sénégal, chaque citoyen veut jouer sa musique personnelle. Plutôt que de conjuguer les énergies, chacun est d’abord préoccupé par sa propre personne, par les siens ensuite.
Cela se traduit par cette floraison de partis politiques, de mouvements citoyens, d’artistes, d’écuries, de journaux, etc. Ces égoïsmes, fondés sur l’affirmation d’une concurrence généralisée d’individus uniquement préoccupés par leurs propres intérêts, sont le tombeau des passions collectives. Or, les grandes idées, les grands projets, comme le « Plan Sénégal émergent » (Pse) ne peuvent être soutenus que par des passions collectives.
L’égoïsme individuel, s’il permet l’enrichissement personnel, est un démultiplicateur d’exclusions sociales. Il suffit de regarder ces ilots de prospérité qui rayonnent, dans les sociétés occidentales, au milieu d’océans de pauvreté.
Ce qu’il nous faut, ce sont des égoïsmes collectifs pour tirer, ensemble, dans le sens d’un développement profitable au plus grand nombre.
ECARTELEMENT INCOMMODE.
L’égoïsme n’est, pourtant, pas le seul goulot qui étrangle notre « commun vouloir de vivre en commun ». Dans un texte d’une profondeur psychologique remarquable, voici l’observation que le psychologue Mamadou Mbodj faisait de l’homme sénégalais lors d’une conférence organisée au lendemain du naufrage du bateau Le Joola : « Aujourd’hui, le Sénégalais nous apparaît en position permanente de grand écart, empêtré qu’il est dans un ensemble d’attitudes, de comportements, de représentations, de croyances et d’aspirations fort contradictoires, comme si son seul salut était dans cet écartèlement manifestement si incommode.
On a le désagréable sentiment que le Sénégalais a encore un pied plongé dans le passé, mais un passé marécageux et de sable mouvant où il a du mal à rester debout et à garder l’équilibre ; tandis que l’autre pied, loin devant, cherche à se poser dans un futur hypothétique qu’il perçoit comme un mirage ».
Le Sénégalais ne s’est pas repris depuis. Il s’est construit une carapace insensible aux fureurs du monde. Le nouvel univers onirique qu’il s’est construit emprunte ses ressorts à la fiction romanesque de Charles Lut- widge Dodgson « Alice aux pays des merveilles ».
« Avec un tel écartèlement, il a du mal à saisir, à cerner le présent et le quotidien dont les lourdes contingences économiques, sociales et interrelationnelle, sont telles qu’il cherche à s’en échapper : soit en s’installant dans une position de spectateur impuissant, passif et médusé ; soit en cherchant son salut dans l’expatriation ou l’émigration ; soit en plongeant dans les pratiques et réflexes irrationnels les plus insensés ; soit en se blottissant dans les tranchées sécuritaires magico-religieuses ; soit enfin en se lançant dans le labyrinthe politique et le plus souvent, aux côtés du plus offrant bien sûr », raisonne le Pr Mbodj.
La quête du «bégué », ce bonheur scotché au front, est comme la pilule du lendemain. Elle joue souvent de vilains tours à ses usagers.