LE BONHEUR DE DADO
ROMAN D’ALIOUNE BADARA BÈYE, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS DU SÉNÉGAL

Le village déferlait de tous les côtés, un brouhaha sans pareil apeurait les chevaux et les faisait reculer. La foule était devenue dense et compacte, mais s’écarta tout de même au passage d’un homme à l’âge avancé à la démarche digne et autoritaire. Il s’avança jusqu’à une dizaine de mètres de Raki qui était maintenant debout, aussi radieuse qu’une nuit de clair de lune.
Son rang et sa beauté avaient fait d’elle un être supérieur.
La voix de l’homme se détacha claire et imposante :
- Raki divine fille de Demba Bakar. Princesse de Saré Lamou.
Gardienne sacrée des beautés d’hier et d’aujourd’hui implantées au soleil du couchant. Salut à toi.
Il avança à la rencontre de Raki. Ils s’embrassèrent longuement et, sous la clameur de la foule, regagnèrent le cœur du village.
Elle ne s’empêcha point de demander anxieusement :
- Où est ma grand-mère ?
Elle est couchée répondit l’homme ! Tous ces temps-ci, elle avait des maux de tête, mais ce n’est pas inquiétant, c’est l’âge ! Tu verras que dès qu’elle te verra, elle retrouvera sa force de vingt ans. Tous ces jours, elle ne parlait que de toi. Elle sait que tu es devenue le bijou convoité de tout le pays.
Ils parlèrent ensemble, les chants de « Gaolos » avaient l’air de rythmer leurs pas sous le sol fuyant de Thillé.
Tout d’un coup l’homme souleva le doigt : - Voilà Raki, ta grand-mère t’attendait. Raki força le pas et courut presque vers sa grand-mère. Elles s’étreignirent la vieille femme sanglotait, agrippée aux épaules de sa petite fille, l’émotion était trop grande pour elle. La voilà celle qui attendit vingt années de vie commune avant de venir au monde, elle était non seulement devenue une très belle fille mais une étoile enviée de toutes les planètes.
La première nuit passée à Thillé fut une nuit d’allégresse : une veillée sous les chants des Gaolos, une soirée légendaire pour les pieds des danseurs meurtris par le rythme effréné des « Djimbés ». Soirée ne pouvait être plus réussie et le village chanta et dansa jusqu’au premier appel du muezzin.
Thillé tomba dans l’essoufflement et sombra dans l’extase des cœurs assoupis. Seuls les vieil- lards veillaient dans l’attente du lever du soleil.
« Ndiolor » retentissait sous les feux du « Diéri » quand la gracieuse Raki se leva pour saluer le fleuve qui attendait sans cesse les pieds du pêcheur matinal.
Accompagnée d’Awa et d’une seule servante, elle gagna les rives du fleuve, de l’autre côté elle apercevait l’île de « Djerendé ».
L’eau était miroitante, attirante, elle renfermait dans le mystère de ses fonds quelques secrets des Dieux enfouis dans je ne sais quelles couches mystérieuses.
Elle commençait à se déshabiller dans le rivage, son ombre se dessinait sur la plage charmée par cette caresse furtive, elle admira sous son ombre sa silhouette qui rappelait la gazelle sacrée des contes et légendes. Son buste était perpendiculaire à son corps, sa taille était supérieure à la moyenne, son profil élancé était du style Néfertiti, Reine d’Egypte.
Elle avança doucement vers le fleuve, les flots séduits par son allure splendide vinrent à sa rencontre ; alors d’un geste majestueux, elle leva les bras et s’adressa aux flots :
- Coule doucement eau bénite !
Apaise la colère de tes lames les terres des aïeux ! Coule donc eau bénite ; coule en apportant le dernier soupir du crocodile sous le pouvoir du «Thioubalo ».
Eau bénite ! Qu’as-tu fait des corps de Salif et de Ramata venus chercher refuge dans la profondeur de tes lames ?
L’eau était déjà à sa taille, son buste émergeait des flots, le vent souffla plus fort et ses longs cheveux s’étirèrent sur son cou. Elle plongea et disparut dans les eaux pendant quelques secondes, puis elle réapparut tandis que des brasses accompagnaient son beau visage. Elle nagea longtemps comme si elle s’adonnait à un jeu d’enfant. C’est comme si elle était possédée par cette eau qui ne lui résistait plus.
Presque à regret, elle regagna la rive, songeant au retour.
Sur la berge son petit pagne collant éclaboussait, dans la rondeur de sa croupe, ses cuisses charnues et provocantes.
Elle dépassa Awa et sa servante et alla se refugier sous l’ombre d’un arbre où elle commença à se changer sous le regard lointain d’une termitière.
Elle se sentit observée et se retourna brusquement.
Elle vit un beau jeune homme tout souriant à quelques mètres d’elle. Elle se sentie frustrée et, en signe de défense mit promptement son grand boubou de « Thioup » tout en demandant.
- Qui êtes-vous ?
L’homme ne répondit point et continua à la fixer et presque en balbutiant
S’exclama : - Seigneur quelle beauté ! En la retenant, il ajouta : dis-moi astre luisant, de quelle planète viens-tu? Dis-moi, ne serais-tu pas la huitième merveille que le monde attend si impatiemment ?
En lui tendant les bras il continua :
Divine créature de mes rêves, voilà mes mains, fais de moi ton éternel prisonnier, ne me libère jamais plus de ton regard. Ce regard qui frappe, transperce et pulvérise la peau du lutteur au milieu de l’arène.
Raki leva ses yeux. Pour la première fois de sa vie, elle frémit de tout son corps, une sensation qu’elle n’avait jamais connue l’envahit, son cœur battait à une allure folle, elle ne pouvait soutenir le regard de cet étranger. Il est très beau. Plus beau qu’un jeune Dieu.
Elle trouva quand même la force de répéter : - Qui es-tu étranger ? - Cela n’a aucune importance divinité des eaux ! - Dis-moi ton nom étranger ! - Je suis le fils d’un volcan éteint à la rencontre d’une étoile polaire ! Tu ne veux pas me dire ton nom ! Insista Raki Si « Miroir des eaux ». Je suis Meïssa Mbodj, arrière-petit-fils de Baytir Mbodj. Je suis l’unique fils de Korko Mbodj et de Mame Khady Diaw. Je suis « Brack » par mon père et « linguère » par ma mère. Je suis le Prince de Mbilor.
Elle le regarda avec une attention particulière et remarqua que la beauté de l’homme était d’une noblesse presque arrogante. Son teint était d’un noir couleur d’ébène, ses yeux d’un regard vif et pénétrant.
Raki se sentie gagnée par une faiblesse infinie. Pourra- t-elle se détacher du regard de ce beau jeune homme ? Aura-t- elle la force de le quitter subitement ?
- Meïssa ne lui laissa le temps et continua : Oiseau des îles, dis-moi maintenant ton nom ? Presque avec la fierté elle répondit : - Je suis Raki de Saré Lamou !
- Par la ceinture de mon père ! Jura l’homme, j’aurai du y penser. Tu es devenue le seul sujet des « Guélewars » ! Tu es la beauté qui domine son époque ! Les Dieux de l’amour m’ont ramené jusqu’à la berge et ton corps comme un aimant m’a attiré devant cette termitière. Raki, toi seul possède ce pouvoir. Le pouvoir briseur de cran ! Le pouvoir fondateur de dynastie. Laisse-moi un instant respirer l’air que tu respires, regarder les choses que tu regardes, toucher les objets que tu touches. Divinité absolue, laisse- moi me mirer sur ton corps magnétique avant que la nuit jalouse ne me prive de ta splendeur !
Le souffle poétique de l’homme avait vaincu la forte résistance de Raki. Elle perdit son assurance mais arriva à se détacher du regard du jeune homme.
Awa était là, pétrifiée. - Laisse-moi partir, dit-elle presque en courant pour rejoindre Awa. Raki s’éloignait de Meïssa qui était fixé sur cette image qu’emportait l’horizon dans le crépuscule frileux.
La nuit tombait prometteuse à Thillé. La belle Raki ne pouvait dormir, elle accompagnait la lune dans sa promenade solitaire. Elle rêva de ce beau mâle comme une flèche venue arracher le nœud de son cœur. Elle aimait cet homme, un vif désir de le revoir s’empara d’elle. Cet homme était l’âme de son destin, une lueur d’espoir et elle serra l’oreiller rageusement dans un élan d’amour sans fin.
La nuit était radieuse comme seules pouvaient l’être les veillées pieuses des Signares. Elle somnolait sous le timbre mélodieux d’une harpe lointaine berçant sans cesse la danse des reptiles enveloppés dans le charme des ombres.
Les jours passèrent très rapidement dans le village de Thillé. Raki passait plusieurs de ses heures à la plage de Bokheul. Elle partait désormais seule à la rencontre de l’amour.
Son destin était désormais lié à celui de cet homme qui portait sur lui l’orgueil de ses ancêtres. Les germes de Ndieumbet Mbodj sont intarissables et éternels. Ils sont le reflet de l’audace et de la victoire. Ils incarnent les idéologies de domination et de refus.
Raki ne pouvait rester un jour sans son chevalier qui l’adorait et la respectait. Elle n’eut aucune crainte à fréquenter son amoureux et bientôt la rumeur s’étendit dans tout le Oualo ; Raki l’étoile de Saré Lamou est tombée amoureuse de Meïssa Mbodj, Prince de Mbillor !
Le Oualo et le Fouta : deux régions historiques qui se partageaient le delta du fleuve Sénégal. Les sages prièrent pour cette union. Les esprits malveillants détestaient cette fusion de sang et de royaume.
L’ancien Oualo était païen et fut converti par les Almamys du Fouta et les Maures envahisseurs.
Le séjour de Raki dura un mois, mais elle sentit les jours passer rapidement, il fallait songer au retour.