LE KANKOURANG FACE À L’ÉQUATION DE LA CONSERVATION
CULTURE MANDINGUE

Chaque peuple a ses coutumes, ses croyances et ses pratiques qui se perpétuent à travers le temps. Certaines d’entre elles sont aujourd’hui délaissées et d’autres survivent. À Mbour, le Kankourang est resté un moment central dans la transmission des valeurs qui fondent l’historique de la communauté mandingue. La richesse et l’originalité de ce masque d’initiation des Mandingues de la Sénégambie qui joue un rôle essentiel dans le rétablissement de l’ordre social lui ont valu un classement au patrimoine culturel immatériel mondial par l’UNESCO en 2005. Dans un monde en pleine mutation, les actions conjuguées pour assurer la conservation du symbole sont unanimement reconnues. Mais, elles ne prendront toute leur portée que s’ils laissent une trace de vie dans le futur. D’où l’impérieuse nécessité de renforcer encore la protection de ce précieux patrimoine et d’assurer, avec toute l’efficacité requise, la transmission de ses valeurs aux générations futures. Car il y va de la survie de l’identité mandingue
Ville cosmopolite, Mbour se com- pose de multiples ethnies avec des pratiques et des croyances différentes. Cette richesse forme un berceau culturel impressionnant. À Mbour, la culture mandingue se confond avec l’occupation de cette localité. Cette communauté est organisée en un collectif composé par le Conseil des Sages, le secrétariat exécutif, les commissions techniques et les cellules des femmes.
Le poste de président est occupé par un membre de la génération la plus ancienne. Et c’est le Conseil des anciens qui le choisit ; un choix du reste jamais discuté. C’est la règle de la primo- géniture qui prévaut, celle du respect de la hiérarchie. Cheikhou Dabo définit la Collectivité mandingue comme une entité regroupant les Mandingues du Gabou, du Woyi et du Pakao.
« Nous avons comme trait d’union le Kankourang qui est une valeur consacrée par l’UNESCO comme patrimoine immatériel et oral de l’humanité parce que c’est une valeur sûre qui constitue un moyen d’éducation pour les circoncis et en même temps il est le génie protecteur de Mbour et de toutes les contrées attachées à ce symbole », fait savoir le secrétaire exécutif de la collectivité mandingue.
Selon M. Dabo, le Kankourang vient du Gabou, du Woyi et du Pakao. « Il y a même une chanson qui consacre cela. Les Mandingues de Mbour ont voulu perpétuer cette culture et ils l’ont conservé, l’ont élargie au point que l’UNESCO ait cru devoir en faire un patrimoine mondial », assure-t-il.
La culture mandingue est omniprésente dans les grands foyers regroupant cette communauté et localisés dans les quartiers de Thiocé-Est, Thiocé-Ouest, Santassou, « 11 Novembre ». À travers le rituel du Kankourang qu’elle perpétue depuis plus d’un siècle maintenant, cette communauté a réussi à conserver une grande partie de son identité.
Selon les gardiens de la tradition, « le Kankourang joue un rôle de cristallisation de l’identité du groupe man- dingue face aux autres groupes ».
Affronter la vie adulte
Chaque année, au mois de septembre, ce rituel associé à l’initiation permet aux plus jeunes de recevoir des anciens certaines valeurs et d’acquérir les comportements d’un homme mûr prêt à affronter la vie adulte.
« Dans l’ancien temps, la cérémonie du Kankourang s’étalait sur toute la période de la saison des pluies, période à laquelle la végétation renait. Cela est censé favoriser la reproduction parce que l’une des fonctions de l’initiation est de favoriser la reproduction biologique de la société elle-même », fait savoir Sadibou Dabo, conservateur de l’espace Kankourang.
Mais aujourd’hui, la cérémonie ne dure qu’un mois. Pour ce professeur d’histoire et chercheur, le plus important, ce n’est pas le spectaculaire ni les sorties du Kankourang encore moins les gens qui lui courent après et ceux qui ont peur, mais plutôt ce qu’il symbolise. « Le Kankourang symbolise un background culturel. Il incarne les valeurs éducatives, sociales et culturelles du milieu mandingue, notamment celles de respect de la hiérarchie, des aînés, de la politesse, de la solidarité, le bon voisinage que nos ancêtres nous ont légués et qu’il faut transmettre aux futures générations », explique-t-il.
La sortie du Kankourang, en plus de drainer une foule monstre, a un impact incommensurable sur la ville de Mbour. « Quand le Kankourang sort, la vie renait surtout les week-ends. Un monde fou venu des autres localités se déverse sur Mbour qui devient l’unique destination, ce qui rend encore plus dynamique la vie économique et sociale. Dans beaucoup de familles, les parents viennent et les tensions à l’intérieur des familles diminuent, l’in-sécurité aussi parce que les malfrats ont peur de sortir la nuit et de croiser le Kankourang », raconte Sadibou Dabo.
Cependant, reconnait-il, les problèmes sont parfois au rendez-vous du fait que seuls les initiés ont le droit de le suivre. « Mbour a grandi, cette ville appartient à tout le monde et les citoyens ont le droit de circuler, de se déplacer, de vaquer à leurs occupations. Cela entre en contradiction avec la nécessité de préserver les sorties du Kankourang qui n’est entouré que par des initiés. Cela entraîne des problèmes de cohabitation, des incompréhensions liées au fait que certains ne peuvent pas concevoir être limités dans leurs droits de fréquenter telle ou telle rue parce que le Kankourang passe », rappelle-t-il.
Il n’empêche, selon M. Dabo, que beaucoup de gens qui ont longtemps cohabité avec les Mandingues à Mbour comprennent ce phénomène-là. Pour Cheikhou Dabo, beaucoup de valeurs gravitent autour du Kankourang qui correspond à la circoncision des jeunes Mandingues. Ce patrimoine est, selon lui, un ensemble de traditions et d’expressions orales, d’arts du spectacle, de pratiques sociales et de savoir-faire.
« Ce sont les sites du Woyinka, de Thiocé Est et Ouest, de Diamaguène, de Santessou et Mboulème qui abritent les « leuls » et à l’intérieur desquels, on peut trouver des circoncis au nombre de 300 à 500. Et pendant un mois, tout le temps est consacré à leur éducation et à leur formation. La bonne voie leur est indiquée, ce qu’il faut faire ou pas », indique-t-il, en rappelant que l’éducation dans les « leuls » socés est souvent assortie du bâton pour corriger les circoncis afin de leur inculquer et leur prodiguer un enseignement de qualité les préparant à une vie d’homme.
En outre, souligne-t-il, la culture tourne au tour de toutes les valeurs que véhicule une ethnie, un groupe, un pays. « Si nous faisons le dénombrement de toutes les valeurs au Sénégal, le Kankourang chez les Socés, le Kumpo chez les Diolas, le Ndeup chez les Lébous et d’autres formes de civilisation dans d’autres contrées ont des particularités liées aux ethnies et qu’il faut véhiculer, propager étant des valeurs qui servent la communauté ».
Et chez les Socés, note-t-il, « le Kankourang est une occasion pour les Mbourois d’origine ou d’adoption de se ressourcer au mois de septembre qui constitue véritablement une période d’effervescence populaire ». De l’avis de Cheikhou Dabo, les Mbourois doivent comprendre que le Kankourang est un patrimoine collectif à tous ; même les Mandingues qui en sont les détenteurs. « C’est un trait d’union entre les Socés et les autres ethnies », informe-t-il.
Mutations
L’édition 2014 du Kankourang a démarré le dimanche 31 août comme précisé par les organisateurs et se prolongera jusqu’au 28 septembre. L’ouverture a été marquée par le « jambo-jambo » ou « danse des feuilles » qui regroupe les initiés de toutes les classes d’âge et prend départ de la brousse vers les différents « leuls ». Pendant un mois, ils vont hiverner dans ses sites où ils seront encadrés, formés et éduqués à leur future vie d’adulte.
La demande et le succès que connaît le Kankourang, depuis ses débuts, attestent de l’obligation de la collectivité mandingue de le perpétuer. Mais, dans un monde en pleine mutation, on est en droit de se demander quel sera l’avenir de ce pan de la culture mandingue. En effet, la société évolue, le peuple mandingue se renouvelle et le Kankourang demeure le témoin privilégié de ces multiples mutations.
Cette tendance à la modernité des nouvelles générations laisse planer un danger réel de voir les traditions se désagréger, voire de disparaître. Dès lors, on comprend aisément la nécessité de protéger ce patrimoine culturel immatériel de l’humanité et surtout d’assurer sa conservation efficace et sa transmission aux générations futures.
Selon le président de la commission culturelle, la Collectivité est consciente de sa responsabilité dans le maintien et la préservation de ce patrimoine et les dispositions pour garantir la continuité de la chaîne de transmission de cet héritage légué par les ancêtres. « La tradition est toujours conservée malgré les mille et une mutations qui se sont opérées. Les anciens qui sont garants de la mémoire collective du peuple mandingue, ont su garder intacts l’esprit et la lettre du Kankourang », renseigne Ibrahima Signaté.
Selon lui, les anciens qui possèdent, au plus haut niveau, les valeurs authentiques de civilisation mandingue ont joué leur partition et feront tout pour assurer la transmission et la conservation de ce legs.
La disparition du Kankourang signerait la fin de l’identité mandingue. C’est la conviction de Sadibou Dabo. « Nous sommes tenus à suivre la voie qui a été tracée par nos ancêtres. Il y a l’initiation et le symbole qui l’accompagne, les ancêtres ont tenu à ce qu’il soit préservé, conservé à Mbour. Les générations qui ont suivi se sont attachées à préserver et à transmettre cela aux plus jeunes. Malgré le problème que cela génère, les gens tiennent à ce qu’elle soit conservée parce qu’il y va de la survie de notre identité culturelle », indique le conservateur de l’espace Kankourang.
Selon lui, « une injonction a été lancée aux jeunes pour leur dire que la coutume a été préservée pour eux, donc ils ont le devoir de préserver, à leur tour, cette coutume pour les générations futures ».
Auteur d’un livre intitulé « Musique traditionnelle et civilisation orale chez les Mandingues » paru aux éditions Harmattan, M. Dabo estime que le patrimoine est oral, et que pour sa conservation, il faut publier pour éviter sa disparition.
À travers ce livre, M. Dabo veut valoriser la culture mandingue, imprégner les gens les valeurs qu’il y a derrière les supports exposés dans l’espace Kankourang. « C’est une véritable invite, un plaidoyer pour la conservation du riche patrimoine oral mandingue », soutient-il.