MOHAMED MBOUGAR SARR, LA MARQUE DES GRANDS
Le jeune écrivain sénégalais part sur la piste d'un auteur africain culte, disparu après avoir publié un chef-d'oeuvre en 1938. La Plus Secrète Mémoire des hommes, une quête éblouissante, signée par un talentueux romancier de 31 ans

Autant le dire tout de suite, ce roman est un grand livre, un joyau de savoir-faire qui vous enchante, vous transporte et vous poursuit. Mohamed Mbougar Sarr, retenez ce nom, est le jeune auteur de cet ouvrage au propos passionnant et à l'architecture aussi parfaite qu'emballante. Le trentenaire, né à Dakar, fils de médecin, a une "tête bien faite". Il est diplômé de l'EHESS et auteur de trois romans. Il se fait conteur, mais aussi historien, philosophe, sociologue de la littérature... c'est dire la richesse de son récit fleuve, à l'ironie pétulante, dédié à un écrivain malien Yambo Ouologuem. Ce dernier fit sensation en 1968 en ayant été le premier romancier africain à recevoir le prix Renaudot pour Le Devoir de violence (Seuil), mais il connut l'opprobre, quatre ans plus tard, après de graves accusations de plagiat.
Le Renaudot 1968 en ligne de mire
C'est ce feuilleton, dont les heurs et malheurs, a inspiré le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. "Attention, prévient l'auteur, rencontré dans la quiétude d'un Paris déserté, il ne s'agit en rien d'une exofiction, Ouologuem fait juste figure d'arrière-plan, de détonateur en quelque sorte. J'en avais entendu parler en classe de première. Plus tard, j'ai lu Le Devoir de violence, un roman éblouissant." Dans cette histoire audacieuse de la dynastie des Saïfs, dans l'empire imaginaire de Nakem, il est question, huit siècles durant, de guerres interethniques et de compromissions dans la traite négrière et la colonisation. "J'ai été touché par la solitude du jeune Malien, poursuit Sarr, notamment condamné par les tenants de la négritude, d'Hampâté Bâ à Senghor, qui a qualifié son roman 'd'effroyable' - sa vision du continent africain, en prise avec la domination arabe avant même la colonisation européenne, ne cadrait pas avec la thèse alors en vogue. Ont surgi les doutes et les dénonciations..." André Schwarz-Bart, Graham Greene (qui lui intentera un procès), John D. MacDonald, mais aussi Tacite, Flaubert, Maupassant, "divers griots et chroniqueurs noirs" sont quelques-unes de ses sources. Ouologuem parle de clins d'oeil, de références... Mais le mal est fait, l'ouvrage est retiré, l'écrivain rentre au pays.
"Rimbaud nègre" ou "bave de sauvage"
Oublions Yambo Ouologuem, place à T. C. Elimane, le héros sénégalais de La Plus Secrète Mémoire des hommes. Ce jeune inconnu de 23 ans déboule sur la scène littéraire en 1938 grâce à un roman, Le Labyrinthe de l'inhumain, l'histoire d'un roi sanguinaire prêt à commettre le Mal absolu pour obtenir le pouvoir. La presse s'enflamme. Chef-d'oeuvre signé par un "Rimbaud nègre" pour le critique de L'Humanité, "bave d'un sauvage" pour celui du Figaro, mystification pour d'autres... Elimane reste invisible, seuls ses deux jeunes éditeurs acceptent les interviews. Mais de phénomène de foire, il devient objet de scandale lorsque deux doctes professeurs du Collège de France l'accusent de pillages et d'emprunts. Le mystérieux écrivain disparaît, tout comme son livre, bientôt culte. La légende est en marche...