LES ECONOMISTES NDONGO SAMBA SYLLA ET CHEIKH AHMED BAMBA DIAGNE AFFICHENT LEUR PESSIMISME
Le débat sur l’opportunité de la nouvelle monnaie sous l’appellation ‘’ECO’’ dans l’espace Cedeao devant être opérationnelle dès 2020 ne cesse d’interpeller et de faire les choux gras de l’actualité.

Le débat sur l’opportunité de la nouvelle monnaie sous l’appellation ‘’ECO’’ dans l’espace Cedeao devant être opérationnelle dès 2020 ne cesse d’interpeller et de faire les choux gras de l’actualité. Dans cette interview, Ndongo Samba Sylla, économiste-chercheur à la Fondation Rosa Luxembourg et Cheikh Ahmed Bamba Diagne, enseignant-chercheur et directeur scientifique du laboratoire de recherches économiques et monétaires à l’Ucad battent en brèche la faisabilité ou l’opérationnalité d’un tel projet à date échue par des arguments techniques, déconstruisant ainsi le discours des politiques.
NDONGO SAMBA SYLLA, ECONOMISTE-CHERCHEUR A LA FONDATION ROSA LUXEMBOURG : «Il n’y aura pas une monnaie unique ECO à 15 dans quelques mois»
La Cedeao annonce la mise en circulation de l’ECO dès 2020. Pensez vous que cela est possible ? Si l’on sait que l’espace Cedeao, c’est 15 pays dont 8 dans la zone Uemoa avec une monnaie unique et les 7 autres avec chacun une monnaie nationale?
A mon avis, il n’y aura pas une monnaie unique ECO à 15 dans quelques mois pour trois raisons. D’une part, les critères requis pour faire partie de la zone ECO ne sont pas remplis par tous les pays. De l’autre, les huit pays qui utilisent le franc CFA n’ont toujours pas fourni le plan de divorce d’avec le Trésor français exigé comme préalable par le Nigéria. Enfin, beaucoup d’aspects techniques et légaux – statuts de la Banque centrale, mise en place d’un traité d’union monétaire, harmonisation de la législation bancaire etc. - restent en suspens.
Au dernier sommet de l’Uemoa à Abidjan, le président Alassane Ouattara laissait entendre que le débat entre le taux de change fixe et le taux de change flexible pour la future monnaie n’était pas encore réglé. Qu’en est-il?
Les chefs d’Etat de la Cedeao se sont mis d’accord sur un taux de change flexible. Si le Président Ouattara dit le contraire, c’est qu’il a visiblement un autre agenda. Il faut retenir qu’une zone monétaire qui adopte un taux de change fixe perd sa souveraineté monétaire. C’est pourquoi un taux de change relativement flexible doit être la norme pour une zone monétaire. Depuis le 19e siècle, les rares zones monétaires à avoir adopté un taux de change fixe sont les zones monétaires coloniales, à l’image des deux blocs utilisant le franc CFA.
L’ECO est-il justifié sur le plan économique au regard des différences entre les pays de la Cedeao?
Compte tenu de la faiblesse du commerce intra-Cedeao (environ 10%) et des différences de taille et de spécialisation économiques entre le Nigéria, un pays pétrolier qui pèse environ 2/3 du PIB de la région et la moitié de sa population, et les autres pays qui sont pour la plupart importateurs nets de pétrole, une monnaie unique Cedeao n’est pas justifiée sur le plan économique, du moins en l’absence de fédéralisme budgétaire. En effet, la même politique monétaire ne sera pas optimale pour tous les pays tout le temps en raison de ces différences et du fait que les cycles économiques ne seront probablement pas les mêmes d’un pays à l’autre. La seule manière de gommer cet inconvénient est de mettre en place des transferts fiscaux. Or, le projet ECO ne prévoit en l’état actuel aucun mécanisme de fédéralisme budgétaire.
Malgré ces inconvénients, certains disent pourtant « avançons tout simplement, le reste viendra ». Qu’en pensez-vous ?
Les partisans de l’Euro soutenaient exactement la même chose avant son entrée en vigueur. Et l’histoire leur a donné tort. L’euro a appauvri les populations dans beaucoup de pays qui l’utilisent et a fait reculer l’idée d’intégration politique européenne. Il est étrange que les Africains veuillent commettre exactement, sinon en pire, les mêmes erreurs que les politiciens européens qui eux, au moins, avaient conscience qu’ils mettaient délibérément la charrue de la monnaie unique devant les bœufs de l’intégration politique. L’idée que l’intégration monétaire va susciter l’intégration fiscale et l’union politique a été démentie par les faits. Pourtant, c’est cette croyance problématique qui fonde l’actuel projet ECO. Cheikh Anta Diop soulignait en 1976, un an après la naissance de la Cedeao, que « l ’organisation rationnelle des économies africaines ne peut précéder l’organisation politique de l’Afrique ». Visiblement, nos leaders et nos experts préfèrent rester dans le mimétisme et l’erreur plutôt que de tirer partie des enseignements de nos penseurs les plus féconds.
Vous êtes donc contre l’ECO ?
Soyons clairs. Je suis pour l’intégration politique et économique panafricaine. Je souhaite l’abolition du franc CFA parce que, au-delà de son contrôle par la France, c’est une monnaie unique qui n’a pas sa raison d’être. Je ne suis pas contre l’ECO dans l’absolu. J’observe simplement que c’est une copie grossière de l’Euro qui risque d’être un échec comme la plupart des expériences d’intégration monétaire qui n’ont pas été sous-tendues par une intégration politique et fiscale.
Que préconisez-vous alors?
Une attitude politiquement responsable serait de partir lucidement du constat que la monnaie est l’instrument d’un Etat et qu’une monnaie sans souverain, comme l’Euro, n’est pas la voie indiquée. Sans monnaie nationale, il ne peut pas y avoir de politique de développement national cohérent. Si les Africains veulent une monnaie unique régionale, ils doivent pour cela envisager de libérer préalablement leurs autres instruments de souveraineté au profit d’un gouvernement fédéral. S’ils ne sont pas prêts pour un gouvernement fédéral, alors cela implique que l’ECO est un projet prématuré et que l’intégration monétaire devrait être envisagée autrement. Par exemple, l’ECO, au lieu d’être une monnaie unique, pourrait être conçue dans un premier temps comme une unité de compte commune qui servirait à régler les échanges entre les pays africains qui mettraient en place un système de paiements commun. Leurs réserves de change pourraient en partie être gérées de manière solidaire, afin que leurs monnaies se soutiennent mutuellement. Des politiques communes pourraient être mises en œuvre en vue de l’autosuffisance alimentaire et énergétique, et donc de limiter les importations dans ces deux secteurs. En plus d’être un test pour une intégration politique et économique plus poussée, ce schéma a l’avantage de permettre une solidarité entre pays africains et une flexibilité macroéconomique au niveau national.
CHEIKH AHMED BAMBA DIAGNE,DIRECTEUR SCIENTIFIQUE DU LABORATOIRE DE RECHERCHES ECONOMIQUES ET MONETAIRES A L’UCAD : «Techniquement, la mise en place de l’ECO n’est pas faisable»
En 2020, la monnaie ‘’ECO’’ sera mise en place dans l’espace Cedeao. Pensez-vous que cela est possible?
Techniquement, ce n’est pas faisable et ça n’a pas de sens de vouloir mettre en place une nouvelle monnaie sans les prérequis, à savoir les pactes de convergence qui définissent les grandeurs macro-économiques que sont l’inflation, la croissance économique et le déficit budgétaire. Battre une monnaie requiert des années de préparation. Donc, pas question d’aventure. Parce que dans tous les pays du monde quand on a une politique monétaire, l’Etat intervient dans l’activité économique en utilisant deux canaux: le canal de la politique monétaire et le canal de la politique budgétaire. Et dans le canal de la politique monétaire, l’objectif principal, c’est la maitrise de l’inflation. Le second, c’est la réduction de l’emploi et la recherche de la croissance économique.
Alors, si techniquement la question est loin d’être réglée, pourquoi nos décideurs s’empressent-ils à annoncer la mise en place de cette monnaie dès 2020?
Il est important de retenir deux choses: d’abord le côté technique et le côté politique. Pour le premier côté, le problème est entier, et pour le second, les décideurs politiques sont dans leur rôle et jouent sur leur propre agenda, calé sur leur élection ou réélection à la tête de l’Etat. A partir de ce moment, lorsqu’une question est agitée par les populations, comme nous le remarquons avec le franc CFA, les décideurs s’empressent de prendre des engagements sans sourciller. Donc, ils laissent croire qu’ils agissent au nom du peuple et pour la bonne cause de celui-ci. Mais, la réalité est tout autre. Je suis sûr et certain qu’il n’y aura pas une monnaie commune en 2020. Les hommes politiques peuvent dirent ce qu’ils veulent mais la réalité économique leur attrape toujours. Pour preuve, aucun technicien n’a jusqu’ici élevé la voix. Donc, c’est dire toute la problématique de cette question.
Etes-vous favorable à la nouvelle monnaie?
J’estime que la question n’est pas là. Dans la zone Uemoa, nous avons un taux de croissance très élevé envoisinant les 6 voire 7% et un taux d’inflation très faible. Et dans ce cas précis, il est à croire que la monnaie joue son rôle. Certes avec la Cedeao, le marché devient plus important. Donc, plus d’opportunités. En mettant en place la monnaie ‘’ECO’’, la future Banque centrale aura comme mission principale la poli tique monétaire, à savoir la maitrise de l’inflation et la croissance économique. Aujourd’hui, comment mettre en circulation cette nouvelle monnaie alors que cette Banque centrale n’est pas en place ? Au niveau Uemoa, le problème ne se pose pas. Mais cet espace monétaire élargi à 7 autres pays de la Cedeao qui ont chacun sa propre monnaie peut constituer un désordre. Il est plus facile de mettre en place une Banque centrale à partir de deux groupes solidement intégrables. Mais dans le cas d’espace, un important travail doit être fait d’abord. Je rappelle que depuis 2006, les 7 pays autres de la Cedeao travaillent à avoir une monnaie unique. Ce qui, jusqu’ici n’est qu’utopie.
Alors comment matérialiser ce projet?
Tout d’abord, il est bon à savoir que dans les 15 pays de cet espace, l’économie du Nigéria seule représente 75%. Et le Nigéria applique la quantitative Easing (planche à pied) consistant à autoriser la banque centrale à augmenter la masse monétaire alors que les biens et services ne suivent pas. Ce qui conduit ipso facto à l’inflation. Et dans le passé, ce pays a connu des inflations de 23%. Alors quand nous partageons la même monnaie, et si le Nigéria continue à appliquer la même politique, nous allons subir une inflation importée, alors que nous n’y seront pour rien. Vous imaginez un pays aussi pauvre comme le Sénégal, qui n’a pas d’industries, pas d’emplois, un pays où les gens peinent à trouver de quoi s’acheter un paquet de sucre vendu à 700 francs, devoir gérer une inflation aussi insoutenable. Dans la zone en terme de ratio, le Nigéria a plus de pauvres que les autres pays. Par exemple sur 100 Nigérians, les 56 sont pauvres. Alors que sur 100 sénégalais, les 43 sont pauvres. Et pourtant le Nigéria est 30 fois plus riche que le Sénégal mais cette inflation galopante est insoutenable. Un article qui coûte moins de 1000f peut se retrouver à plus de 1200F l’année prochaine. Et je demeure convaincu que les autres pays n’accepteront pas de devoir continuer à subir des inflations de 23%...
Concrètement, est-ce à dire que c’est l’appellation CFA qui dérange?
Je dirais ‘’OUI’’! L’appellation dérange, parce que les jeunes dans beaucoup de pays de la zone veulent un changement de nom. Nous avons 50% de nos réserves de change dans le Trésor français et cet argent gardé là-bas dérange. Ils ne veulent pas que cet argent y reste alors qu’il en manque sérieusement pour financer nos économies au point d’aller faire des prêts et euro bons pour se financer. Ce cri de cœur raisonne favorablement auprès des hommes politiques qui cherchent toujours la direction du vent.
Que préconisez-vous alors?
Mettre en place des critères minima de convergence (inflation, solde budgétaire, encours de la dette, pression fiscale...) avec des deadlines raisonnables pour permettre aux pays de se préparer en conséquence et développer des chambres de compensations afin de faciliter le commerce intra-Cedeao. La mise en place d’un projet de Banque Centrale qui doit chapoter les 8 Banques centrales de l’espace doit être réalisé si on ne veut pas tuer l’ECO.