L'ÉTONNANTE RETENUE DU NIGÉRIA
Alors qu'il est le géant économique du continent, le Nigeria se refuse encore à la Zone de libre échange économique - Tout, pourtant, devrait le conduire à y adhérer, ne serait-ce que pour garder son rang

21 mars 2018. Lors d'un sommet extraordinaire organisé à Kigali, au Rwanda, 44 pays du continent apposent leur signature à l'accord de la zone de libre-échange continentale (ZLEC). Une belle avancée pour le projet panafricain, lancé en 2012. Un peu plus d'un an plus tard, les ratifications de la Sierra Leone et de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) lancent, pour de bon, le compte à rebours : la ZLEC entrera officiellement en vigueur le 30 mai 2019… sans le Nigeria. Avec le Bénin et l'Érythrée, le pays fait partie des trois pays non signataires de l'accord.
Une situation délicate pour l'Union africaine, qui, sans Abuja, se prive de la première économie d'Afrique. Du coup, c'est par voie de presse que son commissaire au Commerce et à l'Industrie tente aujourd'hui de convaincre. « Nous encourageons le Nigeria à figurer parmi les membres fondateurs de la ZLEC en ratifiant l'accord avant le 30 mai », a déclaré Albert Muchanga dans un entretien publié par le quotidien britannique The Financial Times. « La part de l'Afrique dans le commerce mondial augmente grâce à la croissance du marché intérieur. C'est dans leur intérêt de ratifier », a-t-il ajouté.
Des retombées positives
Avec son intégration à la zone de libre-échange, le Nigeria accéderait en effet à un marché unique de près de 1,2 milliard de consommateurs. « Un marché énorme » et « très avantageux pour les entrepreneurs nigérians », affirme Muda Yusuf, directeur de la chambre de commerce et d'industrie de Lagos (LCCI), dans une étude au profit de l'office nigérian des négociations commerciales. Réalisé par un consortium d'universitaires et d'instituts de recherche, le rapport liste les nombreux bénéfices que le pays pourrait tirer. Et assure que les objectifs économiques du Nigeria sont les mêmes que ceux établis par la ZLEC : « focalisation sur l'industrialisation, orientation export et amélioration de la compétitivité économique ».
Autre avantage souligné dans l'étude : « l'occasion pour le Nigeria de poursuivre et d'atteindre ses objectifs de croissance relatifs à l'exportation » tels que définis dans l'Economic Recovery and Growth Plan (ERGP) 2017-2021, le plan de développement du gouvernement. Si la diversification économique est une des finalités de l'ERGP, les opportunités offertes par la ZLEC – accès facilités à des marchés plus vastes et à d'autres frontières grâce à la suppression des droits de douane – pourraient permettre au Nigeria d'accélérer la donne en exportant davantage ses services et produits manufacturés. D'après un sondage réalisé par les chercheurs, 78 % des entrepreneurs nigérians estiment d'ailleurs que la ZLEC aurait un impact positif sur les entreprises locales.
« Défendre ses industries »
Alors, pourquoi le Nigeria refuse-t-il encore de signer l'accord ? « L'agenda actuel du Nigeria n'est pas continental, mais d'abord national, avance Pierre Jacquemot, président du Gret, une ONG de développement, et chercheur à l'Iris. L'intégration économique est d'abord celle d'un État de 185 millions d'habitants et d'un million de kilomètres carrés, avec une forte fragmentation nord-sud, avant d'être celle de l'Afrique. D'où le souci de défendre ses industries par une politique d'import-substitution plutôt que de jouer avec un libre-échange qui pourrait menacer son économie par des importations massives via des pays de transit voisins. »
Pour justifier sa position, le Nigeria donne en effet souvent l'exemple du libre-échange prôné par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui a dévasté son industrie textile. Craignant un éventuel « dumping », pratique commerciale qui consiste à vendre une marchandise sur un marché étranger à un prix inférieur à celui pratiqué sur le marché intérieur, le gouvernement reste frileux. Et « trouve son compte dans la communauté régionale existante, la Cedeao, qui compte 15 pays et où son PIB représente la moitié », affirme Pierre Jacquemot.
La porte reste entr'ouverte
Pour l'instant réfractaire à la ZLEC, Abuja montre tout de même des signes d'ouverture avec la mise en place d'une commission chargée d'étudier les effets de la zone de libre-échange. Décidée par le président Muhammadu Buhari, elle a été mise en place pour permettre aux autorités d'y étudier point par point l'accord panafricain et d'en déterminer les conséquences pour le commerce nigérian. Cité dans l'étude, Mansur Ahmed, président de l'Association des manufactures du Nigeria et réputé hostile au projet, confirme : « Nous devons comprendre les coûts et les avantages afin de pouvoir prendre toutes les mesures nécessaires pour en atténuer les conséquences négatives. »
Au-delà des répercussions économiques qu'il pourrait subir, le Nigeria pense aussi politique. Muhammadu Buhari, réélu récemment, aurait tort de ne pas suivre les aspirations des hommes d'affaires de son pays, en majorité acquis au projet de la zone de libre-échange. « Tôt ou tard […], le Nigeria rejoindra les autres membres, pense le chercheur à l'Iris. Surtout si son agenda politique évolue et s'oriente vers une géopolitique continentale, avec l'ambition de représenter l'Afrique comme membre permanent au Conseil de sécurité. »