L’ILE AUX COCOTIERS PORTE TOUJOURS LE DEUIL
Bettenty-Cinq mois après le naufrage
Le 24 avril dernier, l’île de Bettenty a vécu un drame que les populations ne sont pas près d’oublier. Ce jour-là, 21 femmes trouvent la mort dans le chavirement de leur embarcation. Cinq mois après, la vie reprend petit à petit son cours à Bettenty, même si le souvenir de l’accident reste vivace dans les esprits.
Après une traversée d’une heure trente minutes à travers bolongs et bancs de sable, lapirogue partie de Missirah entame ses dernières foulées nautiques. Le ronronnement sourd du moteur se fait moins incommodant pour l’ouïe et laisse cours à un clapotis berceur.
L’île de Bettenty et ses rangées de cocotiers souples au vent apparaît au loin. Sur le quai ou bien ce qui en tient lieu, une trentaine de femmes s’apprêtent à embarquer pour aller chercher des produits halieutiques. Le drame qui s’est produit le 24 avril dernier et emporté une vingtaine des leurs n’a pas freiné l’ardeur de ces braves dames. Elles continuent à aller en mer. Question d’habitude, de culture.
Sur la berge, de tristes vaguelettes viennent s’échouer sur les monceaux d’ordures qui enlaidissent la plage. En cette heure de la journée de mardi mi-août, la marée est basse, la mer s’étant repliée de quelques mètres. Les crissements de nos pas sur le tapis de coquillage qui jonche le sol de l’île semblent faire écho à la triste clameur qu’avait soulevée l’annonce du chavirement de la barque qui avait causé la mort de 21 femmes. « Les cris et les pleurs faisaient l’effet d’un bourdonnement d’un essaim d’abeilles. Brusquement, toute l’île a basculé dans la détresse », se rappelle, yeux larmoyants, Bacary Mané, responsable de la radio communautaire.
Quatre mois après ce douloureux événement, le spectre de ces femmes continuent de planer sur ce village insulaire Niominka. Aucune d’elles n’avait plus de 40 ans. Elles étaient toutes dans la fleur de l’âge. Au cimetière de Sibito-Kandiandiaye, leurs sépultures, alignées au pied du mur de clôture, sont à l’écart des autres tombes. Par-dessus de chaque cénotaphe, un écriteau renseigne sur l’identité de la victime et de son quartier d’origine (Sibito, Madina, Kandiandiaye…).
L’endroit est devenu un sanctuaire dans l’île. Il est calme et suscite un certain respect des visiteurs. En dépassant une à une les tombes, Bacary Mané ne peut s’empêcher d’écraser une larme, tellement il était proche de ces « vaillantes femmes ».
« Certaines d’entre elles n’étaient même pas dans le besoin, mais elles allaient chercher du coquillage par amour, mais après l’accident, on a appris que certaines des victimes étaient enceintes », confie-t-il, la voix étreinte par l’émotion.
Souvenirs douloureux
Dans cette île paisible de Bettenty, bercée par la brise marine et les nombreux cocotiers qui ornent le rivage, cet accident est encore dans les esprits et la violence du choc a laissé des séquelles un peu partout.
Aminata Sarr et Bineta Diouf faisaient partie des femmes qui étaient à bord de la pirogue ce jour-là. Elles ont eu plus de chance que les autres en sortant indemnes de cet accident. C’est un peu avant 17 heures, au retour d’une journée de cueillette d’huitres et de coquillages que la pirogue bondée de passagères a chaviré, à quelques kilomètres de la côte. La surcharge de l’embarcation conjuguée au mauvais temps expliquerait l’accident.
« L’arrière de la pirogue a commencé à prendre l’eau et comme j’étais devant, je me suis agrippée d’une main à une corde et de l’autre main j’ai saisi un seau. Pendant ce temps, beaucoup parmi nous avaient lâché prise à cause du mauvais temps », confie Aminata qui n’est plus retournée en mer depuis. Si elle a pu se sauver, ce n’est pas le cas de sa belle-fille enceinte de six mois. Aujourd’hui, elle s’occupe du petit garçon que cette dernière a laissé derrière, son petit-fils. Aminata comme Bineta restent hantées par ce qu’elles ont vu ce jour-là. « Très souvent, je revois ces images défiler dans ma tête et j’entends encore les cris de certaines victimes dans l’eau », dit Bineta psychologiquement atteinte. Quant à Aminata, elle traine depuis lors une hypertension artérielle qui la cloue à la maison.
L’affliction se lit aussi sur le visage de Gnima Demba, la cinquantaine. Sa fille de 15 ans qui porte le même nom qu’elle, n’a pas survécu. Depuis la perte de cette fille qu’elle chérissait tant, la mère éplorée languit. La disparition de cette enfant « adorable », « travailleuse », « d’humeur taquine » et « appréciée de tous » l’a plongée dans un profond traumatisme.
Evoquer cet événement, c’est comme remuer un couteau dans une plaie qui, dit-elle, risque de ne pas se cicatriser de sitôt. Et ce n’est pas l’indemnisation qu’elle a reçue de l’Etat qui parviendra à lui faire oublier sa fille « adorée ». « Ma fille est irremplaçable dans mon cœur. Je l’aimais tellement. Elle m’obéissait et faisait tout pour moi. On m’a rapporté qu’elle m’appelait à l’aide quand elle se noyait. La vue de la mer m’est aujourd’hui insupportable», laisse-t-elle faiblement entendre entre deux gémissements avant d’éclater en sanglots sous son voile.
Forte corpulence, teint d’ébène, Chérif Daba Diouf est un monstre de la nature, mais psychologiquement et moralement, c’est un homme qui souffre dans sa chair. Sa femme a péri dans le naufrage lui laissant dans les bras huit enfants. Le timbre de sa voix grelotante témoigne encore de la souffrance qui le tenaille.
Avec le soutien moral de son grand-frère, il tente de refaire sa vie. Sa belle-famille lui a proposé de remplacer sa femme disparue par la petite-sœur de celle-ci comme cela se fait parfois en de pareilles circonstances. Chérif a accepté mais il sait que c’est encore trop tôt pour que sa douleur s’estompe.
En bons croyants, les habitants de Bettenty, île peuplée exclusivement de musulmans, se sont réfugiés dans la foi afin de surmonter cette épreuve. « On est des musulmans et en tant que tels, on s’en remet toujours à Allah quelle que soit la situation. Quand l’accident est arrivé, on a tous mis cela dans le compte de la volonté de Dieu.
On n’y pouvait absolument rien. Maintenant, cette mort subite de 21 personnes dont certaines étaient enceinte, c’est difficile à vivre », souligne El Hadj Boubacar Seydi, un des dignitaires de l’île et conseiller municipal à Toubacouta, commune dont dépend Bettenty. Le notable rappelle qu’en 1981, un accident du genre avait causé la mort de 16 personnes.
Large élan de solidarité
Dans cette localité où l’on dénombre une dizaine de mosquées voire plus, les notables ont su, très vite, jouer sur la fibre religieuse pour calmer les esprits. Il s’y ajoute le soutien et le réconfort moral venus de partout dans le pays. « Quand l’accident est arrivé, c’est tout le monde qui l’a ressenti à commencer par le président de la République. Même ceux qui n’ont jamais mis les pieds à Bettenty ont appelé pour présenter leurs condoléances », raconte El Hadj Boubacar Seydi qui a perdu sa fille dans le drame.
Des sociétés de la place, des Ong, des privés ont fait acheminer des vivres ou des dons en natures au profit de la population. Mais l’arrivée du chef de l’Etat aura fait le plus grand effet dans l’île. « Le président de la République a essuyé nos larmes et a réconforté les populations. Il a donné ici pas moins de 100 millions de Fcfa. Cet appui a eu un effet immédiat puisqu’il a contribué à relancer les activités économiques », explique Bacary Mané. Avant le président Macky Sall, beaucoup d’autres personnalités avaient rallié Bettenty pour apporter leur soutien. Notamment le ministre de la Pêche et de l’Economie maritime, le gouverneur de Fatick, les maires des communes environnantes et les chefs de village.
Bettenty qui a toujours souffert de son anonymat et de son manque de considération par rapport aux îles comme Djirnda, Dionewar, Bassoul est brusquement sous les feux de la rampe avec la survenue de cet accident mortel. Cet événement malheureux a été mis à profit par les populations de Bettenty pour dépoussiérer une vieille doléance à savoir l’érection de l’île en commune.
« Avec l’arrivée du président (Ndlr : Macky Sall) à Bettenty, cela nous a permis d’avancer sur ce dossier et lui-même il a donné des instructions à son gouvernement pour que cette doléance des populations soit mise en œuvre le plus rapidement possible. Bettenty est la seule localité des Îles du Saloum qui n’est pas commune», dit Bacary Mané, l’actuel gérant de la radio communautaire de Bettenty.
Bettenty change ses habitudes
C’est le premier geste à faire quand on embarque. Chaque passager doit obligatoirement prendre son gilet avant la traversée. Qu’il s’agisse des clients ou des conducteurs de la pirogue, tous s’y mettent. « C’est devenu automatique maintenant », confie un jeune conducteur de pirogue qui fait quotidiennement la traversée entre Bettenty et Missirah. Depuis que le drame est survenu, les populations accordent une grande attention au port de gilet, ce qui n’était pas le cas auparavant.
Les circonstances de l’accident et l’appel des autorités en faveur du port du gilet en sont pour beaucoup. « Non seulement le ministre de la Pêche nous a incités à faire du port du gilet une obligation, mais il nous a offert un bon lot », rappelle Nasirah Demba, une femme croisée à la plage de retour d’une journée de cueillette. Si le port du gilet incombe à toute personne qui va en mer, les populations ont aussi réduit drastiquement les activités festives. Une manière pour elles d’observer le deuil. « Aucun évènement à caractère festif n’est plus autorisé ici. C’est même banni jusqu’à nouvel ordre », confie Bakary Mané.
Lui-même en tant que gérant de la radio communautaire de Bettenty, s’est vu sévèrement tancé par quelques personnes quand, un jour, dans l’une de ses émissions, il a mis une musique qui semblait rompre le deuil en vigueur dans l’île. « Pour le moment, c’est le deuil qu’on observe pour un bon bout de temps, parce que nous revenons de loin et il faut encore du temps pour gérer cela », ajoute Bakary Mané.
La recherche de produits halieutiques, une question de culture
Situé à 140 km de Dakar sur la Petite côte, Bettenty a comme ressources principales les produits halieutiques. Ils sont exploités par les femmes. Du poisson aux arches en passant par les crevettes, les huitres entre autres produits de la mer, tout y est. A côté des arches, on trouve d’autres produits peu abondants comme les huitres (yokhoss), les murex (touffa) et la volute (yet). Cette activité apporte aux populations des revenus substantiels. Les arches collectées sont stockées soit à la plage, soit dans les concessions pour attendre la cuisson. Même si 90 % des femmes de Bettenty évoluent dans l’exploitation des arches, celle-ci n’est pas la seule activité de transformation.
En effet, 8 % d’entre elles s’activent dans le séchage et la commercialisation du poisson. Plus qu’une activité génératrice de revenus, la recherche et la cueillette de fruits de la mer est une culture chère à ces dames. De la recherche à la commercialisation de ces deux produits, c’est un véritable parcours du combattant. Il faut voir ces femmes, au coucher du soleil, toutes trempées, débarquer des pirogues portant de lourdes bassines sur la tête. Parfois, quand la marée est basse, elles sont obligées de descendre, les pieds dans l’eau, à deux cents voire trois cents mètres de la berge.
Une histoire pluri-centenaire
Ile la plus peuplée du Delta du Saloum, avec une population estimée entre 10 000 à 12 000 habitants, Bettenty est un village historique fondé par les guerriers mandingues et les marabouts du Gabou, il y a 800 ans. Sandi Ndew Cissé, l’ancêtre du village est originaire du Burkina Faso. Ses pérégrinations l’ont mené chez les sérères avant qu’il ne fonde Sokoto, un village disparu à cause de l’érosion. Bettenty naîtra de ses flancs. Seulement, l’affluence des musulmans va dominer le brassage entre Sérères et mandingues, puisque le Coran traduisait en mandingue.
Aujourd’hui, Bettenty reste cette île calme distante de 8 à 9 km du quai de pêche de Missirah. L’accès reste sa principale priorité puisqu’il faut tenir compte de la marée pour rallier la terre ferme. Il s’y ajoute que la plupart des pirogues qui font des rotations sont de fabrication artisanale, avec tous les risques qu’elles comportent pour les voyageurs. L’urgence pour ces insulaires est d’avoir des moyens de transport modernes et sûrs pour mener à bien leurs activités.
« Il est aussi important de procéder au dragage de l’embarcadère pour qu’on puisse entrer et sortir à tout moment de l’île », souhaite El Hadj Boubacar Seydi. En interne, Bettenty reste un village de pêcheurs où de retour de mer, les habitants passent la journée sous les arbres en taillant bavette. Près du rivage, d’autres prennent le temps de raccommoder leur filet de pêche, pendant que les femmes se tressent entre elles et les enfants hilares et insoucieux tapent au ballon sur le sol fin.
L’île reste confrontée, pour autant, à un sérieux problème de salubrité. Chaque jour, entre 18 h et 19 heures, quand la mer recule de près de 500 mètres du rivage, elle laisse derrière des tonnes de saletés de toutes sortes. De même, il n’existe aucun système de collecte des ordures.
« L’insalubrité est un véritable goulot d’étranglement dans l’île », reconnaît Bacary Mané. Pour endiguer ce phénomène, des murets sont en train d’être construits en bordure du rivage dans chaque quartier pour empêcher que les ménagères ne jettent les ordures sur la berge. Cette solution est de loin la meilleure pour les insulaires. Personne ne semble s’y conformer, même si des groupes de balayage sont organisés de temps à autre pour débarrasser l’île de ses ordures.
D’ailleurs, l’insalubrité constitue un facteur bloquant pour le développement du tourisme dans cette île. « Ça ne décolle pas ici et les touristes qui sont venus m’ont tous reproché le manque de propreté du site et cela nous handicape », avoue Bacary Mané. A l’heure actuelle, Bettenty est une île certes pas nantie, mais elle dispose petit à petit de certaines commodités telles que l’eau courante, une centrale solaire (même si la consommation d’électricité est rationnalisée entre 13 h à 1 h du matin), mais la connexion Internet par les réseaux téléphoniques y est très faible.
L’accident survenu le 12 avril dernier va contribuer à sortir cette île de son anonymat. La foi en bandoulière et optimistes en l’avenir, les gens ont repris les pirogues.