DES ACTEURS ECONOMIQUES ET DES UNIVERSITAIRES SE PRONONCENT
L’arrêté préfectoral fixant à Dakar des jours alternés d’ouverture des lieux de commerce, est loin d’être partagée par les principaux acteurs du secteur.

En pleine ralentissement de l’économie pour cause de crise sanitaire sans précédent, le président de la République, qui centralise actuellement tous les pouvoirs sous le couvert d’une loi d’habilitation, continue d’ordonner des mesures dont la plupart sont contestées par l’opinion publique. La dernière en date, à savoir l’arrêté préfectoral fixant à Dakar des jours alternés d’ouverture des lieux de commerce, est loin d’être partagée par les principaux acteurs du secteur.
Du marché Dior des Parcelles assainies en passant par celui de Sandaga au centre-ville jusqu’à la populeuse commune de Keur Massar, dans la lointaine banlieue, les commerçants manifestent leur désaccord face à la fermeture dite « alternative » des lieux de commerce. À Keur Massar, d’ailleurs, des marchands ont pris d’assaut la mairie pour réclamer des autorités l’annulation de l’arrêté portant réorganisation des jours d’ouverture des marchés. Il a fallu une intervention des forces de l’ordre pour disperser ces manifestants venus en masse exprimer leur désapprobation. visant une limitation des rassemblements publics dans les marchés, cet arrêté impose dispose que les commerces de produits alimentaires ouvrent les lundis, mercredis et vendredis. Pour les autres commerces et activités non alimentaires, les jours d’ouverture sont les mardis et les jeudis. Le samedi et le dimanche, tous les marchés devaient être fermés à des fins de nettoyage et de désinfection. (Ndlr, le président de la république a rapporté hier ces mesures prises par les préfets de Dakar, Pikine et Guédiawaye notamment). Prise dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus, ces mesures sont considérées par les commerçants comme un coup fatal infligé à l’économie informelle déjà dans le gouffre depuis l’apparition de la pandémie en cours.
ALLA DIENG, DIRECTEUR EXÉCUTIF UNACOIS YÉSSAL : «Nous avons été mis devant le fait accompli»
Très préoccupé par le mécontentement de ses camarades, Alla Dieng, le secrétaire exécutif de l’union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois) Yéssal, revient sur la discorde autour de l’application de cet arrêté préfectoral.
À l’en croire, il y a des incompréhensions quant à l’application de la mesure. « Il se trouve qu’au Sénégal, dans les marchés, les vendeurs d’excroissances sont mêlés aux vendeurs de produits de première nécessité comme le riz, la viande, le poisson et les légumes. Or, la journée du lundi est consacrée à ces derniers. C’est pourquoi quand les forces de l’ordre ont voulu arrêter toutes les activités commerciales ce jour, les commerçants ont refusé de fermer boutique » confie le patron de cette organisation professionnelle. Alla Dieng dénonce un manque de concertation avant la prise d’une telle décision qui, selon lui, va impacter négativement l’économie informelle. «Parce que les commerçants ont été pris au dépourvu. Nous avons été convoqués par le préfet de Dakar pour échanger sur la question relative à la fermeture alternative des lieux de commerce. Nous lui avons fait part de nos craintes face à la situation qui est déjà alarmante pour les commerçants. Mais au fond, cette décision était prise en amont étant donné que, par la loi d’habilitation, l’exécutif a libre cours de prendre des décisions sans consultation. Donc, nous avons été mis devant le fait accompli. » déplore le directeur exécutif de l’Unacois Yéssal.
Sur le plan d’appui aux entreprises impactées par les effets de la crise sanitaire, m. Dieng fustige également le caractère contraignant de certains critères de sélection. selon lui, l’économie informelle n’est pas prise en compte dans la ligne de crédit de 200 milliards de francs attribuée par les autorités, en collaboration avec les établissements financiers et banquiers de la place. « J’ai vite attiré l’attention du ministre là-dessus. Car, dans le document qui nous a été remis, il est mentionné des entreprises qui ont un chiffre d’affaires compris entre 100 et moins 100 millions jusqu’à 1 milliards de F CFA. Ce qui va constituer un large bassin mais malheureusement, il y a d’autres critères qui vont écarter beaucoup d’entreprises dans la mesure où on impose la création d’au moins 5 emplois, et des états financiers des trois dernières années. Ce qui risque d’éliminer beaucoup d’entreprises déjà au bord de la faillite » estime Alla Dieng. Le patron de l’Unacois « Yeesal » salue tout de même les efforts consentis par le chef de l’état dans la mise en place du Plan de résilience économique et sociale (Pres).
MOR TALLA KANE (DIRECTEUR EXÉCUTIF DE LA CNES) «La dette intérieure n’a toujours pas été payée»
D’après Mor Talla Kane, directeur exécutif de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), le pays fait face à une crise exceptionnelle qui demande une lecture plus large de la situation. « Dans le passé, nous avons eu des crises qui n’avaient qu’une dimension économique mais avec cette pandémie de la covid19, le secteur sanitaire est touché au cœur et même le secteur social n’a pas été épargné. Donc actuellement, c’est une question de vie ou de mort et les intérêts partisans ne doivent pas prévaloir sur la santé publique même s’il est aussi normal de prêter attention aux populations qui peinent à joindre les deux bouts à cause du ralentissement économique » a t- il fait remarquer d’emblée avant de se pencher sur la question des entreprises nationales. Passant en revue certaines mesures prise par l’etat pour accompagner les employeurs, m. Kane salue l’enveloppe de 200 milliards promise aux entreprises et qui fait l’objet de discussions actuellement, les baisses et exonérations fiscales au profit des entreprises.
Toutefois, le directeur exécutif de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal regrette les lenteurs notées dans le paiement de la dette que l’etat doit aux entreprises du privé. « La dette intérieure n’a pas encore été payée. Or, ce paiement aurait soulagé beaucoup d’entreprises du privé dont la plupart est actuellement à genoux à cause de l’impact de la pandémie sur l’économie du pays. L’autre souci des entreprises est le mécanisme de financement qui vient d’être mis en place avec les 200 milliards. Nous avons des soucis par rapport à la mise en œuvre de ses dispositions parce que l’ordonnance du chef de l’Etat a consisté à obliger les entreprises à payer dans le cadre des chômages techniques 70 % des salaires. Or, pour pouvoir appliquer une telle mesure, il faut impérativement réaliser un chiffre d’affaires. Tandis que ces entreprises peinent même à faire du bénéfice » s’est plaint Mor Talla Kane.
L’ECONOMIE INFORMELLE, UN CAS CLINIQUE
Economistes chevronnés, les professeurs Ahmadou Aly Mbaye et Cheikh Ahmed Bamba Diagne, directeur scientifique du laboratoire de recherche économique et monétaire se sont penchés en duo sur l’économie informelle touchée de plein fouet par la crise sanitaire. Pour ces deux experts, « étant donné la difficulté d’interdire les activités informelles sur l’étendue du territoire national, du fait de leur caractère tentaculaire, il semble plus judicieux d’encourager une reprise progressive de certaines de ses activités. Des campagnes bien ciblées pour une stricte observation des gestes barrières devraient accompagner cette mesure. » se fondant sur le fait que dans les pays pauvres comme le nôtre, la majorité vit au jour le jour, ces économistes estiment que le maitre-mot devrait être l’efficacité de l’encadrement gouvernemental, qui se ferait en usant de la carotte et du bâton. « Par exemple, les dispositions prises concernant le transport intra-urbain au Sénégal consistant à autoriser certains transports publics à opérer en respectant certains gestes barrières, comme le port des masques et la limitation du nombre de passagers autorisés sont pertinents et pourraient être renforcés et répliqués dans d’autres secteurs.
Le seul bémol est que l’appui de l’Etat devrait être ressenti par les acteurs qui respectent les règles pour combler ne serait-ce que partiellement le manque à gagner qu’ils ont subi » peut-on lire dans une étude que Aly Mbaye et Cheikh Bamba Diagne ont consacrée à la situation de l’économie informelle en Afrique de l’ouest. Les deux universitaires jugent en effet que la réouverture des activités économiques est d’autant plus souhaitable que les fonds de solidarité mis en place par les états pour soutenir les ménages pauvres sont insuffisants. « Ces fonds ne suffiront pas pour couvrir tous les ménages pauvres de nos pays, surtout si la pandémie devait encore durer.
En autorisant le développement de certaines activités informelles, l’Etat permettrait en même temps aux acteurs concernés de pouvoir subvenir au moins partiellement à leurs besoins et de réduire leur dépendance envers l’assistance publique », soutiennent avec beaucoup de pertinence ces deux brillants économistes.