DES PRODUCTEURS DE POMME DE TERRE DANS LE DÉSARROI
KAYAR
Les producteurs de la pomme de terre locale à Kayar traversent d'énormes difficultés pour écouler leurs produits. Confrontés à la concurrence de la pomme de terre importée, à l’absence de chambres froides, d'aires de stockage et d'acheteurs, ils sont obligés de brader leurs récoltes. Ce qui pose à nouveau le problème de l'écoulement de la production locale. En effet, l'entreposage et la commercialisation constituent le maillon faible du système de production agricole au Sénégal. Un détour dans le village de Kayar, érigé en commune depuis 2002, a permis de constater l'impuissance des producteurs face au début de pourrissement de leurs récoltes de pomme de terre. Toutefois, pour l'Agence de régulation des marchés, l'importation de la pomme de terre a été interdite depuis le 20 mars dernier.
Destination Kayar ! Il est 12 heures passées de quelques minutes dans cette petite ville côtière, située dans la région de Thiès, à 58 kilomètres au nord de Dakar, plus précisément sur la Grande Côte. Très réputée pour ses performances dans la pêche, Kayar se distingue aussi par ses prouesses dans l'agriculture. Les populations tirent leur substance de vie de ces deux secteurs d'activité.
A l'entrée de la commune, la mer offre une belle vue. Flotte dans l'air une odeur de poisson. Les différentes usines alignées sur le long de la route renseignent sur les activités dominantes de la ville, du reste très animée. A la gare routière, taxis, cars et autres moyens de transport y sont stationnés, attendant les clients en partance pour Bayakh ou Gorom, deux villages situés à quelques kilomètres de Kayar.
Dans cette zone, les charrettes imposent leur loi. Elles constituent l'unique moyen de transport. Pour se rendre dans les champs un peu éloignés de la ville, il faut débourser entre 2000 et 5000 F CFA. Tout dépend de la durée du trajet et du temps à mettre. Il faut passer par des chemins serpentins, remplis de sable, de gravas, d'immondices pour accéder aux champs où se cultive la pomme de terre.
Une filière très prisée dans cette localité, mais une partie de la récolte pourrit entre les mains des producteurs faute de magasins de stockage et d'acheteurs, du fait de la présence sur le marché de la pomme de terre importée. Dans un champ qui s’étend sur des hectares, la dame Djeumb Kâ et ses cultivateurs sont en train de remplir des sacs de pommes de terre.
Les uns font le tri de celles en voie de pourrissement, les autres remplissent les sacs. C'est un travail de chaîne qui se fait dans ce lieu champêtre. Le stock de pommes de terre est visible, même de loin. Mais cette corvée n'a pas trop de sens aux yeux des producteurs, car leur récolte est en train de pourrir.
Des récoltes qui pourrissent, des producteurs impuissants
Vêtue d'une tunique multicolore, foulard à la tête, Djeumb administre bien le champ de son mari. De l'avis de cette quadragénaire, la pomme de terre est écoulée dans cette localité à des prix insignifiants.
“Le gros de la récolte est en train de pourrir ici parce que nous n'avons pas de chambres froides ni de magasins de stockage. En plus de cela, on ne voit pas de clients parce qu'il y a la pomme de terre importée sur le marché. Nous sommes obligés de vendre à n'importe quel prix notre produit”, explique Mme Kâ.
Pour elle, les charges liées à la culture de la pomme de terre sont énormes.
“Nous achetons les semences et l'engrais à un prix fort, et pour l'arrosage des plants, nous utilisons des machines à diesel Bref, nous dépensons énormément d'argent pour ne rien gagner. Nos autorités chantent partout le consommer local et paradoxalement, on importe de la pomme de terre. Ce qui constitue un frein pour la production locale. Je pense que dans ce pays, on ne veut pas que les gens gagnent leur vie à la sueur de leur front. C'est injuste”, peste-t-elle, les yeux fixés sur son hangar.
Elle et ses camarades producteurs se disent donc laissés à leur propre sort. Ils ne comprennent pas 'le manque de soutien de l’État à leur égard'. Et pourtant, rappelle Djeumb Ka, “le président de la République ne cesse de demander aux gens de travailler, alors qu'on n'arrive même pas à appuyer les producteurs dans l’écoulement de leurs produits.
L'absence de chambres froides, le goulot d’étranglement
Du fait de l'absence de chambres de stockage, la pomme de terre exposée au soleil finit par pourrir. “Si l’État ne veut pas arrêter l'importation de la pomme de terre, il n'a qu'à nous construire des chambres froides où nous pourrons stocker nos produits”, préconise Mme Kâ.
A quelques mètres des terrains agricoles de Djeumb, Abdou Ndiaye désherbe son champ de pomme de terre. Chapeau sur la tête pour se protéger des rayons du soleil, ce retraité du Port autonome de Dakar a investi ce créneau. Mais y trouvera t-il son compte ? C'est la question qui taraude son esprit, car il n'a encore rien écoulé.
Pour sauver sa récolte du soleil, il est obligé de la couvrir avec de l'herbe. “Vous voyez ce stock!” (il pointe du doigt un tas de pommes de terre). “Il a fait ici 25 jours. Je ne peux pas remplir les sacs parce qu'il n'y a plus de place au hangar”, se désole M. Ndiaye, pour qui la seule solution est de trouver des chambres de stockage.
Car, poursuit-il ,”on ne peut pas, après moult efforts, regarder notre production pourrir. C'est injuste. La pomme de terre n'est pas comme le mil, le riz ou l'oignon. Elle n'aime pas le soleil. Dès que les rayons du soleil apparaissent, elle change de couleur et devient verdâtre. Deux jours après, elle commence à pourrir. Nous n'avons pas récolté toute notre production de peur que cela se gâte. Il faut que le gouvernement nous soutienne”.
Toute la production n'est pas récoltée
Le décor des hangars est le même partout dans les champs. Comme Abdou Ndiaye, beaucoup de producteurs n'ont pas voulu récolter toute la pomme de terre. De peur qu'elle pourrisse entre leurs mains.
“C'est une perte énorme. J'ai 5 moteurs pour l'arrosage de mes 5 hectares de champs de pommes de terre. Et chaque jour, les moteurs consomment 35 litres de diesel Et cela pendant 3 mois 15 jours, la durée de l’arrosage. Nous sommes obligés de faire des prêts à la banque pour nous en sortir”, explique, l'air résigné, Abdou Ndiaye.
De l'autre côté des plantations, Babacar Diagne déterre sa pomme de terre. Les yeux rougis par la fatigue, les paupières poussiéreux, le regard perçant, ce trentenaire produit de la pomme de terre depuis plus de deux ans. A l'en croire, c'est la seule année où la pomme de terre a vu son prix dévalué.
“L'année dernière, à pareil moment, beaucoup d'entre nous avaient déjà tout vendu, parce que le gouvernement avait arrêté les importations. Mais ce n'est pas le cas pour cette année. Nos sacs sont stockés au marché. On ne voit pas d'acheteur”, déplore M. Diagne. En attendant que l’État leur vienne en aide, lui et ses camarades producteurs sont obligés de brader leurs récoltes de pomme de terre à vil prix.
Le kilogramme cédé à 175 f cfa : l’État pointé du doigt
La présence de la pomme de terre importée sur le marché contraint les producteurs de Kayar à brader le prix du kilogramme de la pomme de terre locale à 175 francs, évitant ainsi une détérioration accentuée de leur récolte. Tous pointent un doigt accusateur sur l’État.
À Kayar et dans les villages environnants, le kilogramme de pomme de terre est cédé à 175 francs FCFA. Un prix qui n'arrange nullement les producteurs. Selon ces derniers, la présence sur le marché de la pomme de terre importée est en partie responsable de cette baisse du prix.
“175francs le kilogramme, cela signifie que nous sommes en train de brader notre production de pomme de terre. Alors que nous produisons de la qualité. Mais nous n'avons pas le choix vu le nombre de sacs qui se gâtent par jour”, se lamente le producteur Saliou Ngom. Poursuivant son propos, il énumère les efforts consentis pour écouler leur production.
“Nous achetons les sacs d'emballage. Sans compter les 200 FCFA par sac que nous payions aux charretiers qui acheminent la pomme de terre jusqu'au marché de dépôt. La distance est très longue et les voitures ne peuvent pas accéder ici. Nous sommes obligés de vendre à perte”, explique M. Ngom.
Pour ce quinquagénaire, le gouvernement crée une véritable “injustice” et une “discrimination” à l'endroit des producteurs. “La production de pomme de terre est notre gagne-pain. Un kilogramme de pomme de terre à 175 F c'est vraiment une insulte pour nous. Les nombreuses tentatives d'émigration clandestine des jeunes de Kayar trouvent leur origine dans ce manque de considération”, se désole Saliou Ngom.
Embouchant la même trompette, Abdou Ndiaye ne trouve pas les mots pour expliquer sa détresse. Selon lui, ce prix est vraiment négligeable. “175 francs le kilogramme, c'est une perte énorme pour nous. Nous fournissons du travail aux jeunes de nos villages et l’État ne nous aide vraiment pas. Pire il (l’État) continue d'autoriser l'importation de la pomme de terre. Ce qui nous porte un grand préjudice”, soutient-il.
Pour lui, l’État doit impérativement arrêter l'importation de la pomme de terre comme il l'a fait avec l'oignon. “On ne peut pas comprendre que l'on bloque l’importation de l'oignon et qu'on refuse de faire la même chose pour la pomme de terre. Nous sommes en train de perdre notre récolte et le seul coupable, c'est l’État. Ils ne font que de beaux discours qu'ils n'appliquent pas”, fustige-t-il.
Insécurité dans la zone : À la merci des malfaiteurs
La détérioration de la pomme de terre n'est pas le seul problème auquel sont confrontés les producteurs locaux de Kayar.
Au de-là de l'absence de chambres froides et de la concurrence “injuste” de la pomme de terre importée, les producteurs sont parfois victimes de vol. Des champs où se cultive la pomme de terre au marché de dépôt des récoltes, les cas de vol sont légion.
Des malfaiteurs rodent souvent dans les champs pour soutirer un à deux sacs aux producteurs. Mais ces derniers ne se laissent pas faire. Ainsi, ils s'organisent en comité de défense pour veiller sur leur récolte.
“Nous passons la journée à déterrer la pomme de terre et remplir les sacs, la nuit, nous devenons des gardiens. On surveille la récolte parce qu'il y a eu trop de cas de vol. Non seulement nous ne vendons pas, mais si on nous vole en plus, ça devient infernal”, soutient Abdou Ndiaye qui s'empresse d'ajouter : “parfois, Il nous arrive de nous armer d'arcs et de flèches pour faire face à l'assaut des voleurs téméraires”.
Les mêmes mesures de sécurité sont de mise au niveau du marché. Là, les producteurs sont obligés de payer des gardiens pour surveiller les sacs de pommes de terre. “Il n' y a aucune sécurité au marché. Nous vivons dans la psychose de voir notre production dérobée et l’État ne donne pas l'impression de nous aider”, déplore Mme Mbaye.
Amadou Abdoul Sy (Directeur Général de l’ARM)
“Nous avons interdit l'importation depuis le 20 mars”
Le directeur de l'Agence de régulation des marchés (ARM), Amadou Abdoul Sy, a indiqué que l'importation de la pomme de terre a été interdite depuis le 20 mars dernier afin de soutenir la production locale. Mais cela, pour une période de 2 mois 10 jours, c'est-à-dire jusqu'au 31 mai.
“Nous avons interdit l'importation de la pomme de terre depuis le 20 mars. Les producteurs de Kayar sont au courant parce qu'ils étaient à la réunion tenue à l'ARM convoquée par l’inter-profession de la pomme de terre à Mboro. On a fixé le prix hors taxe à 200 francs, on avait même demandé que les producteurs utilisent le centre de stockage de Sangalkam qui est gérée par une seule association de producteurs”, indique-t-il.
A l'en croire, ces producteurs de Kayar font du bruit alors qu'ils sont en train de vendre. S'agissant de l'absence des chambres froides, le directeur de l'ARM a souligné que pour la pomme de terre, le Sénégal avait un très bon niveau dans les années passées.
Mais, “il y a eu une maladie appelée lacrym qui a fait des ravages. L’année dernière, on était entre 12 000 et 14 000 tonnes de production sur une consommation de 75 000 tonnes. Cette année, on est passée à 29 000 tonnes”.
Toujours, selon le directeur de l'ARM, la construction des infrastructures de stockage étaient plutôt orientée vers l'oignon du fait de la chute de la production de pomme de terre. Nous sommes en train de construire des magasins de stockage pour la carotte et nous ferons de même pour la pomme de terre. Mais il faut aussi que les producteurs s'organisent. Sur une production de 30 000 tonnes, si on met 2 francs par kilogramme, ça fait un budget de 60 millions”, a révélé M. Sy.
Ousmane Sy Ndiaye (UNACOIS)
“L’absence de chambres froides, un problème global de notre système de production”
L’absence de chambres froides pour le stockage de la pomme de terre, fortement décriée par les producteurs de Kayar, est un problème majeur du système de production sénégalais. Du moins, selon Ousmane Sy Ndiaye de l'Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois).
Selon lui, ceci constitue une grosse problématique qui n'est pas seulement spécifique à la filière pomme de terre.
“C'est un problème global de notre système de production. C'est le maillon le plus faible du système de production agricole au niveau du Sénégal. Tant qu'on aura pas résolu le problème du stockage, de l’entreposage des produits périssables et non périssables, on sera toujours face à des problèmes”, a soutenu M. Sy Ndiaye.
Pour lui, le bon stockage, c'est la bonne conservation des produits dans des endroits indiqués où le produit est sûr de ne pas pourrir.
Cependant, dit-il, le stockage des produits doit obéir à des normes spécifiques. C'est des questions d'investissement sur lesquelles l’état doit appuyer les producteurs. “Si nous voulons relever le défis de la production alimentaire, il nous faut moderniser notre système de production et de commercialisation”.
Concernant le blocage de l'importation de la pomme de terre, Ousmane Sy Ndiaye a souligné que les producteurs n'ont pas expressément exprimé à l'Unacois le besoin d'organiser un système de régulation pour le marché de la pomme de terre au Sénégal.
Car, selon lui, quand on produit, on le fait pour un marché et les producteurs devraient, en mettant leurs semences sous terre, savoir quels sont les besoins du marché.
“Leur rôle ce n'est pas de vendre, mais de produire pour un marché. Si vous avez un stock de produits disponibles, que les commerçants ignorent, sa commercialisation ne sera pas assurée ni organisée”, déclare-t-il avant d'ajouter qu'il y a un vrai problème de culture commerciale chez les producteurs. Il faut que l'on retourne à l’orthodoxie parce qu'il ne peuvent pas tous tout faire. Il faut qu'on segmente les métiers, les rôles, les responsabilités”.
Pour finir, Ousmane Sy Ndiaye rappelle qu'une économie est basée sur une organisation sectorielle de la production. S'il n' y a pas d'organisation, c'est l'anarchie. “Alors c'est une compétition inutile qui s'installe en lieu et place d'un partenariat naturel qui devait s'installer entre commerçants et producteurs”.