ENTRE SURCAPACITÉ ET BAISSE DU PRIX DU CIMENT
SOCOCIM, CDS ET DANGOTE

En mai 2014, devant le Conseil économique et social, la Sococim faisait encore valoir la lancinante question de la surcapacité qui menacerait le marché du ciment, la production cumulée avec celle des Ciments du Sahel atteignant 6 millions de tonnes pour une demande totale de 2,5 millions de tonnes. Arrive l’usine Dangote du Nigérian Aliko Dangote établie à Pout (en réalité dans la communauté rurale de Keur Moussa), et dont les turbines ont redémarré avec fracas à la stupéfaction des riverains dans l’expectative des emplois promis. Ce qui avait été appelé «guerre du ciment» (le Soleil reprenant l’Afp*), entre dans un épisode crucial avec d’angoissantes questions liées aux retombées sociales de nos choix économiques et à l’impact sur les prix du ciment, à l’heure où le Sénégal est un vaste chantier, avec notamment 40 000 logements attendus à Diamniadio.
Quand le milliardaire Nigérian Aliko Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique selon le magazine Forbes, a annoncé l’implantation d’une cimenterie à Pout, avec un investissement de 300 milliards de FCFA à réaliser et la promesse mirobolante de créer jusqu’à 4500 emplois, il a été accueilli à bras ouverts tant par les autorités que par les populations, à l’issue du règlement à l’amiable du différend qui l’avait opposé aux héritiers de Serigne Saliou Mbacké.
Et en dépit des appréhensions légitimes des agriculteurs et éleveurs tributaires des mêmes terres de la forêt classée de Keur-Moussa-Thiès, comme le chef du village contigu de Galane qui a déploré cette situation, un dirigeant associatif local interrogé par la presse reconnaissait que le projet de Dangote a plutôt été bien accueilli par les populations.
Selon B. Thiongane, Galane et les villages alentours n’ayant ni eau ni électricité, le nouveau-venu promettait en effet de les en doter, en même temps que des retombées en termes d’emplois pour les jeunes. A la veille du démarrage, la situation demeure pourtant inchangée, en dépit des premiers frémissements avec environ 300 emplois journaliers lors de la construction qui dure depuis 2010. «D’ici 90 jours l’usine va ouvrir et créer 4000 emplois», avait déclaré en avril au magazine «Financial Afrik» le directeur général de Dangote au Sénégal, Aramine Mbacké.
Toujours rien 100 jours plus tard en juin, sauf des essais marqués par de fortes nuisances sonores qui justifient notre descente sur le terrain. Proche de la communication de Dangote, Elhadji Kâne se veut formel : «les habitants des localités alentours seront prioritaires ; tous les directeurs ont été instruits dans ce sens», dit-il au téléphone. Avant d’aborder la question des nuisances. «Le bruit que les populations ont entendu est dû aux dégâts causés par l’arrêt des machines qui a duré près d’un an, mais ne provient pas de l’usine qui répond aux normes environnementales. Vous verrez», lance notre interlocuteur.
Il explique que les ingénieurs étrangers qui étaient tous retournés chez eux en attendant le règlement du différend (un problème foncier avec les héritiers du défunt Serigne Saliou Mbacké – ndlr), commencent à revenir pour le démarrage. Sans pour autant donner de date. En attendant, la première des deux centrales électriques étant déjà en marche, il reste des réglages à effectuer avec le retour de tous les Indiens et Chinois qu’on apercevait auparavant vaquant à leurs affaires entre Pout, Keur Moussa, Djender et les villages satellites. Selon M. Kane, même les quelque vingt journaliers et chauffeurs présents sur le site sont originaires de la zone. «C’est mon combat de tous les jours», dit-il.
Dangote et ses promesses mirobolantes
Lors de notre passage à Ndiakhate durant le week-end, le village situé à environ 4 kms de l’usine baignait dans la torpeur des journées caniculaires du début de l’hivernage. Tous les bras valides étaient soit aux champs, soit sur les chantiers de construction, les seuls qui recrutent pour des journées payées entre 2500 et 3500 FCFA. La concession du chef de village signalée par un drapeau en lambeaux est située au centre, à quelques mètres du dernier poteau électrique, alors que des constructions plus récentes s’étendent vers l’intérieur des terres.
«Il faut un poteau supplémentaire pour les raccorder, lance Ousmane Ciss. «La Senelec dit que c’est la Communauté rurale qui doit l’installer ou nous-mêmes à nos frais», informe-t-il, avant de nous plonger sur les dangers liés à l’obscurité. «Non, Dangote n’a encore recruté personne dans ce village. Momar Ciss -le président de communauté rurale- nous dit qu’il faut attendre le démarrage de l’usine», conclut-il, avant de préciser qu’il y a presque tous les corps de métiers sur place : maçons, soudeurs, tôliers, chauffeurs, etc. Ils ont mal vécu les fortes nuisances sonores dues aux essais de Dangote. «Mais le bruit est devenu progressivement moins dérangeant», ajoute notre interlocuteur.
«Ndiakhate n’a ni école, ni de poste de santé. Alors vous comprenez le danger qui guette nos enfants, obligés de prendre la piste que vous avez empruntée», lance-t-il avec dans le regard l’espoir que nous porterons l’information à qui de droit. Pour l’eau potable, les habitants de la trentaine de concessions gravitent encore autour d’une borne-fontaine. On y vit de l’agriculture traditionnelle comme dans tous les villages environnants comme Seune, Galane, Keur Matar et au-delà, jusqu’à Keur Moussa et Djender. Ils attendent donc les semences et l’engrais promis pour la saison. Puis c’est un poignant plaidoyer en faveur des femmes qui sont réduites à la seule activité lucrative de Pout et environs : la revente des fruits. «Qui ne leur rapporte rien que des dettes», commente Ousmane Ciss. Pour ce qui est des bourses de sécurité familiales, le recensement a été fait et envoyé depuis avril-mai. «Autrement, on attend !», dit-il, presque fataliste.
Quand la concurrence fait double jeu
«La Gazette» avait effectivement relaté la position du Président de la Communauté rurale de Keur Moussa, M. Momar Ciss, qui souhaite simplement que pour toute compétence disponible dans la zone, Dangote privilégie la main-d’œuvre locale. Même son de cloche du côté de la municipalité de Pout, où une descente à Keur Seydou ne nous a pas permis de rencontrer le chef de ce quartier à la lisière vers les terres de Dangote. Chez Ibrahima Sakho, lui aussi parti aux champs, on a été secoué par le bruit des turbines. Mais le plus étrange, c’est que les femmes trouvées sur place n’ont pratiquement aucune information sur Dangote.
Elles nous demanderont de leur servir de relais pour l’emploi des jeunes chômeurs. Ceci au moment où les rares ouvriers ayant bénéficié, au départ, des constructions, sont retournés à leurs anciennes activités, voire à l’oisiveté. Abdou Sow (nom d’emprunt), qui habite un quartier proche de la RN1, avait eu la chance de figurer parmi les premiers journaliers recrutés il y a deux ans.
Des syndicalistes nous avaient contactés à l’époque pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme un travail de forçat. Sans succès, puisque selon plusieurs témoignages, gagner environ 100 000 FCFA par mois était une véritable aubaine. Ils s’en sont rendu compte après la compression opérée lors du dernier arrêt. «Ils nous ont simplement expliqué qu’ils manquaient de matériel», dit ce père de famille venu s’enquérir d’une éventuelle reprise lorsqu’il a entendu les turbines démarrer dans un grand tintamarre.
Abdou Sow s’est finalement replié pour aller pointer dans des postes moins bien payés vers Sébikhotane. Même son de cloche du côté de Doudou Ba (autre nom d’emprunt), un artisan qui avait abandonné son atelier au profit d’un recrutement prometteur. Déflaté par l’employeur qui leur a demandé d’attendre le démarrage, il est revenu dans ses pénates. Tous espèrent que l’ouverture est pour bientôt et que la zone deviendra alors un Eldorado, notamment pour les autochtones ; sans compter les retombées en soutien aux écoles et postes de santé, voire aux activités des femmes.
Sococim, l’aînée préoccupée
Au départ, il y avait Sococim Industries, société créée en 1948 et qui a été privatisée en 1993. L’entreprise est ainsi passée (à la demande des populations et travailleurs), pour 10 milliards FCFA, aux mains de feu Pierre Crémieux choisi par l’Etat du Sénégal alors qu’il était «moins disant», selon une enquête du «Témoin»*2. Cinq ans plus tard, en 1999, celui-ci revendait les mêmes actions à 100 milliards à Vicat en 1999. Depuis lors, beaucoup d’eau a coulé sous les fours au nombre de cinq à partir de 2009, produisant plus de 3 millions de tonnes de ciment, plus que la demande intérieure, alors que le proche marché de la sous-région est quasiment saturé.
Récemment en 2013, profitant d’une visite du patron du groupe Merceron Vicat, le conseiller municipal de Rufisque, Ousmane François Goudia Guèye, a envoyé une contribution à la presse*3 pour exposer les attentes non satisfaites des populations. Reconnaissant que «partout où elle s’est installée, la firme française Vicat fait bénéficier aux collectivités hôtes dès avantages de proximité en termes d’emplois, de marchés aux entreprises locales et d’investissements sociaux», il s’étonne de l’exception vécue dans sa localité. Reprochant à l’entreprise de ne verser en outre que 1,2 milliard CFA à la ville de Rufisque (conf. Encadré sur la responsabilité sociétale).
Ciments du Sahel et la pseudo-concurrence
Il faut dire que la Sococim exerçait depuis l’indépendance un monopole sur le ciment au Sénégal. «Elle imposait donc ses prix (…) et avec le boom immobilier de la fin des années 90, l’offre n’arrivait plus à satisfaire la forte demande», lit-on dans le même article. Les multiples pénuries se traduisaient par une spéculation sur le prix du ciment, jusqu’à l’arrivée en 2002 des Ciments du sahel (CDS). Les premières retombées attendues d’une nouvelle usine, c’est de rendre plus accessible le produit de sa spécialisation et de faire baisser les prix par le jeu de la concurrence.
Dans le cas d’espèce, c’est également le premier point de discorde, puisque toute la littérature disponible montre qu’il n’y a guère eu de baisse notable du prix du ciment qui continue d’osciller autour de 3000 CFA le sac de 50 kg, (contre 5000 CFA au moins, en Afrique centrale). Une cherté que rien ne peut expliquer, selon l’enquête susmentionnée, «puisque l’essentiel des matières premières nécessaires à la fabrication du ciment, à savoir le calcaire et l’argile, est extrait des carrières bordant ces unités industrielles».
Au moment où Sococim ne cesse de fustiger la surcapacité, on note par ailleurs plusieurs options paradoxales de l’investisseur libano-sénégalais, M. Latfallah Layousse qui ayant bénéficié du soutien de l’AFD, de la Coopération allemande, de la BOAD et de la SGBS, avait aussitôt aligné CDS sur les mêmes prix, avant de se redéployer rapidement hors du pays.
l s’était fixé un double objectif : d’abord satisfaire la demande au niveau national, permettre aux Sénégalais d’acquérir la tonne de ciment à un prix raisonnable et ensuite reconquérir le marché africain. D’ailleurs, après avoir inauguré en 2011 une extension portant sa capacité à 3,2 millions de tonnes, il annonçait l’ouverture d’une autre cimenterie au Bénin. D’une capacité de production de 2,5 millions de tonnes, celle-ci devait alimenter le marché local, mais aussi la sous-région, en particulier…. le Nigeria (!?).
Une politique singulière, au moment où Sococim déclare poursuivre sa modernisation et se pose des questions non dénuées de sens sur les vraies raisons de la présence de Dangote. Au point de déposer «une demande d’arbitrage devant la Cour commune de justice et d’arbitrage (Ccja) d’Abidjan pour distorsion de concurrence (LC nº672)*4. Selon Youga Sow, le DG de Sococim, « A l’horizon 2015, tous ces pays vont être sur-capacitaires».*5, dit celui-ci qui explique que le Sénégal a déjà les prix les plus bas de la sous-région et que Sococim ne peut pas franchir les barrières à l’entrée du Nigeria qui, de plus, connaît souvent des pénuries de ciment malgré les 5 cimenteries de Dangote. «Pourquoi les gens vendraient-ils le ciment moins cher chez nous alors que chez eux la tonne est à 240 dollars ? -contre 230 au Sénégal-ndlr», s’interroge M. Sow.
Un boum immobilier : 40 000 logements à Diamniadio
N’est-il pas plus logique de penser que « la demande de ciment en Afrique ne cesse de croître et n’est aujourd’hui pas satisfaite ? D’où la politique de CDS qui, exportant déjà 52% de la production de Kirène, envisagerait d’autres implantations, notamment au Tchad, en Angola, et en Guinée Conakry ? (Seneweb). L’espoir d’une baisse du prix du ciment, repose pourtant sur l’arrivée des premiers sacs des machines de Dangote, qui annonce une production annuelle de près de 4 millions de tonnes.
D’autant, qu’au niveau des autorités, les réponses sont claires. On reprochait à Dangote des choses peu orthodoxes. La plupart de ces questions de procédures auraient été régularisées. C’est notamment le cas de l’étude d’impact environnemental, le président Macky Sall ayant lui-même dit en substance «que force reste à la loi et aux juridictions sénégalaises». Il n’est pas irréaliste de croire, dès lors, que le prix du ciment de Pout sera une aubaine pour les consommateurs, à commencer par les promoteurs chargés de réaliser les 40 000 logements sociaux prévus à Diamniadio et des autres pôles urbains. Un boum immobilier en perspective.
RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE
A qui mieux dira
Les choix miniers et industriels ayant des retombées pas toujours heureuses sur le voisinage immédiat, seuls les avantages socioéconomiques peuvent compenser les désagréments causés par leurs activités. Au Sénégal, les cas de la Compagnie sucrière sénégalaise, qui a transformé Richard-Toll en troisième ou quatrième ville du pays ; et de la Sonacos (ex-Seib, actuel Suneor) de Diourbel, qui avait été le principal pourvoyeur d’emplois de toute une région à l’époque des grandes traites arachidières, illustrent amplement ce qui peut être attendu des entreprises établies sur les terres rurales en particulier.
C’est dans cette logique de responsabilité sociale que s’inscrit la Sococim qui est souvent critiquée pour n’avoir guère respecté ses engagements du départ, relativement à la mise en place d’une fondation et à l’octroi de 2% du capital aux populations de Rufisque et Bargny. En vérité, l’entreprise fait beaucoup, même si les riverains en attendent davantage. A juste titre sans doute, puisque de telles compagnies exploitent généralement le bien public (sols, sous-sols, minerais, ressources végétales) pour une contrepartie financière sans commune mesure avec leurs bénéfices mirobolants.
A Rufisque, on retiendra que Sococim a reçu la Certification ISO 14001 pour sa politique environnementale. De fait, elle a pris un ensemble d’actions correctives, dont l’impact est visible pour ceux qui ont l’habitude d’emprunter le tronçon vers Bargny, avec une réduction des émissions de poussière, grâce à l’introduction de filtres répondant à des normes de standard international.
Le contrôle de la qualité de l’eau rejetée à la mer, en rapport avec la Direction de l’environnement, l’entretien d’un lac artificiel par collecte des eaux pluviales pour l’arrosage et la plantation de plus de 14 000 arbres, en collaboration avec les Eaux-et-forêts, ainsi que des cultures de biocarburant, sont aussi à signaler. L’usine a été certifiée en 2012 par l’ONU pour le contrôle des émissions de gaz carbonique grâce aux énergies renouvelables en substitution au charbon importé.
D’un autre côté, son engagement social est mis en œuvre autour d’un Centre de soins ouvert en permanence et bien équipé pour la médecine d’urgence et des soins intensifs, doté d’ambulances propres, il compte une équipe appuyée par deux médecins qui reçoivent en consultation plusieurs centaines de patients parmi les travailleurs de l’entreprise, leurs familles, les populations riveraines de l’usine et des transporteurs.
Les divers avantages sociaux dont bénéficie le personnel ont été présentés en août 2008, lors de la pose de la première pierre de la « Cité Castors 4 Louis Vicat ». On note : l’amélioration des revenus des travailleurs, la subvention annuelle octroyée à l’IPM, un système de retraite complémentaire, l’aide au logement, l’appui à la caisse de solidarité et à la caisse de secours, etc.
SOURCES :
*1- «Le Soleil » Reprenant l’AFP.
*2- «Le Témoin» N°1148 – Janvier 2014
*3- “Senegal Business”, post du 17 août 2012.
*4- «La Lettre du Continent», N° 672.
*5- Mame Woury THIOUBOU, «Le Quotidien», jeudi 28 novembre 2013 : «Arrivée d’une 3e cimenterie : La Sococim s’interroge sur les motivations de Dangote».
*6- Youssouf SANE, «Le Populaire», 12 décembre 2013, citant «La lettre du Continent» dans sa livraison du 11 décembre 2013.
*7- «Walfadjiri», 04 juillet 2007
*8- «Seneweb», post du 14 mars 2014.