OBLIGATION DE DIRE LA VÉRITÉ
RÉVÉLATIONS DU COLONEL ABDOULAYE AZIZ NDAO
«Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte tout simplement abouchée à la réalité » Antonin Artaud
Tel Philippe Pichon, commandant de police français, qui s’est fait connaître plume à la main en 2007, avec la publication d’un Journal d'un flic, ouvrage dans lequel il s'étend sur les dysfonctionnements de la police, le Colonel Abdoulaye Aziz Ndao a commis un ouvrage, Pour l’honneur de la gendarmerie, qui lui vaut toutes les récriminations comminatoires de sa hiérarchie. L'ouvrage de Pichon lui a valu à l'époque une mise en garde pour grave manquement à l'obligation de réserve. Aujourd’hui, celui de Ndao risque de lui valoir la radiation et la détention.
En l’espace de deux mois, deux ouvrages critiques ont secoué le clergé musulman et l’Etat sénégalais. Il s’agit du livre du professeur d’Université Oumar Sankharé qui a fait sortir de leurs gonds les gardiens de l’orthodoxie musulmane et celui du colonel de gendarmerie Abdoulaye Aziz Ndao qui secoue la maréchaussée. Le livre de Sankharé a été mis à l’index et son auteur menacé de la géhenne terrestre avant de recevoir les foudres de Lucifer, tandis que celui de Ndao est sur la voie de ne pas obtenir l’imprimatur des autorités sénégalaises puisque les réactions des autorités laissent croire que ce livre est un pamphlet qui jette l’opprobre sur un corps prestigieux de l’armée sénégalaise.
Après les récents scandales relatifs au trafic de drogue qui ont secoué la police sénégalaise, voilà que le voile pudique qui oblitérait les mêmes pratiques au sein de la gendarmerie vient de tomber avec la publication du livre du colonel Abdoul Aziz Ndao. Ainsi, ce corps prestigieux de l’armée qui a toujours incarné une certaine vertu dans la conduite des opérations qui lui sont confiées, est secouée ces derniers jours par la violente bourrasque d’une actualité brûlante et affligeante. Les accusations graves du colonel Ndao contre le général Abdoulaye Fall ont eu, immédiatement, l’effet d’une bombe à fragmentation dont les tessons ont atteint l’ancien président de la République, l’actuel et d’autres personnalités de la gendarmerie.
Les réactions fusent de partout et les langues de certains hommes de tenue se délient soit pour enfoncer l’ex-Haut Commandant de la gendarmerie et directeur de la justice militaire, soit pour flétrir la violation de l’obligation de réserve du colonel Ndao.
Les langues se délient et libèrent la parole. Abdou Elinkine Diatta, porte-parole du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), a accusé dans le même registre feu Marcel Bassène, Pierre Goudiaby Atépa, Abdou Latif Aïdara d’avoir joué un rôle néfaste dans la gestion de la rébellion en convoyant des mallettes d’argent aux irrédentistes. Et cela, sous l’œil de l’alors ministre de l’Intérieur, aujourd’hui président de la République du Sénégal, Macky Sall. Et Jean Marie Biagui exige que la lumière soit faite sur ces accusations et que les responsables soient châtiés.
Un autre sous-officier démissionnaire dénonce dans le Quotidien de ce mercredi 23 juillet les dérives du général Abdoulaye Fall et de deux autres officiers supérieurs de la Gendarmerie nationale.
L’obligation de réserve : une restriction de la liberté d’expression non codifiée
Les révélations fracassantes du colonel Abdoul Aziz Ndao, loin d’un simple déballage subjectif d’un simple frustré ou envieux, comme le jugent les inquisiteurs du gouvernement, ont ébranlé littéralement la maréchaussée et terni l’aura qui la distinguait nettement de la police nationale fréquemment mêlée à des pratiques corruptives et récemment à un trafic de drogue. Et les tentatives du porte-parole du gouvernement, Maître Oumar Youm, de minimiser les propos du colonel n’ont pas réfrigéré l’incandescence de ses révélations compromettantes.
Pire la récente sortie malencontreuse et irréfléchie du ministre des Forces armées au Journal télévisé de la RTS, Augustin Tine, aux allures d’une sentence condamnatoire nous laisse pantois sur la volonté du gouvernement sénégalais à apporter la lumière sur ce scandale qui éclabousse ce corps de notre armée réputée exemplaire et vertueuse comparativement à la police nationale où les scandales récurrents n’émeuvent plus les Sénégalais.
Augustin Tine prétend que «le colonel Abdoulaye Aziz Ndaw a commis une violation de la réglementation en publiant ce livre sans l’autorisation de sa hiérarchie. Par conséquent il a violé une obligation fondamentale qui pèse sur l’ensemble du personnel des forces armées : l’obligation de réserve. La loi du 28 juillet 2008 sur la Défense nationale impose une obligation de réserve jusqu’à l’âge de 65 ans».
Le ministre des Forces armées ferait mieux de relire ou de s’attacher les services d’un expert juridique pour mieux expliquer cette loi qui dit textuellement en un article unique : «Il est institué un service national auquel sont assujettis, de dix-huit (18) ans à soixante-cinq (65) ans, les citoyens sénégalais de tout sexe possédant la capacité physique nécessaire.» Et même ce qui est dit dans l’exposé des motifs n’en est pas plus explicite sur le contenu définitionnel de l’obligation de réserve.
«Avec l’abaissement de l’âge de la majorité civile de vingt et un (21) ans à dix-huit (18) ans et le relèvement de l’âge de la retraite des personnels militaires, il est devenu nécessaire de modifier l’article 19 de la loi n° 70-23 du 6 juin 1970 portant organisation générale de la Défense nationale pour prendre en compte les deux préoccupations du Commandement militaire :
- la soumission au service national de tous les citoyens sénégalais de dix-huit (18) ans à soixante-cinq (65) ans, possédant la capacité physique nécessaire ;
- l’assujettissement aux obligations militaires, jusqu’à l’âge de soixante-cinq (65) ans des officiers admis à la retraite ;
Dans ces conditions, pour accomplir leur période de réserve, les officiers admis à la retraite continueront à être assujettis aux obligations militaires jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans (65) ans. »
Il est temps qu’on se départe de cette conception désuète de la Troisième République française qui restreignait le droit de vote aux militaires et les astreignait à l’omerta civilement appelée obligation de réserve. Personne n’est au-dessus de la loi, y compris les gendarmes. Il appert que dans l’armée, les révélations et les dénonciations sont considérées comme une atteinte à la loyauté de corps qui met en péril l'intégrité du groupe. Cette obligation de réserve au contenu flou en réalité n’est codifié dans un aucun texte sénégalais nonobstant l’évocation de l’article 19 de la loi n° 2008-28 du 28 juillet 2008 ; elle n’est que principielle.
Liés par un devoir de réserve très extensif et bien commode, les gendarmes tout comme d’autres fonctionnaires de l’Etat insupportent d’être bâillonnés par une classe politique qui se dispense allègrement de leurs avis. Sous le régime du président Abdou Diouf, Samba Diop, frangin de Mamadou Diop Decroix, sortant de cette obligation de réserve que lui exige son statut d’administrateur civil, avait violemment dénoncé, dans le journal Wal fadjri, les goulots d’étranglement de l’administration allant du train de vie dispendieux de l’Etat jusqu’au népotisme et au piston dans le recrutement des agents de la fonction publique. Cette sortie lui avait valu une mise au placard jusqu’à l’avènement de Wade au pouvoir où il a été directeur de cabinet du ministre Landing Savané.
Le devoir de réserve : une notion floue
Le devoir de réserve est plus que jamais imposé par des politiciens qui redoutent les fonctionnaires de l’Etat de dénoncer les pratiques malsaines qui gangrènent l’administration sénégalaise. Dans une démocratie, il est important d’écouter toutes les composantes de la société y compris les fonctionnaires de l’Etat, qu’ils soient gendarmes, policiers, administrateurs civils, magistrats et tutti quanti. Surtout quand ils parlent en connaissance de cause. Ainsi les fonctionnaires de l’Etat ne doivent plus continuer à se taire sur des questions qui concernent la corruption et la mal- gouvernance. Le sens de leur engagement au service du pays doit leur accorder le blanc-seing pour se prononcer sur des problèmes liés à la corruption et autres pratiques mafieuse.
Il est évident qu’en invoquant l’obligation de réserve, des politiciens, mais aussi des administratifs de tout acabit signifient l’obéissance qu’ils estiment qu’on leur doit. Mais ne pas s’y conformer, ce n’est pas désobéir mais c’est simplement refuser de cautionner un système nébuleux qui valide des pratiques mafieuses scandaleuses au nom d’une obligation de réserve au détriment d’une obligation de dire la vérité.
Donc, il est légitime pour le colonel Ndao de sortir de la réserve quand obligation est faite d’attirer l’attention des citoyens sur certains maux qui gangrènent la gendarmerie, corps à laquelle il appartient et qu’il a servi avec loyauté et abnégation depuis plus d’un quart de siècle. Ndao constitue une sorte de whistleblower, un lanceur d'alerte d’une gendarmerie dévoyée voire déviante. A ce titre, il mérite d’être élevé au grade d'officier de la «Légion de la Vérité» plutôt que de le destiner arbitrairement à la guillotine sans l’avoir entendu.