"LE HCCT EST PRÉMATURÉ"
Moussa Bala Fofana, Conseiller financier, ancien Conseiller technique du gouvernement du Sénégal (2012-2013)

Moussa Bala Fofana est Conseiller financier en Banque à Montréal, ancien Conseiller technique du gouvernement du Sénégal (2012-2013), Consultant en Planification, Gestion et Suivi-Évaluation des Politiques publiques et expert en Planification, ingénierie urbaine. Expert aussi en développement territorial, développement économique local et transfrontalier, il s'est prononcé sur le Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT).
SenePlus : Beaucoup de Sénégalais disent que le HCCT est une institution inutile. En tant que spécialiste de la décentralisation, êtes-vous du même avis ?
MBF : Cette perception des Sénégalais est vraiment fondée et la cause en est l'absence d'une logique de planification étatique qui veillerait à la pertinence, à la cohérence et à l'efficience de nos instruments de gouvernance.
D'abord, le HCCT du Sénégal est prématuré aux vues des conséquences et du caractère inachevé de l'Acte 3 de la réforme de la décentralisation. Ensuite, sa fonctionnalité est réduite à l'émission d'avis de 150 hauts conseillers dont 70 sont nommés par le président. Enfin, le HCCT du Sénégal est financé directement par l'État. Je dois préciser qu'en décentralisation cette nomination et ce mode de financement direct ne respectent en rien les principes d'autonomie dans la gestion et le mandat électif. Or, ces deux principes de l'autonomie et du statut électif par les populations sont les fondements constitutionnels de l'esprit de notre politique de décentralisation.
Ainsi, c'est bien l'impertinence du modèle qui crée le rejet des populations et non le principe d'un cadre sélectif exclusivement constitué d'élus municipaux réélus par leurs pairs, avec une représentation des 3 ordres des collectivités territoriales (commune, département et région) et d'experts triés sur le volet. En plus, le HCCT devrait être financé par les collectivités locales elles-mêmes. C'est ce modèle de financement que le candidat François Hollande avait proposé en 2012. Cette méthode respecte mieux le principe sacro-saint de l'autonomie des collectivités locales. Cependant, pour se faire, il faut auparavant avoir une fiscalité locale et un financement sérieux des collectivités territoriales ce que la réforme de l'acte 3 a occulté jusque-là. Un tel modèle n'aurait pas posé de problèmes à personne.
Aujourd'hui, nous avons l'Association des Maires du Sénégal (AMS), l'Association des élus départementaux du Sénégal (ANED), Commission Nationale du Dialogue des Territoires (CNDT), la commission du développement territorial et local du Conseil Economique social et Environnemental. Ne pensez-vous pas qu'il y a trop de structures dans le même domaine ?
Ce diagnostic est juste et a été soulevé comme une situation que la réforme de la décentralisation devrait régler en dernier lieu. Et le comble de l'ironie est que c'est justement le HCCT qui est la solution face à cette situation. Je m'explique : le fait est que le HCCT est ce que l'on appelle une structure faitière, c'est un terme utiliser en architecture et qui signifie "placé au sommet". Car le rôle de ces structures est de chapeauter et de fédérer plusieurs acteurs.
En planification structurelle et globale, les structures faitières sont ainsi utilisées pour phagocyter, fédérer ou remplacer plusieurs structures différentes dont les missions sont convergentes. Si la réforme de l'Acte 3 avait suffisamment impliqué tous les acteurs du secteur de la décentralisation par un processus complété, itératif et participatif, la création du HCCT en bout de ligne aurait permis de les fédérer. Malheureusement, en lieu et place d'une telle logique de planification globale, le HCCT se retrouve à aggraver une situation qu'il était sensé résoudre en cohabitant avec des instituions et acteurs sectoriels qui ont les mêmes missions et qu'il devait remplacer. C'est incohérent, inopérant et c'est une dépense inutile, si l'on ne regarde que l'aspect planification, bonne gouvernance et économie de nos fonds propres.
N'était-il pas plus pertinent de créer le HCCT après l'aboutissement de la réforme de territorialisation et de décentralisation prônée par l'Acte 3 de la Décentralisation ?
Absolument. Le HCCT doit être la cinquième et ultime étape de la réforme de la décentralisation. D'abord, la priorité de notre politique de décentralisation doit être la viabilité de la municipalité sénégalaise (rechercher un équilibre entre la superficie, la démographie, la structure et le financement). Ensuite, nous devons travailler à l'érection des pôles éco-géographiques en région à travers la politique annoncée de territorialisation des politiques publiques que l'on attend toujours d'ailleurs. Une fois que les régions, qui sont les chefs de files des collectivités locales, sont installées, il va falloir maintenant appliquer le principe de la subsidiarité en faisant un partage différenciant les compétences de la commune, celles du département et de la région-territoire auquel devraient revenir les missions de planification et de développement économique. Par la suite, il va falloir régler la question du financement des collectivités locales avec une fiscalité locale mettant fin au principe archaïque de l'unicité des caisses de l'État. Ce principe veut dire que les taxes sur base fiscale doivent être reversées totalement à l'état. Et c'est à la suite de toutes ces étapes que le HCCT devrait être érigé pour boucler la boucle. Son rôle à partir de ce moment sera de pérenniser le dialogue des territoires, des acteurs, d'évaluer la gestion des compétences transférées et de nourrir, par ses études et propositions, la réflexion du gouvernement sur les grands enjeux de l'organisation territoriale. En plus, son financement devra être assuré par les collectivités locales.
On déplore que plusieurs membres de l'institution soient nommés par le président de la République. Pour une meilleure efficacité et pour une question de légitimité, ne fallait-il pas élire tout le monde en mettant l'accent sur la compétence et l'expertise des hauts conseillers en matière de décentralisation ?
L'esprit de la décentralisation voudrait que les populations décident elles-mêmes à qui confier leur mandat. Nous devons avoir le courage de dire que cela n'est pas équitable et juste de nommer des individus quand on est en décentralisation, y compris le président du HCCT qui doit être légitimé par ses paires et non choisi par le président à qui il dira ce qu'il a envie d'entendre.
Mais le plus grave encore est le fait que lors de ces élections, des maires et des conseillers ont quitté les listes sur lesquelles les populations les avaient mandatés pour aller sur d'autres, et cela avec la bénédiction de l'État. Par ailleurs, il y a le risque potentiel que le président se permette de nommer des individus qui ne seraient pas des conseillers municipaux élus lors des dernières élections locales. Ces derniers siègeraient et émettraient des avis au nom des populations sans avoir jamais gagné leur confiance. À bien y réfléchir, les populations sont en réalité les oubliées du HCCT et on peut franchement se demander si nous parlons toujours de décentralisation.
Puisque l'institution est créée, ses membres élus et nommés, que faut-il maintenant pour la rendre utile ?
Ce qui pourrait réduire l'inefficience technique du HCCT ne peut être que la finalisation et la réussite de la réforme de la décentralisation et de la territorialisation des politiques publiques, malgré le mauvais départ causé par une planification en deux phases. En effet, comme je l'ai dit en introduction, cette institution est prématurée, réduite a du conseil, va hériter des problèmes de l'acte 3 et sera concurrencée par d'autres institutions. Ainsi, il ne sera jamais trop tard pour trouver les moyens techniques idoines à la situation et adopter une logique de planification étatique si et seulement si la volonté politique est réelle. Mais, à l'inverse, aucune ingénierie de la planification ne peut pallier aux conséquences néfastes d'une volonté politique mue par autres choses que l'efficience et l'esprit de conformité au texte. Et je dois avouer que cette situation chaotique sème le doute sur la volonté politique et la conviction que nos dirigeants sont sensés démontrer que la décentralisation est la rampe de lancement de l'émergence de notre nation.
Le mot de la fin…
Mon mot de la fin est directement pour le président de la République et à ses pairs africains. Je veux leur rappeler que l'usage et la pratique des quatre dimensions d'une planification étatique, à savoir la planification spatiale, globale, stratégique et financière, ne sont pas des options en gouvernance, mais bien des obligations, car "la gouvernance est un ouvrage de raison et d'intelligence" comme disait Jean Bénigne Bossuet.
Nos dirigeants doivent recentrer leur vision du développement et des stratégies d'émergences en prenant conscience que l'Afrique ne peut se refaire que depuis ses territoires. Ces territoires naturels ont su sauvegarder nos identités, ils sont la base de l'économie réelle de l'Afrique de demain et ils sont la source de nos ressources humaines et naturelles.
Sur chaque mettre carré où vous pouvez vous tenir sur les 196.712 km2 du Sénégal, vous êtes en réalité sur une commune, d'où l'intérêt de la planification de leur viabilité spatiale, organisationnelle, stratégique et financière. En plus, cette commune subit les dynamiques territoriales du pôle éco-géographique qui l'englobe. Ce pôle-territoire détermine ainsi la qualité du milieu de vie, du cadre de vie, du mode de vie et du niveau de vie, bref de la condition de vie de nos populations. Nos dirigeants africains doivent donc comprendre que l'émergence commence depuis le territoire. Et pour preuves les pays de l'OCDE l'ont compris depuis belle lurette et c'est pour cela qu'aujourd'hui l'investissement public de ces États est confié à plus de 50% aux collectivités locales (les pays émergents sont à 35%, la moyenne mondiale est à 25%) au moment où les États d'Afrique francophone sont encore les derniers de la classe avec 6% seulement.
Pour clore, j'aimerais saluer le beau travail de la presse et vous remercier de l'opportunité que vous m'offrez pour saluer tous vos lecteurs et réserver un clin d'œil à mes frères Baol-Baol.