HABITER SON MONDE AVEC LE MONDE
Nous nous devons de développer une nation vivante dotée de lois inspirées des réalités locales et en veillant à ne pas se bunkériser dans une planète interconnectée
Penser son monde, à l'ère des incertitudes et imbroglios contemporains, c'est faire sens et donner sens à son vécu. C'est diagnostiquer ses maux et trouver des solutions. C'est, in fine, l'habiter. Mais comment ?
En considérant, d'abord, qu'on a une mission à remplir. Et que donc, ne pas s'y atteler serait une trahison. De quelle mission s'agit-il en fait ? Celle qui consiste à faire de son environnement un monde de syncrétisme. Le "moi seul" est une perception maudite de l'universel. Elle est haïssable. Elle alimente quiproquos et malentendus. " Elle brouille les catégories, subvertit les positions politiques ou religieuses, fait périodiquement lever fantasmes et intolérances (Guillebaud 1999: 185). Elle "animalise" en définitive la "société des individus" (l'expression est de Norbert Élias), plongeant notre monde dans le chaos. L'universalisme ne saurait être incompatible avec l'identité. Il est vrai que l'identité est ce qui nous définit, nous particularise. Mais une identité syncrétique nous éloigne du repli, du rejet et de l'aversion envers autrui. Habiter son monde, c'est se "départir des carcans autarciques [outranciers]", du nationalisme non éclairé et du patriotisme chauvin. Car le détour vers l'autre n'est pas forcément métamorphose de soi, mais aussi enrichissement.
En plus d'éviter la "re-tribalisation du monde", habiter son monde, c'est de ne pas être en retard au rendez-vous scientifique avec le monde. Le train de la modernité, de l'innovation et de l'intelligence artificielle roule vite. L'enjeu est de le rattraper soit à la prochaine gare, soit de se surpasser pour le devancer. La science est le présent et l'avenir. Elle gouverne(ra) le monde. C'est un fait. Ceux qui y mettront les moyens, seront ceux qui dirigeront et imposeront leurs modes de pensées et de faire. Si les Etats-Unis habitent aujourd'hui la planète - grâce à l'américanisation de l'espace-monde - c'est parce que c'est une sphère de penseurs, de scientifiques nobélisables et d'universités puissantes et compétitives. Bernard Belloc et Pierre-François Mourier (2010) nous informaient que "le budget de la seule Université de Californie (UC) représente (...) 40% de la dépense totale française, enseignement supérieur et recherche civile réunis, alors que l'UC représente infiniment moins de 40% du potentiel américain d'enseignement supérieur et de recherche". Habiter le monde, c'est donc (re)penser notre enseignement, en lui donnant sens.
Habiter son monde, c'est œuvrer pour pérenniser les acquis culturels et politiques positifs des anciens qui "quand ils réussissent à préserver leur culture sur un territoire occupé de façon immémoriale, interagissent avec le vivant d'une manière qui le préserve, voire le régénère. À travers leur organisation sociale, ils nous démontrent aussi que des valeurs telles que le partage, la solidarité, la bienveillance, la tolérance sont nécessaires aux hommes, non seulement pour prendre soin les uns des autres, mais aussi pour respecter l'ensemble des êtres vivants et vivre en harmonie avec eux. Ils privilégient enfin deux niveaux de gouvernance complémentaires : la gestion communautaire et le respect de règles universelles..." (Séverine Kodio-Grandvaux, 2019). Ceux-là étaient des universalistes, des citoyens du monde, des ouest-africains, et non, par exemple, des Sénégalais ou Maliens tout court.
Pour habiter notre monde avec le monde, nos imaginaires, notre corps, nos pensées et nos mentalités se doivent d'être décomplexés ; nos populations libres de toute circulation ; nos institutions fortes, etc. Nous nous devons de développer une nation vivante dotée de lois inspirées des réalités locales et en veillant à ne pas se bunkériser dans une planète interconnectée.
Mamadou Yéro Baldé est docteur en Histoire moderne et contemporaine.