LA RÉPUBLIQUE DE L'EGO
L'opposition systématique et la réaction toujours épidermique du pouvoir sont à mon sens une survivance coloniale, et ne constituent pas un horizon indépassable

Une élite est censée incarner le «cœur» du corps social dans un pays. Elle doit éduquer, guider, orienter, donner le tempo du débat public avec mesure et dans le respect de la différence. Mais ce qui se passe au Sénégal avec notre classe politique est un mélodrame. Des hommes politiques qui font tout, pour reprendre l'essayiste Aguibou Diallo, sauf reconnecter l'engagement politique et citoyen à sa vocation désintéressée, réflexive et opérative.
Avec eux, le débat public stagne, tangue. Ainsi, la pensée binaire et le nihilisme inhibent toute velléité de procéder à une critique constructive. La classe politique sénégalaise ne prend plus de précaution. Leur catastrophe commence par les mots. Malgré le changement de régime et toutes les promesses de rupture ambiantes, force est de dire que les discours politiques, toutes obédiences confondues, laissent entrevoir un air de déjà-vu.
D'un côté, une opposition qui s'active et se presse pour battre en brèche toutes les propositions du nouveau gouvernement, fussent-elles salutaires. Et d'un autre côté, la mouvance présidentielle qui est toujours sur la défensive, et avec un seul souci: «réduire l'opposition à sa plus simple expression». Et dans ce dédale, le débat public n'autorise plus aucune nuance, aucune abstention. On est pour ou contre Ousmane Sonko, pour ou contre le «projet». Un manichéisme infantilisant.
La dernière décision du Conseil constitutionnel par rapport à la loi interprétative de l'amnistie en est la parfaite illustration. L'opposition jubile, crie victoire et parle de camouflet infligé à l'initiateur de cette loi, le député Amadou Ba, mais surtout la mouvance présidentielle. Les tenants du pouvoir, quant à eux, se recroquevillent et tentent d'interpréter favorablement cette décision des juges du Conseil constitutionnel. Au grand dam de l'éclairage des experts qui sied à ces genres de situation.
Et ces exemples sont légion dans le débat public, où les égo surnagent le sens de l'objectivité et de l'honnêteté intellectuelle. Pour dialoguer, il faut reconnaître à l'autre une certaine dignité. Mais au Sénégal, à part quelques exceptions, les hommes politiques ne se respectent plus, ne sont pas plus courtois. Un débat public est devenu un ring où tous les coups sont permis.
Le Sénégal est dans un monde où les défis économiques, diplomatiques, sociaux et environnementaux sont énormes. De ce fait, il urge de passer d'une démocratie de concurrence (l'expression est de l'actuel ministre de l'Enseignement supérieur Dr Abdourahmane Diouf) outre d'animosité à une démocratie de concordance. La critique ne doit pas être automatique et une fin en soi. L'opposition systématique et la réaction toujours épidermique du pouvoir sont à mon sens une survivance coloniale, et ne constituent pas un horizon indépassable. Une alternative crédible à ce schisme est possible. Mais il faut au préalable que la classe politique accepte de jouer le jeu au lieu du «Je».