LE CHAOS ROUTIER SENEGALAIS
Le rapport annuel 2024 de la Police nationale, publié le 16 avril dernier, révèle des chiffres alarmants : 24 491 accidents ont été recensés, causant 816 décès et 9219 blessés enregistrés à travers le pays.

Le rapport annuel 2024 de la Police nationale, publié le 16 avril dernier, révèle des chiffres alarmants : 24 491 accidents ont été recensés, causant 816 décès et 9219 blessés enregistrés à travers le pays. Les régions de Dakar et Thiès figurent en tête des zones les plus touchées. Ces chiffres confirment ce que nous constatons avec effroi : les routes sénégalaises tuent. Entre camions surchargés, véhicules hors d’âge, chauffeurs fatigués ou tout simplement irresponsables, la route est devenue un théâtre de violence quotidienne, un espace où l’indiscipline n’est pas l’exception, mais la norme.
Pas plus tard que la semaine dernière, une vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux montrait deux camions en pleine course-poursuite. L’un d’eux a fini par se renverser brutalement à hauteur de la Sips, à Thiaroye. L’autre conducteur avait tout simplement décidé d’en découdre, au mépris de toute vie humaine. On se demande alors ce qu’il serait advenu si la personne qui filmait la scène n’avait pas eu le réflexe de capter cet acte d’indiscipline hallucinant. Combien d’autres scènes semblables échappent à notre vigilance ? Combien de personnes continuent de conduire selon leurs propres lois, sans aucun respect pour les autres et en toute impunité ?
Pourtant, le Code de la route sénégalais est clair : tout conducteur doit adopter une conduite prudente, respectueuse des règles de circulation et des autres usagers. L’article L.28 stipule notamment que «le conducteur doit en toute circonstance rester maître de son véhicule». A cela s’ajoutent d’autres dispositifs mis en place par l’Etat pour améliorer la sécurité routière : campagnes de sensibilisation, opérations de contrôle, création d’une brigade spéciale de la circulation. Et malgré tous ces efforts, on peine à comprendre pourquoi ces mécanismes n’arrivent pas, à défaut de les éliminer, à réduire significativement les accidents. Cette inefficacité systémique pose une question centrale : qui évalue l’impact de ces mesures ? Qui s’assure que les engagements pris sont suivis d’effets concrets ?
A chaque fois qu’il y a des morts qui auraient pu être évitées, on évoque plusieurs mesures : généralisation du contrôle technique, régulation des transports urbains, mise en œuvre du permis à points ou installation de caméras intelligentes. Oui, le permis à points est en cours de mise en œuvre au Sénégal. Adopté par l’Assemblée nationale en avril 2022 dans le cadre du nouveau Code de la route, son application est prévue pour 2025. Mais jusque-là, il reste largement méconnu du grand public, et rien ne garantit que son application soit rigoureuse.
Trop de mesures sont prises pour calmer l’opinion, sans que leur mise en œuvre ne suive avec rigueur. L’heure est grave. Nous ne pouvons pas continuer à assister à des drames évitables avec, pour seule réponse, des promesses vides.
Certains conducteurs vont jusqu’à imposer leurs superstitions ou croyances personnelles, interdisant aux femmes de s’asseoir à l’avant des bus, au nom de traditions sans fondement légal. Pourtant, ces mêmes conducteurs ne font aucun effort pour respecter les règles les plus élémentaires du Code de la route -un code que, paradoxalement, les femmes semblent bien mieux maîtriser dans leur pratique quotidienne. Combien de femmes se font insulter, klaxonner, intimider, juste pour avoir eu l’audace de conduire ? Le simple fait de tenir un volant devient un acte subversif dans une société qui a longtemps cantonné les femmes au siège arrière, au silence, à l’obéissance. Et pourtant, les rares statistiques disponibles montrent que ce sont les femmes qui respectent le plus les règles, qui causent le moins d’accidents. Mais cela ne suffit pas à leur accorder la même légitimité sur la route. Elles sont vues comme lentes, maladroites, voire gênantes - et non comme prudentes, attentives, responsables. C’est ainsi que se perpétue une forme de violence symbolique sur les routes, nourrie par des normes sociales qui valorisent la vitesse, la prise de risque et l’arrogance, au détriment du bon sens et de la sécurité. Cela s’inscrit dans un climat plus large de dérégulation du secteur des transports. Malgré la prolifération d’entreprises de transport urbain, interurbain ou à moto, le flou règne sur les autorisations, les responsabilités et les normes. En plus, il y a une absence de régulation des prix : ici, c’est la loi de l’offre et de la demande qui dicte ses règles. La preuve éclate à chaque veille de fête religieuse comme le Magal ou le Gamou, où les prix des billets peuvent être multipliés par quatre, sous le regard impuissant des consommateurs..
Dans ce contexte, il faut également souligner le danger grandissant que représentent les motos utilisées comme moyen de transport en commun. Leur prolifération, en particulier dans la capitale, s’accompagne d’un manque total de régulation et de sécurité. Un drame survenu il y a quelques semaines en est l’illustration brutale : à la sortie d’un combat de lutte, deux jeunes filles qui étaient montées sur une moto pour rentrer chez elles ont perdu la vie. La moto, prévue pour deux personnes, en transportait trois, toutes sans casque.
Ce genre de scène n’est plus l’exception, mais la règle. Des motos surchargées, roulant à vive allure, sans protection et dans un mépris total du Code de la route. Et pourtant, elles continuent d’être tolérées, voire encouragées, comme des solutions pratiques à la crise de mobilité urbaine. La question de la sécurité semble reléguée au second plan, et ce sont, une fois de plus, les femmes, les jeunes, les plus précaires, qui en paient le prix fort.
A cela s’ajoute une autre absurdité routière : l’incapacité des conducteurs à respecter les procédures en cas d’accident. Nombreux sont ceux qui, par impatience ou méconnaissance, refusent de faire le constat, de saisir les assurances, comme si ces dernières n’étaient là que pour éviter les contrôles policiers. La récente numérisation des documents d’assurance a révélé une réalité troublante : une grande partie des attestations détenues par les conducteurs étaient fausses. Cela pose une question cruciale : dans un pays où les victimes d’accidents ne savent souvent pas à qui s’adresser, comment assurer leur prise en charge ? Où est la garantie que leurs soins seront couverts, que leur préjudice sera réparé ? La route, encore une fois, devient le lieu d’une impunité généralisée et d’une violence institutionnelle déguisée en négligence.
Les syndicats du secteur des transports doivent élargir leurs revendications. On les entend surtout lorsqu’il s’agit de hausse du prix du carburant ou de mesures impactant leurs intérêts directs.
Mais au-delà de défendre leurs droits, ils doivent aussi s’impliquer dans la lutte contre l’insécurité routière : en renforçant les capacités de formation des conducteurs, en instaurant des mécanismes de sanctions internes et en contribuant activement à la mise en place de normes visant à sauver des vies. Il est temps qu’ils cessent de se cantonner à la sauvegarde de leurs propres intérêts pour s’inscrire dans une vision plus globale et responsable du bien commun.
Il faut des sanctions claires, sévères et exemplaires pour chaque infraction grave. Il faut également que ces sanctions soient connues du public, médiatisées, pour servir d’exemple et créer une véritable conscience collective.
Dans plusieurs pays, des radars intelligents détectent en temps réel la moindre infraction. Pourquoi pas chez nous ? Pourquoi ne pas moderniser le dispositif de contrôle, et ainsi dissuader les comportements dangereux avant qu’ils ne fassent des morts ? Il est également urgent d’introduire des modules obligatoires sur la discipline routière et la sécurité dans les auto-écoles, pour que la formation à la conduite ne se limite pas à des aspects techniques, mais intègre aussi des valeurs citoyennes. La sécurité routière ne peut être un vœu pieux. Elle doit devenir une priorité politique.