LE MYTHE DE L'ÉMIGRÉ ET CE QUI EN RESTE
Depuis son départ de son pays où le manque absolu se nourrit de sarcasmes, il n’a cessé de préparer son retour. Des idées revanchardes, il en a tant cultivé pour cette société dédaigneuse à l’égard de ses milliers de semblables
Le cou cerclé de chainettes en or, les doigts chargés de bagues et le corps enseveli sous des tonnes de jean ou de cuir, l’émigré ne souffre pas de passer inaperçu. Il faut le regarder. Le voir. L’admirer. Son séjour long et lointain dans ces pays de la galère et du grand froid a gommé en lui la moindre parcelle de modestie. Oubliés les jours passés à enjamber les murs de l’indifférence dans ce pays qui ne voue un culte digne de ce nom qu’au dieu argent. Le voilà donc qui conteste aux femmes leur légendaire coquetterie. Bagues et chaines étaient, il n’y a guère, des signes d’aisance sociale de ces femmes qu’un mariage réussi invite à une exposition forcenée de leur bonheur conjugal. Mais l’émigré voudrait souffler l’aisance à l’œil nu.
L’or donc. Et une certaine manière de se nipper et de se guinder qui fout des complexes aux « locaux » et donne des envies de prendre le large. D’ailleurs, tout dans son propos tend à ravaler le vécu de ses compatriotes restés au pays à sa plus simple expression. Ce pays n’est rien, ses hommes n’ont rien. Y vivre, c’est ne pas vivre. La vraie vie se trouve ailleurs, dans cet Eldorado européen ou américain où il suffit juste de se courber pour ramasser les pépites d’or. Il y est revenu les valises pleines et l’ego surdimensionné.
Questionnez-le sur son activité là-bas. Il se transforme vite en zozo recru. Son existence est souvent recouverte de cambouis. Véritable Cincinnatus dans son pays d’accueil, il n’y connaît pas la ripaille. Il s’y amuse très peu, dort à l’occasion, c’est-à-dire rarement. Il y est indésirable parce que sans papiers. Tête de Turc des extrêmes droites européennes et des racistes de tout acabit, il rumine sa frustration et s’agrippe à son amour-propre pour ne pas sombrer dans le découragement. Son quotidien est une course sans ligne d’arrivée.
S’il parvient, malgré cette course d’obstacles, à se dégoter des papiers et à trouver un boulot, il se heurte à l’intransigeance d’employeurs qui ne proposent que des bouts de salaire parce que convaincus que dans sa situation, l’émigré ne peut rien refuser. Ce n’est pas grand-chose de gagné, mais cet exfiltré en quête d’espoir et de certitudes a trouvé la bonne astuce : se serrer la ceinture. Vivre dans un pays d’opulence sans réellement profiter de la belle vie. Le vrai paradis n’est pas, en vérité, dans cet Occident si prospère. Il est au pays, grâce à l’admiration et à la reconnaissance des siens. À condition, cependant, de réussir son retour.
De fait, depuis son départ de son pays où le manque absolu se nourrit de sarcasmes, il n’a cessé de préparer son retour. Des idées revanchardes, il en a tant cultivé pour cette société dédaigneuse à l’égard de ses milliers de semblables. Et quel retour ! Des billets de banque en veux-tu, en voilà (l’argent est le mercure de la noblesse), un comportement de seigneur, des détracteurs qui se muent en louangeurs, une foule courtisane qui lui colle aux basques, une compétition très relevée qui oppose des parents désireux de placer leurs filles. Bref, une nouvelle vie qui commence pour le moins-que-rien d’hier aujourd’hui servi comme un roi.
L’émigré est revenu au pays pour tirer sa flemme après des années de dur labeur. Gare, cependant, à l’errance qui guette. Sa fortune affichée est d’une telle volatilité, sa situation là-bas si incertaine… Sombrant aux délices de cette attention si couteuse, il a vite fait d’oublier le parcours de combattant qui l’attend pour reprendre le chemin du retour. Sans papiers légaux, sans identité fixe, il doit encore débourser pour se payer un nouveau visa. Sans argent, vogue la galère pour un retour à la case départ.