MORTS AU TRAVAIL !
Des personnes pompeusement appelées super-cadres parce qu’elles savent faire une règle de trois et quelques dérivations perçoivent des sommes honteuses qui équivalent au maigre salaire du planton ou du gardien multiplié par cinquante
Le jeudi 28 janvier 2016 à Dakar, s’est déroulé un événement d’une tragédie insupportable, mais banalisé hélas par la fréquence du phénomène dans les nombreux lieux de travail, où de pauvres pères de famille tentent de lutter pour s’accrocher à un minimum de dignité qui se rétrécit comme peau de chagrin en cette époque où la condition des travailleurs est devenue un thème éculé pour beaucoup de gens.
En cette matinée du jeudi, aux environs de dix heures, personne ne se doutait de l’événement tragique qui emportera la vie de sept personnes au Môle 10 du port autonome de Dakar. Une sourde explosion a détruit une partie d’un bateau appartenant à la Delta Shipping, emportant les pauvres ouvriers qui travaillaient dans la cale. Un accident est vite arrivé, dit-on souvent pour prévenir ; d’où l’étrange emploi du présent pour un événement soumis à une condition.
Mais en vérité, un accident n’est jamais vite arrivé, il est toujours la résultante d’un processus qui peut être une série de négligences, d’incurie et même d’actes criminels. Il n’y a pas à crier sur tous les toits que la plupart de nos lieux de travail sont «accidentogènes» ; d’où l’obligation morale pour les employeurs de protéger et même d’astreindre l’employé à des normes de sécurité. Depuis toujours, on meurt à la Compagnie sénégalaise des phosphates de Taïba (Cspt), aux Ics Mboro, au Port autonome de Dakar, à la Sonacos et un peu partout dans de semblables lieux de travail.
Des accidents dont la violence et l’horreur dépassent l’entendement. Des millions de femmes et d’enfants sénégalais ne peuvent imaginer «le jeu de la mort» auquel les pères de famille sont astreints, comme les gladiateurs de l’époque de la barbarie romaine. Ils ne verront jamais de camions cent tonnes parce que ces véhicules monstrueux ne peuvent rouler sur une route. Rien qu’un seul pneu de ces monstres est plus haut qu’un homme mesurant deux mètres.
Les draglines, n’en parlons pas ! Rien que deux coups de godet peuvent remplir un seul camion cent tonnes. L’atmosphère sulfureuse et acidulée de certaines de nos usines a fini de tuer beaucoup de travailleurs. Ils ne vivent pas plus de 10 ans après la retraite. Le plus horrible est l’état de déliquescence physique et mentale des travailleurs qui meurent de fatigue. Il y a des pères de famille qui peuvent dormir tout un week-end. Que dire de ce travailleur écrabouillé par la machine parce qu’il s’était assoupi près d’un bulldozer ?
Mais quel est ce type de fatigue qui peut tellement endormir une personne que le vrombissement du moteur et le bruit métallique de la longue chenille ne peuvent la réveiller ? Voilà la condition inhumaine des travailleurs dans beaucoup d’usines.
Alors, juste à côté, dans un monde qui est loin d’être parallèle, mais plutôt écrasant pour le reste des travailleurs, s’exhibent des hauts revenus, des super-salaires qui ne peuvent correspondre objectivement à un rendement quantifiable et marginal. Ces individus se vautrent et se prélassent le ventre repu. Et le pis est qu’ils ne donnent pas l’impression de creuser dangereusement les inégalités.
Une forme de vol déguisé, où des personnes pompeusement appelées super-cadres parce qu’elles savent faire une règle de trois et quelques dérivations perçoivent des sommes honteuses qui équivalent au maigre salaire du planton ou du gardien multiplié par cinquante. Les choses sont à un point de cruauté telle qu’il n’est plus question de se demander où sont les syndicats, mais plutôt «faut-il supprimer les syndicats ?» Si le syndicalisme tel qu’il a été théorisé et pratiqué depuis le 19ème siècle européen et copié un peu partout dans le monde a atteint son apogée, il faudrait «créer autre chose».
Le syndicalisme, comme il a été pensé, a escamoté et même négligé de penser la nature vorace, conflictuelle et intéressée de l’homme, sa capacité à supprimer son voisin. Le syndicaliste moderne est animé par un sentiment d’intérêt «personnel» qui le met aussi en position de conflit avec son propre camarade avec qui il défend la même cause. Il est paradoxalement aux confluents des batailles violentes entre le patronat et la masse des salariés d’une part et de l’autre les conflits entre salariés.
Personne ne peut imaginer le nombre de vies perdues au travail depuis la révolution industrielle. Il est quand même curieux de noter que la modernité industrielle, au lieu de libérer l’homme, a davantage contribué à le plonger dans le gouffre de la machine. Notre monde, depuis l’explosion de l’univers effrayant des machines en Angleterre au 19ème siècle, a reposé de façon pratique la dialectique du maître et de l’esclave. Plus que jamais le maître suce, susurre et vampirise l’esclave qui, à force de souffrir, s’habitue à sa condition.
Si l’homme est bon comme le postulent certaines philosophies de la nature, les rapports entre hommes sont fondés sur le conflit. Alors en lieu et place du travail qui aliène l’homme, faut-il faire l’éloge de la paresse ? Bien sûr que non ! «Il faudrait tellement travailler qu’un jour on puisse se passer du travail», a dit Boris Vian qui a passé toute sa vie à faire des choses. Mais des choses qu’il aime. C’est peut-être l’avenir du travail : faire ce pour quoi on est doué et que l’on aime bien exécuter. Alors, il y aura moins de morts au travail.