QUELLE RELECTURE DE LA POLITIQUE ÉDUCATIVE DE MAMADOU DIA FACE AU DÉFI MONDIAL DE L’ÉDUCATION EN AFRIQUE ?
L’histoire donne raison à Mamadou Dia dans ce laboratoire in vitro qu’il a su créer dès l’aube des indépendances avec le Père Lebret pour faire de l’éducation un tout qui ne saurait se réduire à l’instruction d’une élite locale
Cette pensée philosophique wolof en épigramme résume à elle seule tout le cheminement de Mamadou Dia, l’élève, le maître, le syndicaliste, le député, l’économiste, le Sénateur, le Chef de gouvernement et le Sage.
18 juillet 1910-18 juillet 2019 : le Président Mamadou Dia aurait fêté ses 109 ans la semaine des funérailles du Président Ousmane Tanor Dieng. Sud Quotidien partage avec ses lecteurs, en deux jets, aujourd’hui et demain, cette réflexion dynamique du Dr Daouda Ndiaye sur la pensée du Maodo.
Mamadou Dia est né à Khombole le 18 juillet 1910 dans une période coloniale difficile dominée par l’économie agricole. Dès son enfance, il est en prise avec les réalités du monde rural mais aussi celles de l’école française qui lui ouvre ses portes. Après l’Ecole Primaire Supérieure de Blanchot à Saint-Louis, il réussit avec brio le concours d’entrée à l’Ecole normale William Pont et devint instituteur. Directeur d’école à Fatick, Mamadou Dia comprit que le système éducatif qui affranchira le Sénégal s’appuierait sur les réalités du monde paysan. La théorie du socialisme africain qu’il forgea avec Léopold Sédar Senghor en 1945 offrit au Sénégal les conditions d’accueil d’une éducation de base en Afrique Occidentale Française (AOF). AmadouMahtar Mbow, futur ministre de l’Education du Gouvernement de Mamadou Dia en dessina les contours dès 1953 ouvrant des écoles françaises à Darou Mousty et en Casamance. Mamadou Dia, dans sa vision de l’école, levier de développement, s’entoura du Père Lebret, grand spécialiste du développement tout en allant chercher chez l’économiste François Perroux les bases conceptuelles d’un développement économique et social fortement ancré dans le tréfonds des réalités africaines. C’est à travers l’animation rurale, cadre d’accueil du socialisme africain, que s’amorce le processus de maturation d’une communauté éducative en rupture avec une école élitiste. Il faut lire l’arrêt de ce processus à la lumière de la difficile cohabitation de deux personnalités politiques (Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia) que le socialisme africain rapproche sans les confondre.
L’inapplication des recommandations issues du Rapport de la CINAM-SERESA1 commandité par le Président du Conseil sur les perspectives de développement de l’éducation du Sénégal de juillet 1960 et le revirement opéré par le Président Léopold Sédar Senghor à partir de décembre 1962 dissipèrent les rêves du modèle éducatif auquel Mamadou Dia était très attaché. Le socialisme africain dont ils furent les théoriciens dés 1945 pouvait-il donner des solutions efficaces à la nouvelle école sénégalaise sans une rupture manifeste avec le modèle éducatif hérité du colonialisme ? La vision du système éducatif du Président Dia, réformiste, resurgira pourtant plus tard dans les solutions préconisées par l’UNESCO pour donner les gages d’une éducation de qualité pour tous à partir de l’année 2000. L’Organisation internationale, sans le savoir, n’était-elle pas entrain de rendre hommage au Président Dia depuis le Rapport Apprendre à être de 1972 présidé par Edgar Faure qui ouvrit la voie à Amadou-Mahtar Mbow, futur Directeur Général de l’UNESCO ? Ainsi, s’amorce avec Mamadou Dia un mouvement du socialisme africain à la communauté éducative en gestation au Sénégal dès 1957.
I/ Du socialisme africain à la communauté éducative en gestation au Sénégal
Il ressort de la démarche de Mamadou Dia une originalité intellectuelle. Le Sénégal, n’est pas un jardin d’acclimatation des théories économiques et sociales venues d’ailleurs. Le socialisme, dont il est question, s’appuie non pas sur une classe ouvrière mais sur un monde paysan. L’animation rurale devient ainsi, pour le Président Dia, un moyen de remettre l’éducation au cœur des préoccupations du Sénégal. C’est là où repose le fondement de la pensée politique qui rapproche Mamadou Dia de Léopold Sédar Senghor, députés du Sénégal dès 1945.
A-Soubassement théorique de la politique éducative de Mamadou Dia
Le soubassement théorique de la politique éducative de Mamadou Dia se fissure par une ligne de fracture qui l’éloigne de Léopold Sédar Senghor, théoricien du Mouvement de la Négritude. Pendant que le poète-député se positionne comme le chantre de la Négritude, le syndicaliste-député plaide avant même d’être Chef du gouvernement de la Loi-cadre de 1956 pour un « enseignement de civilisation technique », symbiose de traditions locales et de nourritures cartésiennes…» Mais Mamadou Dia clarifie cette ligne de démarcation avec son ami Senghor lorsqu’il poursuit ses réflexions sur l’économie de l’Afrique Noire : « […] il faut avant tout toute une prise de position politique, un engagement rejetant une fois pour toutes l’impossible assimilation culturelle et adoptant d’emblée la seule solution possible : l’assimilation technique. En dehors de cette formule, il n’y a pas de solution de coopération en perspective, mais tout simplement l’assujettissement… »2 Bien avant sa rencontre avec Mamadou Dia, Léopold Sédar Senghor, dans sa conférence à la Chambre de Commerce de Dakar en 19373 devant les jeunes intellectuels lébous (Amadou Assane Ndoye, Abass Guéye,
Thierno Amath Mbengue…) parle pour la première fois de la nécessité d’introduire les langues africaines à l’école. Dans sa communication, le jeune agrégé de grammaire fait une distinction entre « assimiler » et « être assimilé ». « Assimiler » revient alors pour l’Africain à choisir librement alors qu’ « être assimilé » révèle l’état du colonisé qui subit à la hussarde l’ensemble des valeurs de civilisation du colon. Au-delà de ce jeu de séduction sémantique, c’est dans d’autres productions intellectuelles de Léopold Sédar Senghor qu’il faudrait faire des prélèvements pour observer à l’œil nu ses points de divergence avec Mamadou Dia. Le Président Senghor donne sa définition de la Francophonie dans la revue Esprit en ces termes : « la Francophonie, c’est un humanisme intégral qui se tisse autour de la terre ! Cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire »4 Cette vision onirique de la francophonie n’était pas partagée par Mamadou Dia bien que ce dernier gardât une loyauté certaine envers le français. Mais la rupture entre les deux hommes semble consommée deux ans après l’arrestation de Mamadou Dia. Léopold Sédar Senghor le confirme implicitement dans Liberté 1 en écrivant : « […]
Eduquer signifie, au sens étymologique du mot « conduire hors de soi », hors de son milieu, transplanter. La vertu de l’éducation est de faire assimiler les richesses étrangères dont on se fait un sang nouveau. Ces richesses nous sont nourriture dans la mesure où elles nous sont d’abord étrangères. Les valeurs latines, françaises cartésiennes sont précisément à l’opposé des valeurs négro-africaines. De là, leur vertu… »5 Cette position de Léopold Sédar Senghor nous amène à la question pertinente de Roland Colin sur le système éducatif qu’a voulu mettre en place le Président du Conseil Mamadou Dia : « peut-il y avoir de rupture d’un système de rapports sociaux sans rupture du système éducatif qui tend à reproduire ces mêmes rapports sociaux ? »6 Le choix douloureux de l’école des Diallobés de Cheikh Hamidou Kâne1 n’est pas loin de ce questionnement.
A défaut de pouvoir assurer un équilibre des forces culturelles pour cette école « française » dans laquelle les enfants apprendront en oubliant ce qui les attache à la terre de leurs ancêtres, il eut été difficile pour le Président Dia d’asseoir une base théorique solide de sa politique éducative. Le socialisme africain, réinvesti par Mamadou Dia dans le champ social, pouvait-il laisser la chefferie traditionnelle à la porte de l’école ? La rupture manifeste avec le modèle colonial français de l’éducation des élites, bien que préconisée dans le discours, n’était ni dans le Rapport CINAM-SERESA ni dans la politique éducative du premier gouvernement du Sénégal. Nous sommes en vérité dans une démarche de réformistes prudents, prolongement logique de l’expérimentation de l’éducation de base d’Amadou-Mahtar Mbow, Chef du service de l’Education de base de l’Afrique Occidentale Française (AOF) en 1953 à Darou Mousty et en Casamance.2Les bases d’une implication des populations sont jetées sans le souci d’un décloisonnement des différents segments de l’enseignement. L’animation rurale qui en est le premier jalon ramène Mamadou Dia à la terre qu’il a sillonnée de son poste d’instituteur à celui de Chef de gouvernement.
B- L’animation rurale et la difficile gestation d’une communauté éducative au Sénégal
L’animation rurale et la difficile gestation d’une communauté éducative au Sénégal s’analysent dans les rapports entre les autorités publiques et les marabouts. Le poids des autorités religieuses, dépositaires du pouvoir d’éduquer et de gérer des parcelles de souveraineté, est à prendre en compte dans la mise en place de l’animation rurale. L’animation rurale est devenue la marque de fabrique du Président Mamadou Dia. Son nom est attaché à cette organisation institutionnelle qui rapproche les gouvernants des gouvernés. L’acclimatation du modèle de l’Institut de Recherches et d’Applications des Méthodes de développement (IRAM) dans les villages du Royaume chérifien de Mohamed V ne se fera pas sans la touche personnelle du Président Dia. La question urbaine est intégrée pour endiguer le flux de l’exode rural vers les grandes villes3. La formation des animateurs de villages selon le modèle marocain assure certes une sédentarisation des populations mais laisse intacte la structuration des formes de sociabilité traditionnelles. La réforme de la nouvelle politique éducative du Président Dia se fonde sur « des mythes directeurs »4. Roland Colin en dégage les mots clés que sont : l’idée de progrès, le sens des responsabilités, l’appartenance à une communauté, l’appartenance à une nation. Mais on peut interroger ces items pour analyser leur compatibilité avec la réforme éducative préconisée. L’idée de progrès se conçoit dans un « rôle nouveau où sont considérées comme valeurs des notions de changement et comme contre-valeur le fatalisme ».
Le progrès chez Mamadou Dia n’est pas dans le mimétisme institutionnel de la France mais dans l’amélioration des conditions matérielles et spirituelles des populations; le sens des responsabilités qui indique que « chaque individu et chaque groupe doit satisfaire lui-même ses propres besoins… ». Le socialisme africain dont il s’agit, s’appuyant sur les structures traditionnelles existantes, n’ouvre pas forcément les conditions d’épanouissement de l’individu absorbé par le collectif auquel il appartient ; l’appartenance à une communauté se traduit par le fait que « chacun doit savoir que l’éducation qu’il reçoit est essentiellement un moyen de se mettre au service du groupe dont il fait partie et non pas un moyen pour échapper à ce groupe ou émerger de ce groupe ». Tout concourt dans cette approche du modèle éducatif du Président Dia à rompre avec le système élitiste de l’éducation. Mais en même temps le Rapport CINAM-SERESA remplace une élite par une autre lorsqu’elle préconise « il faut que les idées passent, que le progrès les propage, qu’une élite active entraîne l’ensemble du pays…la découverte et la formation d’élite paysanne revient comme un leitmotiv dans l’ensemble des chapitres consacrés au développement rural… » ; l’appartenance à une nation.
Le rapport pose la question de l’intérêt général au dessus des considérations individuelles. La nation se construit ici en agrégeant les différents groupes. Dans la dialectique Etat-Nation, la mortalité infantile qui frappe de plein fouet la Fédération du Mali montre la complexité de la construction de la nation, comme réceptacle social du modèle éducatif proposé par le Gouvernement de Mamadou Dia. Ainsi, l’objectif de cette réforme qui prétendait, entre autres, « réunifier l’enseignement général et l’enseignement technique » bute sur les survivances d’un système éducatif élitiste qui prévaut aussi bien dans l’école formelle que dans l’école coranique. Cet objectif, correspondant aux besoins actuels de la demande scolaire, aurait dû se traduire dés l’indépendance en actes posés par Mamadou Dia pour faire fléchir les lignes traditionnelles. Mais encore fallait-il prendre conscience que le milieu rural n’était pas suffisamment préparé pour s’approprier le modèle de l’animation rurale ? Il faut au moins deux générations pour changer les mentalités écrit Joseph Stiglitz dans la Grande désillusion. L’actualité du modèle du Président Dia de l’école rurale renvoie ainsi de nos jours aux Ecoles Communautaires de Base (ECB) créées en 1992 au Sénégal.
La prise en charge des problèmes éducatifs par une communauté éducative autonome à travers des activités génératrices de revenus apparaissait déjà en filigrane dans les propositions du Rapport CINAM-SERESA de 1960. La filière « passerelle » que propose l’ECB pour consolider son pont avec l’éducation formelle est loin d’être une solution hardie par rapport au rôle de visionnaire qu’a joué le Président Dia avec les collèges ruraux. Dans les villes, les modèles classiques d’enseignement allaient intégrer de façon significative des modules de formation professionnelle. Mais la question qui se pose de nos jours est le décalage entre le diagnostic sans complaisance du Rapport CINAM-SERESA et le maintien du statu quo de la politique éducative héritée du système colonial par le Président Léopold Sédar Senghor. Le 18 décembre 1962 sonne comme une symphonie inachevée dans la politique voulue par le Président Dia. Et ce fut le retour du système éducatif reproduisant fidèlement le modèle français avec toutes les crises profondes qui ont secoué durement l’école sénégalaise. Les Etats Généraux de l’Education et de la Formation, organisés sous le magistère du Président Abdou Diouf en 1981, mettent au banc des accusés 20 ans de politique éducative d’un régime politique qui a tourné le dos aux réalités profondes du Sénégal.
Après les politiques d’ajustement structurel des années 1980-1990, l’horizon 2000 s’imposa comme le moment crucial pour la communauté internationale de se mettre au chevet de l’école. Ainsi furent signés les Accords de Dakar de 2000 sur l’Education pour Tous 10 ans après la Déclaration de Jomtien de 1990. L’histoire donne raison à Mamadou Dia dans ce laboratoire in vitro qu’il a su créer dès l’aube des indépendances avec le Père Lebret pour faire de l’éducation un tout qui ne saurait se réduire à l’instruction d’une élite locale. C’est ce que Mamadou Dia apporte au débat de la communauté internationale pour une meilleure prise en charge des problèmes éducatifs par les populations concernées.
1 CINAM-SERESA, CINAM (Compagnie d’Etudes industrielles et d’Aménagement du Territoire), SERESA (Société d’Etudes et de Réalisations Economiques et Sociales dans l’Agriculture) ., Comité d’études économiques de la Présidence du Conseil du Sénégal, Rapport sur les perspectives de développement du Sénégal, Rapport général, Dakar juillet 1960., pagin ? multipl., ronéoté.
2 Dia, M., (1961), Réflexions sur l’économie de l’Afrique Noire, Présence Africaine, p. 82, Paris.
* 3 Senghor, L-S, (1937), « Le problème culturel de l’AOF », Conférence de Léopold Sédar Senghor à la Chambre de commerce de Dakar dans Paris-Dakar du 7 septembre 1937 ; pp. 1et 2.
4 Senghor, L-S., (1962), « Le français, langue de culture », Esprit, n°11, novembre 1962.
5 Senghor, L-S., (1964), Liberté I, négritude et humanismes, Edition du Seuil, Paris, p. 229.
6 Colin, R, (1980), « systèmes d’Education et Mutations sociales Continuité et discontinuité dans les dynamiques socio-éducatives, le cas du Sénégal » Tome II, Thèse de doctorat d’Etat, Tome II Paris V, Atelier de Reproduction des thèses de l’Université de Lille II, Diffusion Librairie Honoré Champion, Paris, 997 p.
1 Kâne, C-H, (1962), L’aventure ambigüe, Julliard, Paris, 191p. 2 Mbow, A-M, (1953), «Mission d’éducation de base de Darou Mousti » Education de base en AOF, Education Africaine, n° spécial, n° 20-21. 3 Cissé, B-M., (1962), L’animation des masses, condition d’un socialisme authentique. In : Sénégal an II par lui-même. N° spécial de développement et civilisation, décembre 1962 ., p. 44. 4 Colin, R, (1980), « Systèmes d’Education et Mutations sociales Continuité et discontinuité dans les dynamiques socio-éducatives, le cas du Sénégal » Tome II, Thèse de doctorat d’Etat, Tome II Paris V, Atelier de Reproduction des thèses de l’Université de Lille II, Diffusion Librairie Honoré Champion, Paris, pp. 504-505.