"IL FAUT GÉRER AVEC INTELLIGENCE L’INTÉRÊT DES GRANDES PUISSANCES POUR NOTRE PAYS"
Erdogan, Trudeau, Mike Pompeo et bientôt Nakatani Shinichi... Les chefs d'Etat ou de gouvernement se succèdent ces derniers temps. Comment expliquer cette attraction pour Dakar ? Décryptage avec René Lake, expert en développement international
Comme par enchantement, le Sénégal est devenu le carrefour du monde. Les visites officielles de chefs d’Etat ou de gouvernement se multiplient à Dakar. Après Raccep Tayyip Erdogan, président de la Turquie, Justin Trudeau, Premier ministre du Canada qui a quitté Dakar il y a quelques jours pour rallier l’Allemagne où il assistera à la Conférence de Munich sur la sécurité, le Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères des Etats-Unis, Mike Pompeo est au Sénégal du 15 au 16 février. Il sera suivi de Nakatani Shinichi, ministre des Affaires étrangères du Japon, attendu à Dakar la semaine semaine. Qu’est-ce qui fait que le Sénégal est tant convoité ? René Lake, expert en développement international, basé aux Etats-Unis depuis plusieurs années, décrypte pour «L’Observateur» cet intérêt soudain des pays occidentaux pour le Sénégal.
Depuis peu, le Sénégal semble faire l’objet de toutes les convoitises avec les visites de chefs d’Etat ou de gouvernement occidentaux. Qu’est-ce qui peut expliquer ce phénomène ?
On a tendance, dès qu’un intérêt particulier se manifeste pour nous, à tout de suite entrer dans une sorte de transe qui n’est pas nécessairement de mise. Je suis toujours un peu méfiant vis-à-vis de ce type de réaction. C’est une bonne chose que le monde extérieur puisse afficher un certain intérêt vis-à-vis de notre pays et j’espère que cela va aller crescendo. Cependant, cela doit nous pousser à encore plus d’efforts pour troquer l’attraction en actions à travers des investissements de développement qui soient transformateurs au plan économique et social. Ce qui tempère mon enthousiasme par rapport à tous les acteurs que vous avez cités, c’est qu’ils sont tous des représentants étatiques. L’investissement « propre et intelligent » ce n’est pas nécessairement celui qui vient de la coopération publique. A mon avis, l’indicateur le plus important, c’est l’attraction que l’on présente vis-à-vis des investisseurs privés. L’argent du développement soutenable, c’est d’abord celui du secteur privé dans une économie de marché. Quand nous verrons de nombreux investisseurs privés s’intéresser à notre pays, alors nous aurons un bon indicateur pour apprécier notre véritable niveau d’attraction basé sur des facteurs endogènes. Cela voudra dire que les efforts du pays en matière de transparence, en matière de justice économique, de justice sociale, en termes de gouvernance seront devenus significatifs pour raisonner sur les marchés internationaux.
Mais qu’est-ce-qui justifie que les chefs d’Etat ou de gouvernement et autres ministres des Affaires étrangères des grandes puissances se ruent vers Dakar ?
Il y a peut-être la perspective du gaz et du pétrole. Et dès que l’on fait référence aux ressources extractives, on ne peut pas s’empêcher d’exprimer une certaine prudence. Les répercussions sur les populations peuvent être plus négatives que positives. Le fait que d’autres États s’intéressent à nous ne suffit pas pour éluder la réflexion au sein de notre société pour générer des conditions internes pour toujours plus de transparence. Pour un renforcement des contre-pouvoirs politiques et économiques afin d’assurer une gestion de ces ressources au bénéfice des populations.
En venant au Sénégal, les chefs d’Etat embarquent souvent des hommes d’affaires dans leurs avions et signent des contrats avec l’Etat. Le Sénégal ne devrait-il pas faire attention à tout cela ?
L’investissement de développement soutenable, c’est celui de l’investisseur Dupont ou Smith qui, en dehors des connections d’État à État prend son propre argent et débarque au Sénégal parce qu’il pense que les conditions pour faire des affaires sont réunies pour l’essentiel. Ce type d’investissement est pertinent dans la durée. Quand nous seront attractifs de la sorte, nous pourrons enfin dire que nous sommes sur la bonne voie. Ce serait un leurre à mon avis de penser que le développement ou l’émergence, pour utiliser un mot à la mode, peut devenir une réalité en gardant les choses en l’état avec des lois qui ne favorisent pas la transparence, la mobilité de l’emploi ; une justice qui n’a pas encore suffisamment affirmer son indépendance et un environnement politique général qui ne semble pas suffisamment consensuel sur les grandes questions qui touchent aux intérêts fondateurs du Sénégal.
Mais quand même le pays gagne beaucoup en termes de visibilité internationale avec toutes ces visites officielles ?
Ce n’est jamais mauvais quand on parle de vous, en particulier si cela se fait de manière positive. Cela donne plus de visibilité, même si nous en avons déjà beaucoup à travers nos artistes comme Youssou Ndour ou encore nos sportifs comme Sadio Mané, Gana Guèye, etc. Bien entendu qu’il nous faut aller au-delà de tout cela et chercher à être attractif pour nos propres populations d’abord. C’est là que le jeu, y compris économique, doit se dérouler. La visibilité internationale elle, sera d’autant plus grande que les Sénégalais au pays et dans la diaspora en seront les principaux « représentants commerciaux »
La diplomatie sénégalaise a toujours été reconnue de par le monde. Est-ce qu’elle ne joue pas aussi un rôle dans l’attrait du Sénégal. Justin Trudeau est venu, par exemple, chercher le vote du Sénégal pour un siège au Conseil de sécurité de l’Onu. Qu’en pensez-vous ?
Ce sont là des calculs entre États. Je ne pense pas que cela soit déterminant, voire même pertinent, par rapport aux questions de développement véritable de pays comme le Sénégal. Les analyses se font toujours de manière comparative. Quelqu’un peut se plaindre de l’absence d’une véritable démocratie au Sénégal, ou d’une véritable bonne gouvernance, mais il est évident qu’à l’extérieur, les analyses sont faites de manière comparative. Un pays comme le Sénégal, comparé à la Mauritanie, au Mali, ou encore au Togo, apparaît plus attractif. En clair, tout est relatif. C’est bien que Trudeau, Erdogan et autres débarquent à Dakar, mais cela ne me semble pas déterminant par rapport à une vraie dynamique de construction et de développement économique. La dynamique pour être réelle, effective, doit venir de l’intérieur. Quand cela sera effectif, je vous garantis, que ce ne sont plus les Erdogan et autre Macron, mais les véritables investisseurs qui viendront avec leurs moyens propres chercher à faire des affaires qui bénéficieront à nos populations. Parmi ces investisseurs, il y aura d’abord la diaspora sénégalaise qui vit un peu partout dans le monde. Le premier grand investisseur, c’est souvent la diaspora de son propre pays. Pour l’instant, les Sénégalais eux-mêmes sont méfiants par rapport à notre espace économique dont les règles du jeu ne sont pas toujours claires et transparentes. Le jour où notre diaspora viendra investir en masse au pays, cela enverra au reste du monde un message annonçant que le pays est sur une trajectoire de développement économique. La visibilité dont vous parlez sera à ce moment effective et l’attraction maximale.
Mais cela relève de la capacité du pays à gérer ses intérêts. Ce qui relance le débat sur la méfiance dans la signature des contrats de partenariats, surtout dans le domaine du pétrole…
Oui il s’agit avant tout de gérer ses intérêts. Mais nous parlons bien des intérêts du pays. Ce n’est pas une abstraction. Le pays, ce sont les populations. Tout doit se faire dans l’intérêt effectif des Sénégalaises, des Sénégalais. La réussite dépendra de la capacité à être dans des consensus en tenant compte de l’apport de tous les acteurs par rapport à l’exploitation du pétrole et du gaz, entre autres. Nos perspectives doivent rester endogènes. C’est la capacité que nous aurons à avoir une approche inclusive des intérêts des populations qui déterminera la trajectoire sur laquelle ces nouvelles découvertes lanceront notre pays.