LES CONFIDENCES D'ALLA KANE
Figure tutélaire de Magui Pastef, l'ancien Inspecteur des impôts livre son analyse sans détour du nouveau paysage politique. Il défend les projets de réforme annoncés et la nécessité d'engager sans attendre la reddition des comptes

Au rez-de-chaussée d’un immeuble blanc qui surplombe le tracé du Brt à hauteur de Liberté 6, le bruit craquant de la porte qui se referme entonne le son sec des talons de la secrétaire. Dans son bureau, au détour d’un couloir, Alla Kane, fourré dans un boubou getzner, bonnet noir sur des cheveux blanchis par le poids de ses 88 ans, tient un stylo au milieu d’une paperasse. Ancien Inspecteur des impôts et domaines, cette figure illustre de la Gauche radicale reçoit avec le sourire d’un combattant sorti victorieux d’une conquête de pouvoir. En même temps, membre et cerveau de Magui Pastef, Alla Kane, l’homme qui murmure à l’oreille de Sonko dans son cabinet politique, anticipe l’entretien par l’usage fréquent du mot «rupture» dès les salutations d’usage.
Avec 66 ans de lutte politique dans la gauche radicale, quel est le sentiment qui vous a particulièrement animé le soir du scrutin présidentiel au moment de la tombée des premières tendances qui dessinaient une victoire au 1er tour de votre candidat ?
Ce fut une joie immense pour ce vieillard qui, depuis de très longues années, a attendu la fin de ce système. J’ai participé à toutes les luttes qui avaient pour objectif réel : l’indépendance nationale de notre pays. Dans ce combat âpre, il y a eu des hauts et des bas. Ça a été long aussi. On a subi toutes sortes de coups. Mais on s’était organisés pour arriver à cette victoire que le peuple sénégalais nous a donnée le 25 mars dernier avec notre candidat Bassirou Diomaye Faye.
Le gouvernement Sonko vient d’être mis en place avec 25 ministres, sans compter les 5 Secrétaires d’Etat. N’est-ce pas là une subtilité qui cache 30 ministres contrairement à la promesse de Sonko ?
Non. Loin delà. Il faut même dire que ce nombre dénote la rupture que nous avons prônée. Et en tout acte que nous prendrons, cette manière de gouverner dans la sobriété sera mise en avant. Nous avons fait la campagne autour du mot d’ordre anti-système. Et maintenant, nous allons enterrer ce système et l’enlever de ce pays parce qu’il est à l’origine de tout le mal qu’a connu le pays.
Comment expliquez-vous l’absence des membres de Magui Pastef dans les affaires ? Que pensez-vous également la levée de boucliers des organisations féminines qui fustigent la faible présence des femmes dans ce gouvernement ?
En ce qui concerne Magui Pastef, notre rôle est d’encadrer les jeunes et d’apporter notre expérience. Mais il n’est pas question de venir se disputer les places avec eux. Sinon ce serait les pousser à prendre encore les pirogues à destination de l’Europe. C’est le projet que nous avons vendu qui est approuvé aujourd’hui par le peuple sénégalais. Quant aux féministes, elles sont allées trop loin. Dire qu’il faut autant de femmes que d’hommes dans un gouvernement est une approche légère. Ce que nous cherchons, c’est de régler les problèmes du Sénégal. Si nous trouvons qu’un homme peut occuper un poste dans l’intérêt de tous et d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés, on le nomme. Si c’est aussi une femme, on la choisit.
Mais la question est aussi de savoir si on peut régler les problèmes du pays sans une implication massive des femmes dans les sphères de décision…
(Il hausse le ton). Elles sont bien présentes au sommet de l’Etat. Et puis, ce n’est pas seulement le gouvernement qui va conduire la politique du Président Diomaye. Il y a d’autres secteurs où on peut faire évoluer des hommes et des femmes. Et même penser aux jeunes cadres. La politique de rupture, c’est de mettre les hommes qu’il faut à la place qu’il faut. Il faut se dire que le Sénégal ne se résume pas à ces 25 ministres-là. Et c’est tout !
Qu’est-ce qui, selon vous, explique le choix du chef de l’Etat et de son Premier ministre de ne pas faire appel à certains leaders de la coalition Diomaye Président, à l’image de Mimi Touré, Me Moussa Diop, Dame Mbodj, etc. ?
C’est une approche qui consiste à rompre avec des pratiques très vieilles qui datent de Senghor. Un système où on met les cousins, les frères, les alliés, etc. Heureusement qu’Ousmane Sonko avait averti tout le monde durant la campagne en disant qu’une fois au pouvoir il ne sera pas question de partage de gâteau entre les membres de la coalition Diomaye Président, ni des nominations par quotas. Si on procédait ainsi, ce serait la continuité de Macky avec des gens qui transhumeront bientôt. Avec nous, toutes ces pratiques vont disparaitre. Le pouvoir en place va agir autrement. Et gouverner autrement. Je répète : il s’agit d’une rupture, que tout le monde le sache !
La reddition des comptes a été au cœur du discours de campagne de Diomaye. Arrivé au pouvoir, il insiste sur une réconciliation nationale. Cette situation ne donne-t-elle pas raison à ceux qui redoutaient l’existence d’un «Protocole du Cap Manuel» à propos des circonstances de sa libération et celle de Sonko ?
Vous allez trop vite. Mais attendez ! Vous allez voir qu’on va faire l’état des lieux partout où les finances du peuple ont été gérées. Ça, c’est le peuple qui l’exige. C’est une demande populaire. Les dossiers seront mis sur la table. Des gens vont rendre compte de leur gestion. D’ailleurs, il y a des rapports des corps de contrôle qui sont déjà disponibles. La justice va les exploiter.
Donc, vous êtes d’avis avec ceux qui, au sein de Pastef, réclament la réouverture des dossiers tels que le scandale présumé des 94 milliards et l’affaire Prodac qui a couté à Sonko son inéligibilité ?
Personnellement, je suis d’accord avec eux. Sur ces dossiers, comptez bien sur nous. Et puis, la reddition des comptes, c’est le minimum à faire avant de se projeter sur d’autres chantiers de l’Etat. Puisqu’il faut que nous sachions d’où nous venons et vers où nous allons. Quand nous étions dans l’opposition, certaines choses pouvaient échapper à notre vigilance. Maintenant que nous sommes au pouvoir, nous aurons accès à tous ces dossiers. Et croyez-moi, la lumière sera faite sur ces deux affaires qui ont toutes tenu en haleine l’opinion nationale et internationale.
Trouvez-vous pertinent que le président Diomaye, au lieu de traduire les points forts du Pse dans son Projet, fasse table rase du legs de Macky ?
Le Projet est plus pertinent que le Plan Sénégal émergent de Macky Sall. Et c’est la raison pour laquelle les Sénégalais ont élu Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour de l’élection. Malheureusement, il y a des gens qui veulent juger avant même que nous n’ayons commencé le travail. Sur le plan politique, nous allons nous appuyer sur trois P. C’est-à-dire le Projet, le peuple et le parti. Dans l’action gouvernementale, nous miserons sur les trois J. Autrement dit, «Jub», «Jubeul» et « jubbeunti». Dans ce sillage, vont venir les réformes institutionnelles.
Tenaillés par des conditions de vie difficiles, les Sénégalais n’ont eu cesse de rappeler au régime Wade puis à celui de Macky que les infrastructures ne remplissent pas leur ventre. Ne convient-il pas aussi de prévenir le nouveau pouvoir par cette boutade en lui disant que les réformes institutionnelles aussi ne se mangent pas ?
(Il éclate de rire puis se réajuste sur sa chaise). C’est différent de ce que nous allons faire. Les Présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall, eux, avaient choisi d’investir près de 90% de nos ressources financières sur la pierre en oubliant l’humain. Donc, c’est normal que les gens leur disent que le Brt, le Ter, les autoroutes et les aéroports ne remplissent pas l’estomac. Or, nous comptons faire le faire. Nous allons plus nous préoccuper de l’humain sans oublier la pierre. C’est pourquoi, sur les priorités déclinées par le Président, nous allons voir comment diminuer le plus rapidement possible le coût des denrées de première nécessité. On va le faire. Des discussions vont être tenues avec les différents acteurs. Surtout que le Sénégal a eu la chance d’avoir un président de la République qui est Inspecteur des impôts. De même que le Premier ministre et le ministre des Finances. Ils savent tous où trouver de l’argent à travers une politique fiscale capable de relever le défi. Ils savent aussi comment combattre la fraude, l’évasion fiscale et comment des gens combinent pour échapper au paiement de l’impôt. Tout l’argent détourné sera récupéré et mis là où il faut.
En mettant l’accent sur les diplômes et pedigrees des ministres, c’est comme si les jeunes qui s’étaient engagés pour le triomphe de votre Projet au péril de leur vie sont désormais relégués au second plan…
Ceux qui sont autour du Président et du Premier ministre sont des techniciens qu’on appelle «technocrates». Mais fondamentalement, ce qui guide l’action gouvernementale, c’est le projet. Il ne faut pas s’arrêter simplement sur la technicité des agents mais plutôt savoir qu’est-ce qui les anime. Et ça, c’est la vision que nous avons, celle que le peuple nous a demandé d’appliquer.
De votre expérience sur la scène politique depuis l’ère Senghor, qu’est-ce qui, d’après vous, a été déterminant dans le sacre de Sonko, contrairement à certaines de ses références comme Cheikh Anta Diop et Mamadou Dia ?
Ce sont deux périodes différentes. Nous, nous sommes sur le terrain politique depuis 1957. Je militais au sein du Parti africain de l’indépendance (Pai). Nous étions à l’époque dans les rangs de ce parti qui s’activait pour une indépendance nationale réelle. Les conditions de lutte étaient très difficiles. La population n’était pas nombreuse. Le Sénégal ne comptait que 3 millions d’habitants dont les 80 à 85% vivaient dans la campagne. L’école n’était pas si diffusée. L’information aussi ne circulait pas comme c’est le cas de nos jours. L’internet n’existait pas au Sénégal. Nous étions dans la clandestinité politique. On ne pouvait communiquer qu’à travers des tracts. Et ces tracts, pour les amener de Dakar à Ziguinchor, par exemple, ça prenait une semaine de trajet. Il n’y avait qu’un seul media public où nous étions censurés. Or, l’avènement de Ousmane Sonko est tombé à l’ère des réseaux sociaux. Son message est reçu dans l’instantanéité dans tous les quatre coins du pays. Les gens sont informés en temps réel. Contrairement à certains de ses devanciers, il a vite compris qu’il fallait beaucoup communiquer sur la langue nationale pour toucher toutes les sensibilités.
Politiquement, il a été beaucoup plus stratège donc ?
C’est avec l’apport des réseaux sociaux qu’il a allumé les esprits. Mais les précurseurs de ce combat n’ont pas démérité. Et c’est l’occasion de leur rendre hommage dans cette consécration politique du 24 mars 2024. Parce que c’est également le fruit de l’engagement des figures emblématiques de la Gauche. Ils ont essayé d’élever la conscience du peuple. On peut citer le Pra-Sénégal avec Amadou Makhtar Mbow et Abdoulaye Ly, la Ld/Mpt de Abdoulaye Bathily, le Rta-S de Momar Samb, le Pai de Majhemout Diop, Aj/Pads de Landing Savané et autres. C’est important d’engranger cette victoire dans leur action.
L’offre programmatique du Pastef relative à la sortie du Franc Cfa est-elle réalisable au cours de ce premier mandat de Diomaye ?
Tout est réalisable. Il faut juste avoir la volonté de le faire. On n’a tellement habitué les gens au Franc Cfa que le fait même de dire que nous allons en sortir est jugé catastrophique. Certains s’écrient en se bouchant les oreilles pour vous signifier que vous êtes en danger. Or, la France avait colonisé le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Cambodge, le Vietnam. Tous ces pays ont pu créer leur propre monnaie, pendant que nous, sommes toujours plongés dans de graves difficultés économiques dues en grande partie à cet instrument. Donc, le Sénégal peut bien sortir du Franc Cfa et battre sa propre monnaie avant la fin du premier mandat du Président Diomaye Faye. Nous avons des économistes chevronnés capables de réaliser cette idée.
En tant que membre du mouvement Frapp, vous êtes de ceux qui ont toujours dénoncé la présence d’une base militaire française à Dakar. Sur cette question, quelle doit être maintenant la posture de ce régime auquel vous-appartenez ?
Nous sommes pour le départ de l’armée française au Sénégal. Qu’ils dégagent, c’est un signe de la souveraineté. Cette présence est une façon de nous dire que nous ne sommes toujours pas indépendants. D’ailleurs qu’est-ce qu’ils font là ? Vous ne verrez jamais de militaires sénégalais en France. Aujourd’hui on parle de souveraineté militaire et même alimentaire et numérique. Qu’ils dégagent ! Il faut qu’ils dégagent !
À quelques mois seulement de la production des premiers barils de pétrole au Sénégal, l’engagement de Sonko de renégocier les contrats avec les firmes étrangères ne s’avère-t-il pas une aventure périlleuse pour notre pays ?
C’est le peuple qui demande la renégociation de ces contrats. Et nous allons le faire en application d’une nouvelle politique de partenariat gagnant-gagnant. Parce que ce sont nos richesses à l’image du Zircon, de l’or et du Fer. Et on ne peut plus continuer à les voir extraire et transférer à l’étranger au détriment de l’intérêt national. Leur exploitation sur place peut générer des milliers d’emploi. Alors que si nos jeunes qui meurent en Méditerranée pouvaient obtenir du travail dans des industries au Sénégal, ils n’allaient pas tenter une telle aventure.
Au regard des résultats de cette élection présidentielle, Amadou Ba, qui est devenu de facto, le chef de l’opposition, peut-il prétendre aux égards et honneurs dus a son rang ?
Bien sûr ! Au nom de la rupture, nous, nous allons appliquer les dispositions constitutionnelles. S’il veut rester chef de l’opposition, parce que c’est le peuple qui l’a décidé à travers le vote, il pourrait avoir tous les égards et honneurs dus a son rang. D’ailleurs, personnellement, je vais m’employer pour ça afin qu’il bénéficie des avantages de son statut de chef de l’opposition. Parce que nous, nous n’avons peur de personne. L’argent qu’on va lui donner n’appartient pas non plus au Pastef ni au président de la République. Il appartient au peuple et sera budgétisé.