LE NÉOLIBÉRALISME EST POUR LES DOMINANTS COMME UN RÊVE MERVEILLEUX
La sociologue et romancière, Sandra Lucbert interroge la narration néolibérale de notre monde, ce qui en fait un récit aliénant et hégémonique sans même que nous le percevions, à travers son dernier livre "Le ministère des contes publics" - ENTRETIEN

Indispensable : c’est le mot qui vient à l’esprit pour qualifier le percutant texte de Sandra Lucbert, Le Ministère des contes publics qui vient de paraître dans la Petite Jaune de Verdier. Poursuivant avec encore plus de force le travail d’investigation ouvert dans Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert interroge la narration néolibérale de notre monde, ce qui en fait un récit aliénant et hégémonique sans même que nous le percevions. C’est pour sortir de ce conte, notamment sur la Dette Publique, que son texte offre les moyens ardents d’un réveil : sortir du rêve de l’autre mais avec les moyens de la littérature même, de la critique littéraire. C’est la littérature qui, plus que jamais est au cœur de son travail pour mieux se saisir du monde. Autant de questions que Diacritik ne pouvait manquer d’aller poser, le temps d’un nécessaire grand entretien, à Sandra Lucbert.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre fort livre, Le Ministère des contes publics, qui vient de paraître. Comment s’est imposée à vous la nécessité de réfléchir, par la littérature et depuis la littérature, à l’emprise de la dette publique sur nos vies ? Vous évoquez sans attendre un numéro spécial de l’émission télévisée, C dans l’air qui portait notamment sur la visite du préfet dans la Drôme en raison du décès d’un nouveau-né, conséquence directe de la politique de fermeture des maternités : est-ce à ce moment précis que vous avez décidé d’écrire sur ces discours des comptes publics ? En quoi cette émission a-t-elle été le cristal politique d’un constat plus large ? Enfin, en quoi s’agissait-il pour vous de prolonger sinon d’approfondir les analyses que vous aviez menées dans votre précédent texte, Personne ne sort les fusils ?
S’il s’agit de faire une genèse, il faut remonter à Nuit Debout, où j’ai découvert l’étendue de mon ignorance des questions macro-économiques. Des questions — celles du capitalisme contemporain — dont on peut dire (et c’est un euphémisme) qu’elles pèsent sur l’existence collective. Comment comprendre ce que nous vivons sans comprendre par quoi nous sommes affectés ? Tout mon effort littéraire depuis consiste donc à essayer de produire pour d’autres ce qui s’est passé pour moi alors et depuis : une conversion du regard. Ou, pour le dire autrement : construire une intelligence de l’ennemi. Je cherche des moyens de rétablir imaginairement et analytiquement les chaines causales entre les structures du capitalisme financiarisé et la destruction progressive de tout un ordre social et naturel.
La question, c’est : comment faire ça en littérature ? Comme je venais du roman, j’ai d’abord cherché à faire apercevoir les déterminations structurelles par la narration. Plus précisément, je me suis engagée dans un roman sur le sujet même du Ministère : la démolition d’un ordre social par l’outil disciplinaire de la dette à rembourser. Mais très vite j’ai senti que je me fourvoyais, le résultat n’était pas satisfaisant.
C’est la catalyse du Procès France Télécom qui m’a fait complètement changer de technique d’écriture. Au fond, la plasticité textuelle s’est imposée comme seule capable de donner forme à la rage que m’a inspirée le spectacle des audiences. Car là où devait se jouer la mise en accusation du néolibéralisme, le néolibéralisme régnait : la direction imprimée au procès limitait son efficace – pour ne pas dire tout simplement qu’elle l’annulait. C’est cette direction selon les structures de la liquidité financière, rendue manifeste par ce procès enlisé dans ce qu’il devait juger, que j’ai voulu faire apparaître. Il s’agissait fondamentalement d’orienter la colère contre les véritables causes (toujours agissantes) des plans managériaux.
Des Fusils au Ministère, je ne suis pas sortie du capitalisme financiarisé : je suis revenue à la ligne dette publique. Car la finance a deux « lignes ». Le cas France Télécom, c’est la finance des entreprises, qui passe par les marchés d’actions, exige des entreprises la rentabilité pour l’actionnaire, s’abat sur les salariés. Et puis il y a la finance des entités publiques (des États essentiellement), qui passe par les marchés de dettes, exige des États la soutenabilité de la dette (le fameux ratio Dette/PIB, perçu comme l’indicateur de la capacité de l’État à rembourser). La première ligne massacre les salariés, la deuxième les services publics – rien n’échappe à sa tenaille.
Puisque j’avais trouvé une méthode adéquate avec la « branche entreprises », j’ai continué dans cette voie : user de toute technique, changement de registre, pastiche nécessaire, pour atteindre à la figurabilité des effets structurels. Restait à trouver un objet « concentrat » à démanteler qui soit aussi exemplaire que le procès France Télécom l’avait été pour la « branche entreprises ». J’ai donc cherché dans les médias, organe majeur de la stéréophonie néolibérale, et j’ai trouvé cette merveille de LCN (la Langue du Capitalisme Neolibéral que les Fusils m’avaient permis de dégager) : le spécial C dans l’air intitulé Dans le piège de la dette. Tous les porteurs et les ficelles du discours néolibéral sur la dette publique y sont rassemblés. J’ai alors conçu ce dispositif que je qualifierais de baroque — parce que l’objet me l’imposait. J’entendais suivre les chemins d’une métamorphose : celle d’une machine disciplinaire (pour ne pas dire : machine de guerre) néolibérale en contes de l’intérêt collectif.
Pourriez-vous avant d’entrer dans le vif du sujet, définir sinon expliquer l’expression sur laquelle repose votre essai « contes publics » : pourquoi écrire « contes » plutôt que « comptes » ? En quoi s’agit-il d’une fiction ?
Telle est précisément la métamorphose que j’évoquais à l’instant. A vrai dire, j’ai utilisé plusieurs manières d’attraper le passage des comptes aux Contes, mais toutes se comprennent par rapport aux « cliniques capitalistes » que j’ai placées au centre du livre : un pastiche d’étude psychanalytique des rêves dans le capitalisme financiarisé. L’analogie de ce que nous vivons avec un mauvais rêve s’est en effet imposée à moi pour mettre au jour l’opération de défiguration en quoi consiste le discours automatique de la dette publique.
Comme on sait, Freud distingue le contenu latent du rêve (ce qui s’y exprime comme visée pulsionnelle) et son contenu manifeste (la narration onirique dans laquelle elle s’exprime). Il définit en effet le rêve comme la libération des motions inconscientes réprimées par la censure à l’état de veille mais montre que les visées pulsionnelles doivent demeurer défigurées pour éviter le réveil. Dans l’analogie que j’établis, les comptes, ceux dont on nous épuise à longueur de media, appartiennent au contenu manifeste, c’est-à-dire à une narration onirique : des contes. Le néolibéralisme est pour les dominants comme un rêve merveilleux : une succession de satisfactions pulsionnelles toujours plus grandes, de moins en moins entravées par les lois et les institutions qui les avaient muselées après la deuxième guerre mondiale. Évidemment les dominants nous racontent cette vie de plaisirs de telle façon qu’elle soit méconnaissable : pour éviter notre réveil. Avec une histoire de comptes-très-objectifs : rien de plus indiscutable que des « faits » et des « calculs ».
Il s’agissait donc dans Le Ministère de dégager tout à la fois l’inavouable que les contes maquillent : la violence pulsionnelle du gavage financier, et les figures rhétoriques qui la rendent méconnaissable depuis quarante ans. L’efficace rhétorique de la défiguration en contes est le versant le plus évidemment littéraire de cette affaire de dette publique. Nous sommes tenus par un corpus d’histoires merveilleuses, d’une simplicité remarquable, dont la leçon générale est : il faut réduire la dette, sinon, ça va aller très mal. Les contes publics véhiculent ainsi une formation de sens automatique : LaDettePubliqueC’estMal. Indéfiniment répétée, elle est devenue aussi inquestionnable que le Il-faut-libérer-du-cash-flow de la privatisation sauvage de France Télécom.
Pour en venir au cœur de votre propos, d’emblée, vous affirmez que Le Ministère des contes publics doit se concevoir comme votre « participation à l’effort de réveil ». De fait, selon vous, les interventions du préfet évoqué plus haut ou encore celles de Gérald Darmanin doivent être saisies comme autant de moments d’hypnose collective, une manière de conte qui aident les enfants, le « peuple-enfant », dites-vous encore, à s’endormir et dormir debout. Il s’agit alors d’appréhender leurs différents discours comme on décrypte un rêve – ou bien plutôt le cauchemar insensible qu’ils font vivre aux uns et aux autres. Si bien que pour examiner ce dispositif, votre propos procède de deux manières, distinctes mais conjointes, dans l’effort de réveil.
La première consiste à faire apparaître ce qui, dans ces discours, sommeille et fait sommeiller. Votre propos ne cesse de se mettre en quête de scènes, à entendre comme en psychanalyse, comme autant de UrSzene, de manières de scènes primitives où se cristallisent des rapports de forces invisibles et insensibles. Afin de les faire apparaître et de les hisser à un niveau de visibilité, vous dites, sollicitant Montaigne, qu’il faut des truchements. Comment définir le truchement ? En quoi la littérature produit-elle des truchements ?
L’idée de réveil à susciter d’urgence est à comprendre selon ce que je viens de dire du rêve néolibéral dans lequel nous nous débattons, et je la lie explicitement dans les « Cliniques capitalistes » à cette remarque de Deleuze : « si vous êtes pris dans le rêve de quelqu’un d’autre, vous êtes foutu », et au passage de Lewis Carroll où Alice s’insurge à l’idée d’être prise dans le rêve du Roi rouge, repris en clôture du Ministère.
Que nous soyons foutus si nous ne nous extrayons pas du rêve des capitalistes, c’est encore trop peu dire. Car pour l’heure ce rêve nous détruit. L’école, l’hôpital, l’université, la recherche, la sécurité sociale, et tant d’autres choses (jusqu’à l’Office des Forêts), le capitalisme néolibéral dévaste tout, et nous avec dedans. Mais, et c’est sans doute le pire, l’acmé du cauchemar : cette pulvérisation s’accompagne de l’assurance donnée par les porteurs du discours hégémonique (depuis les gouvernants et les médias jusqu’aux proviseurs, aux conseillers pôle emploi et aux directeurs d’hôpitaux) que rien d’autre n’est visé que notre bien. On nous démolit pour notre bien. D’un rêve pareil, il importe de se sortir — et au plus vite.
Pour l’heure, nous sommes emprisonnés dans une scène de plus en plus suffocante dont la logique ensevelie nous échappe. Et pour cause : cette scène est celle d’une pulsionnalité déchaînée. Ou plus exactement, c’est la scène d’une pulsion qui a fait carrière, qui s’est donnée pour expression toute une organisation sociale : le capitalisme. Sur cette scène devenue réalité sociale, tout, humains, nature, est plié à la pulsion fondamentale, devenue pulsion directrice : l’extraction forcenée et illimitée du profit.
Ce que je travaille avec l’analogie du rêve, c’est donc cette opération que Marx appelait l’idéologie, et Gramsci l’hégémonie, à savoir : transfigurer (défigurer puis refigurer) les intérêts particuliers des dominants en intérêt général. Et si j’ai pris au mot Deleuze et Carroll, c’est bien pour les raisons de figurabilité que vous évoquez : pour s’extraire d’un cauchemar, il faut d’abord apercevoir qu’on est dans un cauchemar.